Militarisation des Droits humains fondamentaux?

par Alfred de Zayas

La 5e session du Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies, qui se tient actuellement à Genève, devrait être l’occasion rêvée de faire progresser la paix en tant que droit humain fondamental et de soutenir de manière significative les nombreuses feuilles de route et projets de paix en Ukraine, ainsi que les propositions de paix concernant toutes les zones de conflit d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie.

Hélas, le Conseil des Droits de l’Homme est essentiellement devenu une tribune pour ceux qui se livrent à l’apologie de la guerre et incitent à la haine. En dépit de la clarté des termes de l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de nombreux Etats affichent une attitude russophobe, sinophobe ainsi que diverses autres formes de phobie manifestes. L’article 20 stipule que:
    «1. Toute propagande belliciste est interdite par la loi.
    2. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi.»

Engagement en faveur des Droits
de l’Homme ou défense d’intérêts géopolitiques?

L’Occident dans son ensemble rejette cependant cette disposition cruciale du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La plupart des Etats occidentaux, y compris les Etats-Unis, ont même formulé des «réserves» à l’encontre de cet article, afin de pouvoir continuer à diaboliser leurs rivaux, à susciter des appels à la haine dès avant la guerre, à répandre des «fake news» et à diffuser une propagande belliqueuse lors de la guerre elle-même.1
    Mais quel est donc le sens du terme «militarisation des Droits de l’Homme»? Tout simplement la tentative d’instrumentaliser les droits de l’homme à des fins géopolitiques. Force est de constater que les Droits de l’Homme ont été récupérés à des fins agressives. Cette «militarisation» a transformé le droit individuel et collectif à l’assistance, à la protection, au respect et à la solidarité – fondé sur la dignité humaine et l’égalité qui appartiennent à l’humanité tout entière – en un véritable arsenal hostile qui cible les concurrents et les adversaires politiques. Dans l’arsenal des Droits de l’Homme militarisés, la technique du «naming and shaming» [dénoncer et stigmatiser] s’est muée en une sorte d’omniprésente Kalachnikov.

Discours de propagande pour légitimer les ingérences étrangères

L’expérience a toutefois montré que la dénonciation et la stigmatisation n’atténuent guère les souffrances des victimes mais ne font, tout au contraire, que satisfaire les objectifs stratégiques de certains gouvernements, d’organisations non gouvernementales et d’une florissante industrie des Droits de l’Homme. Ces organismes instrumentalisent donc ses droits dans le but de déstabiliser d’autres pays et, assez souvent, facilitent un «changement de régime» – indépendamment de l’aspect antidémocratique de telles pratiques et du droit ius cogens à l’autodétermination des peuples ainsi que du principe de droit international coutumier qui interdit l’ingérence dans les affaires intérieures des Etats. Le concept même des «révolutions de couleur» n’est qu’un jargon de propagande servant à légitimer les interventions militaires dans d’autres pays. Le «printemps arabe» éveille des images positives, mais ne fut-ce pas nous qui avions déclenché un «hiver arabe» en Libye, où le chaos et la misère continuent de régner après notre «intervention humanitaire» de 2011?
    Juste avant cette session du Conseil des Droits de l’Homme, mon dernier livre intitulé «The Human Rights Industry» a été publié chez Clarity Press2: il pose un diagnostic précis, identifie les dysfonctionnements des mécanismes de défense et de sauvegarde des Droits de l’Homme à l’ONU et formule un pronostic assorti de propositions concrètes, applicables et pragmatiques en vue de la réhabilitation dudit système.
    A l’heure des défis mondiaux, on aurait pu s’attendre à ce que le Conseil des Droits de l’Homme s’efforce d’apporter des solutions globales et durables. Hélas, cette instance s’est métamorphosée en une arène de gladiateurs préférant le lancer de poignards aux intervenants aux débats, au lieu de se mettre à la recherche des causes profondes de violations des Droits de l’Homme et à l’élaboration de stratégies préventives visant à résoudre les problèmes et de se contenter de condamner tel ou tel pays ou tel ou tel homme politique. Punir ne constitue pas la solution aux problèmes des Droits de l’Homme, d’abord parce que la punition se place toujours après le crime (ex post facto), et ensuite parce qu’il n’y a aucune preuve qu’elle ait jamais dissuadé les politiciens, les sociétés transnationales, les marchands d’armes et les milices privées de commettre des crimes et des exactions.

