Une vie à construire des ponts

par Eliane Perret

L’exemple encourageant d’un homme décidé à surmonter l’isolement

Enfants et adolescents cherchent des modèles, choisis de préférence parmi ceux qu’ils connaissent personnellement. Nous autres, adultes, devons en être conscients et «prendre avec nous» nos jeunes générations sur notre voie dans la vie, itinéraire que nous songeons pénétrer et poursuivre avec optimisme, joie de vivre et dans le respect de ce qu’il doit aboutir à quelque chose d’utile pour «les autres» aussi . Si nous nous éclipsons face à cette tâche, nous abandonnons aux médias de répondre à la quête de nos jeunes d’après des modèles valables. Là, les modèles ne font pas défaut, s’offrant à eux dans l’attitude souvent grossière et en amoureux de soi, n’importe dans quel rôle, celui d’une «influenceuse» peut-être, obligée de faire de la publicité de produits choisis, en encourageant leurs «followers» à les acheter, ou en tant que «stars» qui se font miroiter dans leur «glamour» et leur mise en scène – de soi-même.
    A l’inverse de ces «scènes» hautement artificielles et égomanes, il existe bel et bien des modèles alternatifs pour notre jeunesse, modèles qui méritent réellement de devenir des sujets de débats et d’admiration, dans le foyer familial ou en classe d’école. Parmi eux se trouve ce phénoménal Toni Rüttimann, appelé également «Toni el Suizo». Jeune homme, bouleversé par les reportages et images sur un grand tremblement de terre en Equateur, il y part et commence là-bas à se construire sa vie, qui devait prendre, à partir de là, une tournure décisive dictée par le sentiment de solidarité naturelle dont sont munis les êtres humains.

Le 777e pont suspendu

On est le 31 mars 2018, lorsque Toni Rüttimann, issu de Pontresina, épouse sa Palin, une institutrice thaïlandaise. Ce mariage a lieu à Pay Pin Taung, au Myanmar, sur le 777e pont suspendu qu’il a initié, planifié et construit, avec l’aide de la population du village. Mais cette histoire commence beaucoup plus tôt.
    En 1987, la nuit après la remise des diplômes de maturité au «Liceum Alpinum» (lycée privée suisse de renom international), à Zuoz,  en Engadine (Suisse), Toni part vers l’Équateur, dont des régions entières sont gravement endommagées et tourmentées par un vigoureux tremblement de terre. Consterné par les reportages et les images de la région dévastée, il veut personnellement s’y rendre faire don aux survivants de ses 9000 francs suisses qu’il avait su récolter en Engadine. «Rien ne m’a préparé à tant de chaos et de destruction, à l’isolation des populations et aux distances auxquelles elles sont soumises. C’est bien une chose de voir les images de la catastrophe à la télévision, c’en est une tout autre de se retrouver au milieu des événements», écrit-il dans ses mémoires. «Des villages entiers étaient toujours coupés du monde, derrière des rivières déchaînés. Sur les routes, on rencontrait des familles à pied, chargées de ballots avec tout leur bien, en train de marcher à travers le pays à la recherche d’une nouvelle vie, les enfants en pleurs dans les ruines le long du chemin, perdus dans leur condition misérable. C’était la première fois de ma vie que je voyais tant de souffrances humaines.» C’est le moment où Toni Rüttiman se rend compte de ce qu’il signifie, dans une telle situation de détresse, d’être démuni de tout, ci-inclus de ponts qui auraient assuré la survie à beaucoup de victimes. Car dans cette région du monde, vivre en absence de ponts signifie souvent vivre en isolation, devoir se passer de nourriture, ne pas avoir de chemin sûr pour aller à l’école et ne disposer ni de médicaments ni de carburants. Le tremblement de terre illuminait cruellement le fait que ce qui leur manquait dans cette catastrophe, leur avait manqué depuis toujours.

