Conséquences d’une économie sans éthique

par Christian Kreiβ*

L’époque de la croissance économique réelle et permanente dans le monde occidental appartient au passé. Nous sommes à un tournant séculaire. Malgré les inventions et les progrès techniques toujours plus nombreux, malgré une productivité du travail en augmentation perpétuelle, il est peu probable que nous assistions à une nouvelle croissance économique réelle qui augmenterait la prospérité pour la majorité de nos populations à l’avenir. Nous assisterons même à une décroissance de notre prospérité réelle pour la majeure partie des habitants du monde occidental et de nombreux autres pays.

Engagée dans la lutte acharnée contre les maladies de civilisation en augmentation progressive, l’Europe se trouve actuellement dans un processus de bureaucratisation, dévitalisation et de surveillance à Vitesse. Lentement mais inéluctablement, l’économie s’alourdit de plus en plus en charges improductives, si bien qu’elle finira, le moment venu, par s’essouffler. La phase d’amélioration semble se dissiper. Avec un peu de chance pourrons-nous peut-être maintenir le niveau atteint pendant quelques décennies de plus.

Exemples

Le constat que de nombreux pays se trouvent ou se trouveront dans une phase de stagnation, voire de décroissance réelle de la prospérité, peut sembler peu pertinent à première vue. Voici donc quelques preuves empiriques pour étayer ce constat au travers de l’exemple des Etats où l’évolution européennes anticipée s’est déjà largement réalisée, et ceci depuis des années.
    Si l’on se réfère au produit intérieur brut (PIB) par habitant, ajusté au pouvoir d’achat et officiellement affirmé, au cours des 14années passées, la Grande-Bretagne, l’Afrique du Sud, le Mexique et le Japon ont connu une croissance économique pratiquement nulle par habitant. Le Brésil stagne depuis 10 ans, tandis que, selon les données du gouvernement, les Italiens se retrouvent réduits aujourd’hui à un niveau de vie plus modeste qu’il y a 20 ans.
    En Allemagne, le PIB par habitant, ajusté au pouvoir d’achat, a officiellement augmenté de 11,6% entre 2007 et 2021. Résultat pas si mauvais, semble-t-il. Une étude de 2016 de la Fondation Hans Böckler se prononçant sur une période un peu plus lointaine a abouti à des résultats très différents. Les scientifiques proches des syndicats ont comparé le PIB à leur propre indicateur de prospérité, l’Indice national de la prospérité (INP). Ils ajustent le PIB en lui ajoutant des composants de distribution comme le travail bénévole et en déduisant les activités de réduction des risques telles que les coûts dus à la criminalité, à la pollution, aux nuisances sonores, etc.
    Entre 1991 et 2014, le PIB réel de l’Allemagne aura augmenté de 34,3%. Or, sur la même période, l’indice national de la prospérité, corrigé par l’INP, n’a augmenté que de 4,4%. Ce qui aboutit à une différence considérable, soit presque un tier. Par conséquent, la prospérité réelle de la majorité des Allemands n’a pratiquement pas augmenté au cours de ces 25 années, bien que le PIB réel ait augmenté d’un tiers. Nous voilà donc devant un résultat bouleversant qui soulève des questions.
    Ayant intégré les corrections proposées par la Fondation Hans Böckler, il est fort probable que l’indice de la prospérité de l’Allemagne entre 2007 et 2021 fasse état d’une décroissance réelle, au lieu de la croissance économique de 11,6%, divulguée officiellement tous azimuts. Les résultats publiés en 2016 par la fondation proche de la mouvance syndicale soulignent l’affirmation faite plus haut, à savoir qu’en réalité, la majeure partie de la population est peut-être déjà entrée dans une phase de stagnation de la prospérité depuis longtemps. Seulement, les statistiques officielles ne nous en soufflent pas mot.
    Mais les gens qui observent les réalités économiques de la vie quotidienne le ressentent tout de même. Par exemple, ils sont nombreux à se demander pourquoi aujourd’hui, il n’est plus possible pour de nombreuses jeunes familles de subvenir à leurs besoins quotidiens si seul un des deux parents travaille pour financer la famille et pourquoi, pour des raisons économiques, il est souvent obligatoire que tous les deux travaillent, alors que du temps de nos parents, où on attestait officiellement avoir été beaucoup moins aisés financièrement, cette contrainte était plutôt rare.
    Les six premiers pays cités précédemment se trouvent donc officiellement dans un état de stagnation économique généralisée, voire de décroissance du niveau de vie matériel réel depuis des années déjà. L’Allemagne se trouve probablement dans une phase de stagnation de sa prospérité réelle depuis de nombreuses années. En appliquant la méthode de l’indice national de la prospérité proposée de la Fondation Hans Böckler à ces six économies nationales, on obtiendrait très probablement des résultats bien pires que les chiffres officiels du PIB décrits ci-dessus. Il est probable que dans ces pays, la prospérité réelle de la majorité de la population diminue depuis longtemps. Lorsqu’on discute avec des Italiens, ils le confirment généralement avec véhémence. Il en va de même pour les conversations avec des personnes originaires d’Afrique du Sud ou du Mexique.