Des ONG qui n’en sont pas

Comme lors de chaque session, j’ai pris part à des manifestations parallèles, au cours desquelles j’ai représenté diverses organisations non gouvernementales. Là encore, je dois diriger l’attention du lecteur sur le fait que toutes les ONG ne sont pas authentiquement ce qu’elles semblent être. Nombre d’entre elles sont directement affidées à des gouvernements ou à leurs filiales. Certaines d’entre elles sont qualifiées de «gongo», c’est-à-dire d’ONG gouvernementales. D’autres sont de statut «mixte», s’engageant dans des activités très positives telles que le soutien à la protection des journalistes, la revendication de la liberté des médias et l’accès à toutes les sources d’information, ce qui est indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie. Je peux classer dans cette catégorie des organisations telles Amnesty International, Human Rights Watch, Reporters sans frontières et P.E.N. International. Ce sont elles qui, à plusieurs reprises, ont revendiqué la libération de Julian Assange, ainsi que d’autres lanceurs d’alerte les qualifiant d’authentiques défenseurs des Droits de l’Homme. Mais parfois pourtant, des ONG de qualité se lancent dans des contradictions inexplicables et, par exemple, approuvent ou même préconisent l’imposition de mesures coercitives unilatérales (MCU) à l’encontre de pays comme Cuba, le Nicaragua, la Syrie ou le Venezuela, bien qu’il soit prouvé que ces MCU portent avant tout atteintes aux populations les plus vulnérables dans ces pays, transformant de telles mesures en «punition collective». Et ceci face au fait que les sanctions unilatérales tuent.
    Soutenir que ces MCU sont destinées à «punir» un Etat pour des violations réelles ou présumées des droits de l’Homme est assimilable au sacrilège ou au blasphème. Là encore, le remède est pire que le mal. Il existe de nombreuses études documentant l’impact négatif des MCU, y compris celle de Jeffrey Sachs et Marc Weisbrot sur les MCU contre-productives imposées par les Etats-Unis au Venezuela.3

Quand, au nom des Droits de l’Homme,
on prône la haine …

J’ai été président du P.E.N. Club Suisse romande (le PEN Club des cantons suisses francophones) dans les années 2006-09, ensuite de nouveau en 2013–17. Aujourd’hui encore, j’en suis le délégué auprès du Comité des écrivains pour la paix, membres du PEN Club. A ce titre, j’ai assisté entre le 15 et le 18 mai 2023 à la réunion annuelle du comité qui s’est tenue à Bled, en Slovénie. Je comptais y entendre diverses propositions concrètes en faveur de la paix sur tous les continents, par exemple en République centrafricaine, au Mali, au Soudan, en Israël/Palestine, au Yémen et, bien sûr, en Ukraine. Malheureusement, cette réunion a été marquée par une atmosphère belliciste et haineuse, harcèlement qui se défend par l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les «faucons», ayant afflué en force, ont mis les «colombes» en position de minorité. Une fois de plus, j’ai été témoin de ce que j’ai vu si souvent au Conseil des Droits de l’Homme, à savoir la façon dont certaines ONG peuvent entraver les Droits de l’Homme, en particulier le droit à la paix, et la façon dont ces ONG peuvent inciter à la haine plutôt que d’essayer de jeter des passerelles pour favoriser la compréhension entre les peuples.

