Daniel Ellsberg, ou comment parvenir à l’éveil de conscience

par Patrick Lawrence

Daniel Ellsberg n’aurait jamais pu parvenir à faire publier les Pentagon Papers s’il n’avait pas d’abord accompli une chose beaucoup plus importante: à savoir reboussoler sa vie, sa façon de vivre et les buts qu’il se fixait.

Parmi tout cee qui a été écrit et dit sur Daniel Ellsberg depuis sa mort le 16 juin, court une fine ligne rouge qu’il ne faut surtout pas négliger, une histoire qu’Ellsberg a lui-même racontée mieux que personne. C’est une histoire qui nous invite tous à en tirer des enseignements, et à la lumière de laquelle Ellsberg se montre tout autant un exemple à suivre qu’un courageux homme de conscience. Comme il l’a lui-même déclaré lors d’une interview il y a quelques années, «le courage est contagieux».
    Je me souviens de cette histoire, à laquelle Ellsberg n’avait pas donné ni titre ni mention particulière, mais il aurait pu et c’est pourquoi je prends la liberté d’utiliser ses propres mots pour la décrire comme «l’éveil de conscience de Dan Ellsberg».

Rencontre avec Gary Snyder

En 1970, un peu moins d’un an avant de remettre les Pentagon Papers au New York Times, au Washington Post et au Boston Globe, Ellsberg s’est rendu en Californie, à Nevada City, une petite agglomération située à 150 miles à l’intérieur des terres au nord de San Francisco, et a frappé à la porte de la maison de Gary Snyder, l’un des poètes les plus brillants de la BeatGeneration. On peut en déduire avec certitude qu’à cette date, Ellsberg avait les Pentagon Papers – alors encore ultrasecrets – dans sa voiture, comme il écrit dans «The First Two Times We Met», un essai paru dans un recueil consacré à la vie et à l’œuvre de Snyder, intitulé Dimensions of a Life (Sierra Club Books, 1991): «Je ne lui ai rien montré des documents que j’avais dans le coffre afin de ne pas l’impliquer, mais je lui ai laissé entendre qu’il était de toute façon impliqué dans le processus de ma prise de conscience. Je voulais l’en remercier».
    Essayons d’imaginer: combien de temps Ellsberg a-t-il roulé ce jour-là, juste pour aller à l’improviste frapper à la porte d’un poète renommé, simplement pour lui dire merci? Merci pour quoi? Qu’avait fait Snyder, et quand, pour mériter une telle gratitude?

Comme il l’a souvent raconté par la suite, Ellsberg a rencontré Snyder à Kyoto en 1960, la première des deux fois mentionnées dans son essai. Snyder était alors à mi-parcours d’une décennie d’étude du bouddhisme zen sous la tutelle d’Oda Sesso Roshi. A l’époque, Ellsberg vivait à Tokyo, où il développait des politiques concernant l’utilisation de l’armement nucléaire pour l’Office of Naval Research (Bureau de recherche navale). Ellsberg raconte que les deux hommes se sont rencontrés par hasard dans un bar près de Ryoanji, le monastère zen au célèbre jardin. Inspiré par un passage qui y faisait référence dans les Dharma Bums, le roman de Kerouac, il s’était alors rendu à Kyoto plus ou moins en touriste.
    Il faut se représenter la scène: lire Kerouac, aller dans l’endroit dont il parle et là, rencontrer l’un de ses plus proches amis. De ce que j’en ai lu, la Guerre du Vietnam était au centre de toutes les conversations et Ellsberg en était encore un fervent partisan. Snyder, qui avait entre-temps acquis la sérénité impertubable des moines auprès desquels il avait étudié, en parlait du point de vue adverse. Ils se sont bien entendus, de manière un peu improbable selon notre point de vue. Le lendemain, ils ont déjeuné ensemble, poursuivant la conversation entamée la veille. Dix ans plus tard, Ellsberg dira que sa rencontre avec Snyder a marqué son eveil de conscience. Et c’est pour cela, nous pouvons le supposer, que le technocrate employé à la Défense a parcouru tout ce chemin pour remercier le poète. Il y a là quelque chose d’émouvant.