Les causes de la fin
de la croissance économique

Selon moi, deux moteurs principaux nous conduisent vers le déclin. D’une part, le déclin de la santé. D’autre part, et c’est probablement la raison principale, la baisse des normes éthiques et morales.

1. Déclin de la santé, progression des maladies de civilisation
Si nous sommes de plus en plus malades, si les allergies, la dermatite névrodermite, le diabète, l’hypertension, les caries, le TDAH, l’obésité, l’arthrose, les rhumatismes, le cancer augmentent dès le plus jeune âge, nous avons besoin de toujours plus de personnel de santé et de médicaments. Officiellement, ces phénomènes augmentent la puissance économique puisque l’augmentation de ces services ou produits de santé accroît le PIB. En réalité, on est loin de d’augmentation réelle de la prospérité ou du bien-être, bien au contraire. Ainsi, on ne fait que «guérir» à grands frais, avec beaucoup de temps, d’énergie et de douleur, en essayant de retrouver l’état de santé antérieur ou du moins de ne pas le laisser s’aggraver davantage.

2. Baisse des normes morales et éthiques
Lorsque les normes morales et éthiques se détériorent dans une économie nationale, cette évolution amène des conséquences économiques graves, voire néfastes. Les facteurs clés en sont la confiance et la fiabilité. Au plus haut degré, notre économie est organisée sur la base de la division du travail. Les chaînes de production sont souvent très longues, s’étendant sur de nombreux pays et continents. Si un maillon se rompt, c’est toute la chaîne logistique qui ne fonctionne plus, comme nous l’avons appris, à nos dépens, pendant les «lockdowns». Où sont les facteurs intrinsèques qui font fonctionner les chaînes logistiques à grande et à petite échelle garantissant que tous les acteurs respectent les règles, que les délais de livraison et les critères de qualité soient respectés?
    Moins les personnes impliquées dans le processus économique respectent l’éthique et la morale, plus les coûts des transactions augmentent. Une telle évolution fait renchérir la production et la distribution des biens et des services. Plus les normes morales sont basses, plus les fraudes sont nombreuses. Opérations Cum-Ex, scandale du diesel, Wirecard, viande avariée, fraude à l’assurance, vin au glycol, évasion fiscale, fraude financière, réduction dissimulée de la durée de vie des produits, etc: la liste des petites et grandes fraudes, escroqueries et surenchères dans le quotidien économique est longue et ne cesse de s’allonger. Selon mes estimations, la criminalité économique, la malhonnêteté et la surenchère dans la vie économique sont en nette augmentation depuis des décennies et continueront à augmenter, en termes absolus et relatives.
    Comment ce déclin se manifeste-t-il concrètement dans notre vie? Prenons un exemple: Si la criminalité augmente en raison de la baisse des normes morales, nous avons besoin de plus en plus d’agents de police, de personnel de sécurité et de gardiens, de personnes qui fabriquent des caméras de surveillance et d’autres objets de sécurité comme des serrures, des verrous, des logiciels de sécurité, des armes, des appareils de protection et de défense ou des objets de défense. Il faudra également davantage d’avocats, de juges et de prisons. L’augmentation des prestations de ces personnes augmente certes le PIB, mais pas la prospérité réelle. Au contraire, lorsque la criminalité et la surveillance augmentent, les gens se sentent moins bien que lorsque les crimes étaient rares ou inexistants et que le PIB était plus bas.
    Une telle augmentation du PIB ne se traduit pas par une amélioration réelle de la vie des gens. On ne fait que «réparer», on essaie de rétablir l’état de sécurité et de confiance qui existait avant la montée de la criminalité, ou du moins de ne pas le laisser se dégrader davantage. En économie, on nomme ce type de biens ceux «regrettables».