et le renforcement des livraisons
d’armement en rejetant la diplomatie

J’ai été choqué d’entendre certaines délégations se prononcer en faveur du renforcement des livraisons d’armes à l’Ukraine et rejeter la possibilité d’un cessez-le-feu ou d’une solution diplomatique au conflit ukrainien. J’ai été consterné d’entendre des délégués, pourtant tenus par la Charte du PEN Club à œuvrer pour la paix, refuser le recours au dialogue et à la diplomatie. C’était surréaliste. C’est pourquoi j’ai rédigé une résolution au nom du PEN Club Suisse romand portant sur l’urgent besoin de diplomatie et de médiation conformément à l’esprit du Manifeste de Bled pour la paix. Le texte du projet de résolution ci-dessus sera présenté lors de la prochaine réunion annuelle de PEN Club International en septembre 2023.
    J’ai également distribué des exemplaires de mon essai «A Blueprint for Peace in Ukraine», publié dans Counterpunch le 20 décembre 20224. Il est en effet inquiétant de constater que non seulement au sein du Conseil des Droits de l’Homme, mais aussi dans la sphère des organisations non gouvernementales, on oublie trop souvent les valeurs de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, et que des personnes censées être plus avisées agissent d’une manière incompatible avec les principes qu’elles professent ostensiblement.
    Je conclurai en me référant à la devise de la Paix de Westphalie: Pax optima rerum, la paix est le bien suprême.

1https://www.ohchr.org/sites/default/files/ccpr.pdf 
2https://www.claritypress.com/product/human-rights-industry/ 
3https://cepr.net/images/stories/reports/venezuela-sanctions-2019-04.pdf 
4https://www.counterpunch.org/2022/12/20/a-blueprint-for-peace-in-ukraine/ 


Alfred de Zayas est professeur de droit à la Geneva School of Diplomacy. Il a été expert indépendant de l’ONU en matière d’ordre international de 2012 à 2018. Il est l’auteur de dix ouvrages, dont «Building a Just World Order», Clarity Press, 2021

Projet de déclaration du Comité des écrivains pour la paix du PEN Club International relatif à la nécessité d’un cessez-le-feu en Ukraine et d’une médiation en faveur d’un accord de paix durable dans le cadre de la Charte des Nations unies

Nous, membres du Comité des écrivains pour la paix de PEN International, exprimons notre profonde inquiétude face à la guerre en Ukraine et nous déclarons favorables à une médiation en vue de la signature d’un accord de paix garantissant une paix durable en Europe et préservant les autres régions du monde de toute propagation du conflit.
    Nous réaffirmons les engagements formulés dans le Manifeste de Bled, notamment,
    […]
    2. Le PEN Club favorise le débat et le dialogue entre les écrivains des pays en conflit et des régions du monde qui présentent des plaies ouvertes et où la volonté politique s’avère incapable de résoudre les tensions.
    3. Le PEN Club a pour but de rapprocher les hommes de bonne volonté au travers de la littérature et de la discussion entre écrivains ainsi qu’avec le grand public, dans le monde entier.
    4. Le PEN Club considère que l’un des plus grands défis à relever dans le monde est la transition de la violence vers le débat, la discussion et le dialogue. Nous souhaitons participer activement à ce processus en promouvant, si nécessaire, les principes du droit international.
    Nous saluons toutes les initiatives de paix prises par des écrivains, des institutions et des dirigeants mondiaux, en particulier les projets en faveur de la paix exprimés par des dirigeants latino-américains1, africains2, asiatiques3 et européens4. Nous faisons nôtres les paroles d’Oscar Arias, lauréat du prix Nobel de la paix:
    «Il est grand temps de déployer des efforts plus ambitieux pour instaurer la paix en Ukraine. La guerre, comme le feu, peut se propager de manière incontrôlée et […] cette conflagration particulière a le potentiel de déclencher une guerre nucléaire […] Le monde est aujourd’hui aussi proche de l’abîme nucléaire qu’il l’était lors de la crise des missiles de Cuba.».5
    Nous appelons les écrivains de tous les pays à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour contribuer à la mission de paix de la Charte du PEN Club et au programme de paix de la Charte de l’ONU.

1https://foreignpolicy.com/2023/05/02/brazil-russia-ukraine-war-lula-diplomacy-active-nonalignment/ 
2https://www.nytimes.com/2023/06/16/world/europe/ukraine-russia-african-peace-mission.html 
3https://www.mfa.gov.cn/eng/zxxx_662805/202302/t20230224_11030713.html 
4https://www.transcend.org/tms/2022/05/a-nordic-initiative-for-peace-in-ukraine-and-lasting-world-peace/ 
5https://thehill.com/opinion/international/3565996-nuclear-strategy-and-ending-the-war-in-ukraine/” 

Source: https:www.counterpunch.org/2023/07/03/the.weaponization-of-human-rights-at-the-human-rights-council  du 3/07/23 

(Traduction Horizons et débats)

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