1969, l’année du mouvement
de résistance à la guerre du Vietnam

Neuf ans après la rencontre à Kyoto et un an avant la réunion à Nevada City – nous sommes en août 1969 – Ellsberg participe à un rassemblement parrainé par la War Resisters’ League (cette bonne vieille WRL). C’était au Haverford College. Il faut croire qu’Ellsberg avait déjà atteint un certain stade dans son processus de prise de conscience. En effet, sinon pourquoi se serait-il trouvé là? Parmi les orateurs de ce soir-là, figurait un militant anti-guerre du nom de Randy Kehler, qui allait bientôt être emprisonné sans se plaindre, pour avoir rendu son ordre d’incorporation et refusé toute coopération avec le Selective Service System.
    Entre parenthèses, on a continué à mener la vie dure à Kehler bien après qu’il ait purgé sa peine de prison, qui a duré près de deux ans. Après qu’il ait longtemps refusé de régler ses impôts à titre de protestation contre le budget du Pentagone, le gouvernement fédéral a saisi en 1989 la maison des Kehler à Colrain, une petite ville du nord du Massachusetts. C’est Chris Appy, l’historien de l’UMass spécialiste de la guerre du Viêt Nam, qui m’a raconté cette histoire bien des années après les faits.

Une soudaine conversion

Cette soirée à Haverford a joué un rôle important dans la décision ultérieure d’Ellsberg de photocopier les Pentagon Papers et, deux ans plus tard, d’en faire ce que nous savons tous. Bien des années plus tard, Ellsberg a raconté son expérience à Marlo Thomas, l’actrice, militante à ses heures. «J’ai quitté l’auditorium et j’ai cherché des toilettes où il n’y ait personne. Là, je me suis assis par terre et j’ai pleuré pendant une heure – en étant carrément en sanglots. C’est la seule fois de ma vie où j’ai eu ce genre de réaction.»
    Demandons-nous, à ce stade, qui pleurait sur le carrelage des toilettes publiques à Haverford, et cela pour nous permettre d’appréhender ce moment à sa juste valeur. S’agissait-il du «marine» enthousiaste qu’avait été Ellsberg, du théoricien de guerre de la RAND, du technocrate qui avait fait le tour du carnage au Viêt Nam, de l’analyste du ministère de la Défense? Ou était-ce plutôt le personnage qu’Ellsberg sentant naître en lui, pleurant tout ce qu’il avait été et tout ce qu’il avait fait jusqu’à ce moment-là – dans la présomption que le marine et l’analyste se soient dissipés, ce soir-là?
    Le récit que donne Ellsberg de cette soirée rappelle celui de Saul sur le chemin de Damas, tel qu’il est relaté dans les Actes des Apôtres (9). Dans les deux cas, il y a eu un effondrement, puis une épiphanie et une brusque conversion. Ensuite, dans les deux cas, tout a changé. Saul est devenu Paul et, quoi que vous en pensez , saint Paul a changé le cours de la civilisation occidentale. Ellsberg, il faut bien le dire, a passé le reste de sa vie à essayer de faire la même chose.

Etre maître de sa propre vie

Je reviens maintenant sur les propos d’Ellsberg relatés et repris dans sa contribution au livre publié en son honneur par les amis de Gary Snyder. Ce qui l’a le plus marqué lors de sa première rencontre avec le poète, c’est son intuition: Il a vu quelqu’un «qui était maître de sa propre vie, un modèle selon lequel une vie doit être vécue». Pour moi, ce commentaire est fondamental. En effet, il justifie le long trajet d’Ellsberg jusqu’à Nevada City, dix ans plus tard. Et il nous dit ce qui est arrivé plus tard à Ellsberg, au sens le plus large du terme. Lorsque nous pensons à la place occupée par Ellsberg dans la sphère publique, force est de constater que la publication des Pentagon Papers est la chose la plus importante qu’il ait jamais faite. Mais nous ne devons pas oublier qu’il n’aurait jamais pu le faire s’il n’avait pas d’abord accompli une chose de bien plus importante: s’il n’avait pas changé sa vie – la façon dont il l’a vécue et ce qu’il en faisait.
    En d’autres termes, même si sa prise de conscience était loin d’être achevée, sa rencontre fortuite avec un poète de la «génération beat» a largement contribué à la déclencher. Ce «processus de mon éveil de conscience» est l’histoire la plus authentique qu’Ellsberg puisse nous raconter et celle dont nous pouvons tirer des enseignements.