Un pont construit un peu de travers
et une décision importante

Dans la région de la catastrophe équatorienne où les derniers contreforts des Andes se transforment en Amazonie, Toni Rüttimann fait la connaissance d’un ingénieur hollandais, marié en Equateur, qui est lui-aussi arrivé là pour aider les populations locales. Ils se sont associés: Hugo, ingénieur, disposait des connaissances  nécessaires et avait repéré un endroit où on pouvait, en construisant un pont, améliorer les conditions de vie de plusieurs centaines de personnes. Ce qui amène Toni Rüttimann à aussitôt décider que c’est ainsi qu’il emploierait l’argent qu’on lui avait confié. Les deux intrépides arrivent finalement à construire en effet un pont suspendu, d’une portée de 50 mètres. «C’était un pont d’aspect un peu oblique, mais utile», c’est dans ses termes que s’en souvient Rüttimann. Six mois plus tard, un deuxième pont est déjà en train d’être planifié, Toni Rüttimann rentre en Suisse pour commencer des études d’ingénieurerie de construction à l’Université polytechnique de Zurich (ETH). Rüttimann espère pouvoir y acquérir les connaissances professionnelles nécessaire pour pousser plus loin son élan d’aide concrète. «La nuit, seul dans ma chambre, les images d’Equateur me revenaient: les enfants perdus et les gens criant dans le vide leur désespoir au bord de la rivière.» Pendant les semaines suivantes, la question le tourmentait s’il avait vraiment fait le bon choix d’entamer des études. «C’est donc ici que tu veux poursuivre tes études, et ceci durant cinq années? Tu t’habitueras à la vie facile: trois bons repas par jour, un bel appartement, une amie, des amis, du sport, des vacances. Au bout de ces cinq longues années, seras-tu toujours suffisamment ferme pour dire: Eh bien, maintenant que je suis prêt, maintenant je vais aider les pauvres?» Après six semaines, l’étudiant annule donc son inscription à l’ETH, fait ses adieux aux amis et à la famille, vide son compte épargne et retourne en Equateur. C’est là que son itinéraire de constructeur de ponts suspendus commence pour du vrai.

«Il croyait en mon rêve du pont»

Son deuxième pont n’est pas encore terminé quand il rencontre Jesus Rodiriguez, avec l’aide duquel il a fini de «bricoler» ce pont, cette fois-ci 80 mètres de longueur. «Jesus Rodriguez était ‹péon›, ouvrier agricole, engagé par un autre ouvrier agricole, le maillon le plus bas de la chaîne de production habituelle. Son métier consistait à couper le taillis à l’aide de sa machette et à cueillir le café. Ses mains étaient fortes, ces doigts pleins de cicatrices et courbés. Il n’avait pas encore ses trente ans, ne connaissant pas exactement son âge. Sa mère est décédée à sa naissance, son père inexistant. Orphelin colombien, il a traversé son pays à travers la jungle, passé la frontière et est arrivé finalement à Lago Agrio. Il n’a jamais fréquenté d’école mais a tout de même appris à écrire, dessinant péniblement, mais lisiblement, un caractère après l’autre. Il était courageux et joyeux. Il est devenu mon précepteur et mon ami. Et il croyait en mon rêve du pont.»

Le quatrième pont les porte à leurs
limites, qu’ils dépassent pourtant

Ensemble, ils ont donc poursuivi leur chemin qui les a conduit à El Nazareno, où ils ont construit un troisième pont, ensuite entamé la construction du quatrième, cette fois la dimension frôlait la folie: Il surmontait une distance de 264 mètres, traversait le Rio Aguarico et reliait dix communautés villageoises au reste du monde. Le fonds étant épuisé, ils manquaient d’outils, de matériel de construction et de câbles. En plus, ils ignoraient comment planifier et construire un pont de cette envergure. Finalement, ils sont tombés sur un premier soutien solide. Une société pétrolière œuvrant dans la jungle leur a abandonné un câble hors d’usage, fiable encore. Avec ça, ils n’avaient pourtant surpassé que le premier obstacle, car construire un pont suspendu à ces dimensions n’est pas un jeu d’enfant. Mais là aussi, leur élan les a conduits à la solution. Dans la petite capitale pétrolière que constitue Lago Agrio, située dans la forêt tropicale d’Equateur, se trouvaient deux ponts suspendus auxquels était fixé un oléoduc menant la majeur partie de la production nationale de pétrole le long du Rio Aguarico. «J’ai passé des heures sous ces deux ponts suspendus à observer, à compter et à mesurer» écrit Toni Rüttimann. Finalement l’ingénieur en chef, qui a supervisé la construction de ces deux ponts, a proposé de m’aider à élaborer un plan pour notre pont à nous.» Un premier pas a donc été fait. Par la suite, il fallait trouver du matériel, des tuyaux pour les structures portantes, du ciment et bien d’autres choses, repérables en faisant appel à la bonne grâce auprès plusieurs adresses, processus qui a pris un an de plus. Après tout cela, on passait à la construction. Dans ses mémoires, Toni Rüttimann décrit de façon impressionnante combien de savoir il fallait et combien de difficulté la construction de cet immense pont a amené à Jesus, à lui-même et à toute la population du village qui les soutenait, jusqu’à ce que l’évêque puisse bénir le pont, deux ans plus tard, lors d’une cérémonie suivie d’une grande fête.