    Si l’on veut maintenir la production malgré la baisse des normes morales, il faut des règles, des contrôles, une bureaucratie et des instruments ou du personnel d’application de plus en plus stricts, comme des surveillants, des caméras de surveillance, un contrôle de gestion, des avocats, des tribunaux et la police. Tout cela entraîne une augmentation des coûts de production. Plus les normes éthiques sont basses, plus il est coûteux de produire, plus il faut investir de ressources, de capital, d’esprit humain, d’énergie et de force vitale dans l’administration, le contrôle, la surveillance et la bureaucratie plutôt que dans des activités productives.
    En bref, plus l’égoïsme règne dans la vie économique et dans la société en général, plus la production de biens et de services devient difficile et improductive. Si les normes morales continuent de baisser, ce qui attend les économies européennes à moyen terme se montrera sous un jour impitoyablement cru, des scénarios semblables à la machination de la mafia en Sicile ou de leurs homologues dans certains bidonvilles en Amérique du Sud. Lorsque les éléments clés de la moralité et de la décence sont détruits, les systèmes mafieux et autres bandes criminelles organisées fêtent leur éclosion. Dans certaines favelas d’Amérique du Sud, seule la loi du plus fort compte, c’est l’égoïsme pur et simple ou l’égoïsme de groupe, l’égoïsme de gang, extrêmement nuisible. A Rio de Janeiro par exemple, environ un quart du territoire, soit deux millions de personnes, est sous le contrôle de telles structures de gangs. Il règne alors un système de peur et de chantage.
    Outre les ravages sociaux et psychologiques qui découlent de telles structures effrayantes, elles annihilent toute forme d’économie raisonnable. Dans de telles conditions, la vie économique ne peut plus produire que ce qui est nécessaire à la survie. Une fois arrivé là, toute espérance de croissance ou même de prospérité s’évanouit.
    Croire que l’on peut compenser la baisse des normes éthiques qui s’est installée dans notre for intérieur par des lois et des règles du jeu strictes en les imposant à l’aide de mesures de contrainte extérieure serait une grave erreur. C’est précisément l’application de règles par des contraintes extérieures, imposées au travers des menaces de sanctions, etc. qui mène à l’augmentation des contrôles, de la surveillance et de la bureaucratie décrite ci-dessus et qui ne crée pas de prospérité mais fait perpétuellement absorber le surplus de ressources à caractère improductif.
   Si l’Europe est en baisse sur le plan moral, le niveau de vie réel de la majorité des gens baissera également. Je suis persuadé qu’au cours des prochaines décennies, nous nous trouvons sur cette voie pernicieuse en Europe et que notre prospérité connaîtra un déclin plutôt qu’une amélioration.

(Traduction Horizons et débats


* Christian Kreiβ, né en 1962: études et doctorat en économie politique et en histoire économique à la LMU de Munich. Neuf ans d’activité professionnelle dans le domaine banquier, dont sept ans en tant que spécialiste en matière d’investissement. Depuis 2002, professeur d’économie d’entreprise, spécialisé dans l’investissement, le financement et l’économie politique. Auteur de sept livres: Gekaufte Wissenschaft (2020); Das Mephisto-Prinzip in unserer Wirtschaft ( 2019); BWL- Blenden Wuchern Lamentieren (2019, avec Heinz Siebenbrock); Werbung – nein danke (2016); Gekaufte Forschung (2015); Geplanter Verschleiss (2014); Profitwahn (2013). Trois invitations au Bundestag allemand en tant qu’expert indépendant (initiés par les partis Grüne, Die Linke, SPD). De nombreuses interviews à la télévision, à la radio et dans des magazines, conférences publiques et publications. Membre de ver.di et de Christen für gerechte Wirtschaftsordnung («Chrétiens pour un ordre économique juste»). Site Internet www.menschengerechtewirtschaft.de (sur ce site, son livre Das Mephistoprinzip in unserer Wirtschaft est entièrement téléchargeable, en langue allemande)

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