Vivre sans retour en arrière possible

Comme dans l’histoire de Saint Paul, cet éveil a été à l’origine de tout ce qu’Ellsberg a pu accomplir par la suite, après ce qu’on peut appeler au sens figuré, sa chute de cheval sur le chemin de Damas. C’est cette prise de conscience – concernant essentiellement la différence entre vérité et mensonge – qui lui a permis d’envisager la perspective d’une vie en prison avec un remarquable sang-froid, voire une certaine sérénité. Il savait, au moment où il a été confronté à cette perspective, qu’il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Une fois réveillé, on ne peut plus se rendormir, selon le célèbre extrait d’Eschyle:

Parvenir à la connaissance, c’est souffrir.
Et même dans notre sommeil,
La douleur qui ne se laisse pas oublier
S’écoule goutte à goutte sur notre cœur,
Et du fond de notre propre désespoir,
Contre notre volonté,
Nous atteignons la sagesse
Par la terrible grâce de Dieu.

Ellsberg l’avait bien compris. Il était tout à fait conscient que s’éveiller signifie souffrir et qu’il avait besoin d’être épaulé par d’autres dans son cheminement vers l’état de conscience. L’extrait d’une interview réalisée en 2006 en dit long:
    «Autant que possible, j’aimerais qu’on repense et remodèle la conscience collective… Les personnes qui ont déjà opéré cette conversion sont d’une aide précieuse. Dans mon cas, il a été crucial de rencontrer des gens qui partageaient cet état d’esprit, prêts à aller en prison plutôt que de participer à ce qu’ils considéraient comme une guerre injuste. Le courage est contagieux, et le fait d’entrer en contact ou de s’exposer à des personnes qui prennent ces risques est essentiel lorsqu’on désire entreprendre soi-même ce premier pas.
    «Entreprendre soi-même ce premier pas.» Génial! Tel est le don qu’Ellsberg avait de plus précieux à nous offrir, ce que nous pouvons apprendre de lui et intégrer le plus directement dans notre propre existence. L’histoire d’Ellsberg, celle qu’il a racontée en relatant les incidents mentionnés ici – Kyoto, Nevada City, Haverford – est en partie celle du renoncement. Il a dû renoncer au marine enthousiaste et au stratège militaire accompli. Cela impliquait pour lui de renoncer à toute une conception du monde. Cela l’a amené à pleurer sur le sol des toilettes publiques.
    Mais son histoire est aussi celle d’une adhésion, d’une transcendance, d’une maîtrise de soi, d’une vie digne d’être vécue.

La première action consciente d’Ellsberg a été de lever le voile sur l’inutile barbarie de notre aventure au Viêt Nam. Rares sont ceux d’entre nous qui auront un jour l’occasion de réaliser un acte d’une telle envergure. Mais chacun d’entre nous, s’il en a le courage, peut agir pour la cause de l’humanité avec autant de sincérité, de fidélité et de loyauté que l’a fait Ellsberg. Il ne faut pas se faire d’illusions: la plupart d’entre nous préfèrent la léthargie irresponsable. Mais pour ceux qui le veulent, il est possible de choisir de se réveiller. Nous pouvons assumer les contraintes qu’a toujours impliquées la connaissance, comme Dan Ellsberg nous l’a montré tout au long de sa propre existence.

Source: https://scheerpost.com/2023/06/27/patrick-lawrence-ellsberg-and-the-process-of-my-awakening/  et
https://thescrum.substack.com  du 1/07/23

(Traduction Horizons et débats

Daniel Ellsberg et les «Pentagon Papers»