Ne pas lâcher prise

Ce n’est que le début. Au cours des décennies suivantes, beaucoup de ponts piétons sont construits, ce qui fait que la technologie employée par Toni Rüttimann évolue à chaque fois. Il ne lâche pas prise. Pour la construction de ses ponts suspendus, il récolté infatigablement des fonds bénévoles, collectionne et transporte des câbles en acier provenant des entreprises de forage dans la jungle d’Equateur, de Colombie ainsi que de Houston, Texas, tous destinés pour des ponts en Amérique centrale. A partir de 2005, il commence à utiliser des câbles en acier qu’il a reçus des entreprises de téléphériques suisses. Ils doivent être changés très souvent à cause des prescriptions de sécurité très sévères, souvent ils s’avèrent être surdimensionnés pour l’emploi des ponts. Ces 20 dernières années, ce matériel de base atteint 517 kilomètres de câbles, dont une partie provient de 71 téléphériques suisses; ils repèrent même des câbles d’acier neuf, mis à disposition par l’entreprise suisse Fatzer. Rüttimann a également reçu du matériel provenant d’autres pays. Au fur et à mesure que le travail évolue et se fait connaître, heureusement, il ne doit plus faire de collectes ou d’appels de dons pour récupérer ses matériaux et ses fonds. Il reçoit en cadeau les piliers en acier et le revêtement des sols de ses ponts de Tenaris, le plus grand producteur mondial de tuyaux. Quant aux plaques ondulées, elles lui sont livrées par la société d’acier argentine Ternium. Peut-être fut-ce l’engagement profondément humain animant le grand œuvre de Toni Rüttimann et palpable à tous qu’ils contactait qui l’a fait destinataire de tous ces cadeaux?

Ensemble au travail

Durant les 14 premières années, jusqu’en 2001, les ponts de Rüttimann ont été construits en Amérique latine, en Equateur, au Honduras, au Costa Rica, au Mexique et autres. Depuis, plus de 330 ponts y traversent des rivières et des gorges profondes. Cependant ils ne sont pas simplement «livrés» et installés. A la construction d’un pont Rüttimannois, c’est toute la communauté villageoise qui y participe. Le transport du matériel, la construction des fondements et autres tâches appropriées au travail collectif sont habituellement accomplies en commun. Cette manière de procéder garantit que la construction se fasse seulement dans les cas où les ponts répondent aux premières nécessités collectives. Il ne s’agit donc pas de ponts accessibles aux véhicules, mais de ponts pour piétons dont le sol ne dépasse pas la largeur de 1.70 m environ. Normalement, ils relient les êtres humains des voisinages les plus proches. A ce jour, en Amérique latine, 435 ponts ont été construits ainsi, et ceci au profit de la vie de touts les jours d’un demi million de personnes. Dans les premiers temps, Toni Rüttimann rentrait en Suisse une fois par année. Il y tenait des conférences et visitait des écoles. Lorsqu’un réfugié du Cambodge l’interpelle lors d’une présentation, regrettant que son pays manque également de ponts, Toni Rüttimann déplace le centre de son travail en Asie du sud-ouest.

Période difficile, et tout de même
40 à 50 ponts par année

Mais Rüttimann a également traversé des périodes difficiles sur un autre plan. Au Cambodge, il a été atteint du syndrome Guillain-Barré. D’un jour à l’autre, cette grave maladie l’a paralysé presque complètement. Il a donc dû être hospitalisé pendant plusieurs mois. Pendant deux ans, il lutte péniblement dans le but de retourner à la vie courante. Aujourd’hui encore, il peine à marcher et à rester debout, ce qui est difficile pour tout le monde et d’autant plus pour quelqu’un habitué à être assis sur des câbles porteurs pendant qu’on construisait le sol du passage piéton en contre-bas. Sa maladie avait pourtant un bon côté aussi, dit Toni Rüttimann rétrospectivement, car pendant sa convalescence, il a développé un programme numérique permettant la construction télécommandée d’une construction standardisée de ses ponts suspendus. Ainsi, après avoir déposé les données nécessaires concernant la forme du terrain et la portée du pont, des plans détaillés en ressortent garantissant que la construction définitive soit fixée et préparée. Cette technologie a permis à ses équipes et à lui-même de construire 40 à 50 ponts suspendus par an, tant au Cambodge qu’en Indonésie, au Laos, au Vietnam et au Myanmar. Le pont de Pay Pin Taung, le 777e, mentionné au début, est celui sur lequel il s’est marié.

