Courrier aux lecteurs

La brutalité de l’impérialisme américain

Merci d’avoir publié, dans l’édition 13 d’Horizons et débats, cette critique empathique et si instructive du livre « Une sortie honorable » d’Eric Vuillard. Silvia Nogradi y a remarquablement rendu l’atmosphère pesante que l’auteur est parvenu à instaurer par l’enchaînement des scènes ainsi que l’analyse des caractères des personnages, en recentrant son article sur ce qui est au cœur du livre, la guerre d’Indochine.
    Ce rappel m’a incité à ressortir de ma bibliothèque le livre que j’avais lu lors de sa parution en 2022. A la relecture, il m’est apparu encore plus impressionnant. Vuillard rend palpables des éléments cruciaux pour l’évolution qu’a prise notre histoire récente et les présente sous un jour autant fascinant que souvent choquant. Ainsi, les retombées des terrifiantes activités des frères Allan et John Foster Dulles, qui ont impacté l’Indochine, l’Amérique latine, l’Afrique et l’Europe et dont les conséquences pèsent encore aujourd’hui sur tant de victimes. Le point de départ est la visite à Paris, le 21 avril 1954, de John Foster Dulles, alors Secrétaire d’Etat américain, à un moment où l’armée française est en pleine déroute en Indochine. Dulles fait alors au ministre français des Affaires étrangères Bidault, complètement abasourdi, l’offre suivante: «Et si je vous en donnais deux?» […] «Deux quoi?» […] «Deux bombes atomiques …» (pour «sauver» les forces françaises embourbées à Dien Bien Phu, p. 94 et suivantes). Bidault, qui en avait pourtant déjà vu et vécu de toutes les couleurs dans la Résistance, a eu bien du mal à conserver son sang-froid.
    Pour mieux cerner ces personnages, Vuillard évoque également leurs antécédents familiaux respectifs et la jeunesse des deux frères Dulles: John Foster est le frère d’Allan, directeur de la CIA et en même temps petit-fils et neveu des 32e et 42e secrétaires d’Etat américains, dont l’un des aéroports de Washington, «Washington-Dulles» porte le nom.
    Bidault, lui, se situe socialement dans les parvenus; son père étant agent d’assurance et ses soutiens se recrutent parmi les  petits propriétaires terriens catholiques. Dulles, par contre, dispose d’un entourage familial et social bien intégré dans le monde  des multinationales de l’époque dans le sillage duquel on retrouve non seulement quantité de documents, mais aussi de nombreux cadavres politiques.
    Avec son frère, il a contribué à renverser le Premier ministre iranien Mossadegh après que ce dernier ait eu l’idée, malencontreuse aux détenteurs du pouvoir d’alors, de nationaliser la production pétrolière en Iran. Allan Dulles a débloqué un million de dollars pour que la compagnie pétrolière anglo-persane conserve la haute main sur le pétrole, rendant également impossible toute réforme démocratique en Iran. Le mot d’ordre de cette opération fut, mot-à-mot, le suivant: «Cible – le Premier ministre Mossadegh et son gouvernement. Objectifs – provoquer par des méthodes légales ou quasi légales son renversement et son remplacement par un gouvernement pro-occidental sous l’autorité du Shah». (p. 96, édition allemande)
    Simultanément, alors que Foster Dulles se trouve à Paris, se déroule au Guatemala et sous sa responsabilité une opération destinée à empêcher la réforme agraire du président Guzman, laquelle menace les intérêts de la United Fruit Company américaine, représentée par l’un des plus grands cabinets d’avocats: celui des frères Dulles, par ailleurs actionnaires de la United Fruit Company. Le pays est ainsi livré à une Junte militaire et entre dans une longue période de violence qui fait des centaines de milliers de morts.
    Sept ans plus tard, le 17 janvier 1961, Dulles est au Katanga, dans l’ex-Congo belge récemment indépendant. Vient alors le récit de l’assassinat de Patrice Lumumba. Ce chapitre est également caractéristique de la démarche analytique de Vuillard, si bien définie par Silvia Nogradi. On y trouve des aspects biographiques de la personnalité de Lumumba, une description de la condition absolument inhumaine des hommes travaillant dans les mines de cobalt et de cuivre ainsi que de la pollution environnementale.
    S’y ajoute la torture et l’assassinat de Lumumba et de ses compagnons conformément au modèle bien rodé de la CIA. Christopher Simpson écrit à ce sujet dans son livre «Der amerikanische Bumerang» (Vienne 1988): «L’équipe de la CIA […] était le même directoire de recherche scientifique qui avait développé les poisons d’un genre nouveau utilisés dans les tentatives d’assassinat de Fidel Castro et de Patrice Lumumba». (p. 185)
    Qui se souvient encore de la propagande occidentale dirigée contre Lumumba? On nous le décrivait comme le diable en personne.
    Eric Vuillard lui rend hommage dans son livre, un hommage tardif placé dans une optique historique et humaine. Il parvient à évoquer l’exécution de Lumumba (abattu après avoir été sauvagement torturé) de sorte que l’homme ainsi maltraité se dresse devant nous dans toute sa dignité, porteur d’une juste cause. (p. 97-103)

Rita Müller Hill, Cologne

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