ef.Daniel Ellsberg, né le 17 avril 1931 à Chicago, a grandi à Détroit. Il a étudié l’économie à l’université de Harvard (1952) et au King’s College de l’université de Cambridge. De 1954 à 1957, il a servi comme officier dans le corps des Marines américains. De 1957 à 1959, Fellow à Harvard, il y a obtenu son doctorat (Ph. D.) en 1962 avec une thèse sur «Risk, Ambiguity and Decision» (Risque, ambiguïté et décision). En 1959, il a occupé un poste d’analyste à la RAND Corporation – travaillant pour le compte du Pentagone — ensuite, à partir de 1964, Ellsberg a travaillé au Pentagone sous la direction du ministre de la Défense Robert McNamara.
    De 1965 à 1967, Ellsberg a passé deux ans au Vietnam. C’est là qu’il a compris que les Etats-Unis ne pouvaient pas gagner la guerre du Vietnam. Presque tout le monde au Pentagone le savait, mais pour des raisons de carrière et de politique, personne ne voulait l’admettre publiquement. Contre toute attente, l’Etat-Major de McNamara affirmait dans ses communications officielles à la presse que la guerre du Vietnam se terminerait rapidement et sans grandes pertes, ou bien que les Etats-Unis et le Sud-Vietnam, leur allié, seraient victorieux. En 1967, Ellsberg revint à la RAND Corporation. Durant cette période, il eut accès à des documents classifiés du plus haut niveau de confidentialité du Pentagone. Ces documents, rédigés à la demande du Pentagone, démontraient l’implication des Etats-Unis dans des «sales magouilles» et des actions illégales depuis 1945, sous les présidences de Truman, Eisenhower, Kennedy, Johnson et Nixon. Ils prouvaient que les présidents américains successifs avaient menti au peuple américain et que, contrairement à ce qui avait été déclaré publiquement, les Etats-Unis étaient déjà depuis 1945 impliqués dans la guerre d’Indochine, puis dans celle du Vietnam. Ils avaient mis sur pied des opérations spéciales (sous faux pavillon), diffusé des «fake news» et publié des récits montés de toutes pièces par leurs ministres de la défense respectifs.
    En juin 1971, au plus fort de la guerre du Vietnam, Daniel Ellsberg fit parvenir au «New York Times» et au «Washington Post», entre autres, les «Pentagon Papers». Il avait auparavant photocopié 47 classeurs contenant au total 7000 pages d’enregistrements confidentiels. Après la publication de trois épisodes des «Papers» dans le New York Times, Nixon fit, par ordonnance de référé, interdire d’autres articles de presse. Ellsberg avait remis des documents à 18 autres journaux qui se virent également interdire de publication. Pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, le gouvernement était parvenu à interdire les reportages d’un journal par décision de justice. Le 30 juin 1971, la Cour suprême des Etats-Unis rendit un arrêt de principe annulant les interdictions de publication, les jugeant non conformes à la Constitution.
    Deux jours avant le verdict, le 28 juin 1971, Daniel Ellsberg se présenta au tribunal : «J’ai eu le sentiment qu’en tant que citoyen américain, en tant que citoyen responsable, je ne pouvais plus contribuer à cacher ces informations au peuple américain. Je l’ai clairement fait à mes risques et périls et je suis prêt à assumer toutes les conséquences de cette décision.»
    Ellsberg fut inculpé en vertu de l’Espionage Act de 1871 (le même Espionage Act sous lequel est poursuivi Julian Assange) pour espionnage, vol et conspiration, ce qui aurait pu lui valoir 115 ans de prison. Henry Kissinger, à cette époque Conseiller à la sécurité nationale de Nixon, qualifia Ellsberg d’«homme le plus dangereux d’Amérique».
    Son procès se déroula en 1973. L’avocat d’Ellsberg réussit à prouver que le gouvernement avait procédé à des écoutes illégales et que l’accusation avait dissimulé des preuves cruciales à la défense. Le procès dura quatre mois et se termina par le rejet de toutes les accusations. Ellsberg devint alors le lanceur d’alerte le plus célèbre de l’histoire des États-Unis. Les Pentagon Papers furent notamment à l’origine de l’amendement du «Freedom of Information Act», qui permet aux civils qui en font la demande de consulter des documents du gouvernement américain.
    Après la publication des Pentagon Papers, Ellsberg a poursuivi son engagement politique contre les guerres. Jusqu’à la fin, il a tenu des conférences dans le monde entier, portant notamment sur les agissements du gouvernement américain en Irak, et a publié de nombreux livres.
    Il s’est fermement engagé en faveur de la plateforme de dénonciation WikiLeaks. À plusieurs reprises, il a rendu visite à Julian Assange dans son ancien refuge de l’ambassade d’Equateur à Londres. En mars 2023, Daniel Ellsberg a annoncé, tout en remerciant tous ses amis et alliés qui l’avaient soutenu, qu’on lui avait diagnostiqué un cancer du pancréas inopérable et qu’il ne lui restait plus que trois à six mois à vivre. Il a cependant toujours été disponible pour des interviews, des entretiens et des conférences. Il est décédé le 16 juin 2023 à l’âge de 92 ans.

Source: Alfred de Zayas. «Les leçons non tirées des Pentagon Papers». Dans: Horizons et débats n° 5 du 7/03/23

Arte a diffusé le 21 avril 2010 un documentaire très instructif sur Daniel Ellsberg, qu’on peut regarder sur: https://www.youtube.com/watch?v=jG 7QVA0VKMs 

(Traduction Horizons et débats)

 

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