«Le mieux c’est de construire
vos propres ponts à vous»

A entendre parler Toni Rüttiman lors d’une de ses conférences, on comprend pourquoi les enfants et les adolescents (pas seulement eux) sont fasciné par sa personne et son travail. Ils vivent avec les scènes quand Toni leur raconte les épisodes de son travail épuisant, toutes les difficultés qu’il prend sur lui, modestement, sans chercher ni la gloire ni la publicité. Son engagement humain est la raison pour laquelle il prend sur soi beaucoup de peine et un style de vie modeste, ce qui interpelle son auditoire chaque fois.
    Jusqu’à quand Toni Rüttimann continuera-t-il son travail? «Je ne crois pas que je tiendrai encore pendant 15 ans», a-t-il répondu, il y a 5 ans, lors d’ une interview, ajoutant qu’il continuerait quelques années encore, si les conditions le lui permettent. «Mon stock de matériel en Suisse doit être liquidé, j’ai encore du matériel pour 170 ponts, ils seront construits au Myanmar, en Indonésie et en Equateur. Ces ponts, nous les construirons encore, c’est sûr.» Ce n’est pas le matériel qui manque, parce qu’il y a toujours des offres d’entreprises voulant lui rendre à disposition des câbles. «On ne peut pas les refuser», dit Rüttimann, «pensez-y, chaque année où je tiens encore, 40 ponts verront le jour. Et 200000 personnes qui en tireront un grand soulagement.»
    Depuis, cinq ans ont passé. Quand reviendra-t-il en Suisse? Il ne le sait pas encore. C’est ce qu’il répond aux élèves qui ont entendu parler de lui et qui voudraient le rencontrer. Et il ajoute: «Ca fait plaisir d’entendre que nos récits des ponts  paraissent précieux. […] Depuis ce temps, ce sont 898ponts qui ont été terminés. Ils aident 2,4millions de gens à mieux vivre. Ce n’est pas rien, je le pense moi aussi. La meilleure chose que vous pouvez faire, vous, c’est construire vos propres ponts, où vous voudrez et de votre manière à vous!», voilà comment il les a encouragés. Il était évident que sa vie modèle les avait impressionnés profondément.

Nous sommes tous capables
de construire des ponts!

Le pont 777 marque cependant un nouveau chapitre dans sa vie. Il a fondé une famille et, il y a quatre ans et demi, sa femme Paline a mis au mondeleur fille, Athina. «Elle est uneThaidi[une ‹Heidi› thaïlandaise], contente et libre ici dans la nature, avec la vue sur les montagnes du Myanmar, loin du chaos habituel. Bientôt elle viendra avec moi pour la première construction d’un de nos ponts au Myanmar», c’est ce qu’il écrit dans un courriel en rapport à cet article, depuis la frontière entre Myanmar et la Thaïlande. Mais ce qui se passe dans le monde occidental l’intéresse aussi. Il lui semble que chez nous «les gens se sentent souvent séparés, par un obstacle intérieur, imaginaire mais  insurmontable, de ce qu’ils seraient capables de faire», dit-il dans une interview. «Ils se trouvent de l’autre côté de ce qui est essentiel, distraits du but par la lutte quotidienne, ils ne savent plus ce qu’un être vivant est capable d’atteindre.» C’est pour cette raison que, basé sur ses expériences, il voudrait inciter à réfléchir à ce que chacun de nous est capable de réaliser. A partir de la fin de cette année, il désirerait trouver le temps pour rédiger un livre à partir de ses notes et écrits, ainsi que réaliser un film basé sur ses divers documents filmés. «Le matériel existe, je n’ai qu’à finir le montage, la nettoyer et ensuite la peindre.» C’est ainsi que Rüttimann décrit son nouveau projet. Quel pont précieux!•

1 Le film impressionnant, traduit en 16 langues, peut être visionné sur https://vimeo.com/270969266/4479f7b445 .
2 Les souvenirs personnels de Toni Rüttimann sur les premières années de sa vie de bâtisseur de ponts se trouvent sur le site de la fondation Dr. J. E. Brandenberger, dont il a été le lauréat en 1999, et qui ont pu être repris pour cet article avec l’aimable autorisation de l’auteur. https://www.stiftungbrandenberger.ch/index.php/de/archiv/69-1999-toni-ruettimann 
3https://www.suedostschweiz.ch/wirtschaft/2018-02-18/brueckenbauer-toni-el-suizo-will-kuenftig-europaeern-helfen 
4 loc.cit.

 

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK