La «nouvelle conscience de soi» – un sujet pérenne

L’indépendance fait la force, en Afrique comme dans le monde entier

par Peter Küpfer

Dire non n’est pas populaire dans les «démocraties dirigées», surtout parmi les dirigeants.
    Ceux-ci ne se passionnent normalement pour les aspirations de «leurs» peuples que de manière sélective. C’est un point commun à tous les systèmes politiques, qu’ils soient «autoritaires» ou défenseurs de «l’ordre (du précepte du néo-libéralisme) basés sur des règles» (imposées par ses partisans).
    Dans les dictatures, les sollicitudes du dictateur pour «son peuple» prennent souvent la forme d’une fausse condescendance. Il se «sacrifie» pour la lourde charge de diriger l’Etat présumant que son peuple ne serait pas encore assez évolué pour décider lui-même. Dans les démocraties partisanes occidentales «avancées» (autant dirigées, mais par le biais du «soft power»), le zèle des «élites» (se proclamant eux-mêmes ainsi) dirigé vers leurs populations est également une passion très volubile. C’est surtout à l’approche des élections que leurs serments d’amour atteignent des fréquences élevées. Une fois élues, elles poussent leur compassion pour la voix du peuple, sans les moindre remords, jusqu’à qualifier d’«anticonstitutionnel» le non d’une grande partie des citoyens à leur politique, avec les conséquences néfastes connues. Pourtant, toutes les constitutions démocratiques obligent les gouvernements à placer le bien-être et la liberté de leur peuple (dont fait partie la liberté d’expression) au premier plan de leur gouvernance, au-dessus de tout le reste.

Dire non de manière justifiée et avec force face à l’actuel démantèlement de la véritable démocratie est et reste donc une vertu populaire. C’est une honte pour nos démocraties occidentales que ce non rédempteur vienne de pays longtemps considérés comme les plus pauvres des pauvres, par exemple de ceux de la zone sahélienne. Leur non signifie en clair: «Nous en avons assez de votre type d’aide au développement. Nous n’en avons pas besoin. Ce dont nous avons besoin, c’est votre acceptation du droit de nous développer, finalement, nous-mêmes, ça oui!»
    Un regard sur la littérature, par exemple sur une fable de Jean de La Fontaine (1621-1695), auteur classique autrefois fabuleusement connu, très lu (y compris dans les écoles) et souvent d’un réalisme amer, est plein d’instruction.

«Le loup et le chien» selon
Jean de La Fontaine.

Un loup était amaigri jusqu’aux os par la chasse désespérée de proies intangibles. Elles avaient pourtant été longtemps accessibles dans l’entourage étendu de la ferme située dans la clairière. Malheureusement, ces temps-ci, elles étaient sévèrement protégées par une meute de chiens de garde. Soudain, l’un d’eux se dressa devant lui. Il s’était enfui à un moment inaperçu, se trouvant maintenant dans la forêt profonde, pour une fois seul et sans sa meute. Il lui arrive à point, celui-là. L’attaquer, le déchiqueter, c’est donc la première impulsion de Maître Loup.
    Pourtant, le compagnon devant lui a l’air imposant. Pour en sortir vainqueur, il aurait fallu un combat acharné. Le loup s’en prend donc à son congénère apprivoisé de manière polie, le complimentant sur sa stature imposante. Ce à quoi le chien de ferme, visiblement bien tenu, répond:

«Il ne tiendra qu’à vous, beau Sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables
Cancres, haires1 et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? Rien d’assuré, point de franche lippée2
Tout à la pointe de l’épée3.
Suivez-moi; vous aurez un bien meilleur destin.»

Le loup, réaliste futé, sait par expérience que rien ne nous est donné dans ce monde. Il pose donc au chien de ferme la question qui s’impose: «Et que voudra-t-on que je fasse?»

«Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
portant bâtons4, et mendiants;
flatter ceux du logis, à son maître complaire;
moyennant quoi votre salaire
sera force reliefs5 de toutes les façons:
os de poulets, os de pigeons,
sans parler de mainte caresse…

Le loup gelé en est tout réchauffé. Il s’imagine déjà, en couleurs vives, une vieillesse sans soucis. Faisant chemin en direction de la porte de la ferme, trottinant attentivement à côté de son mentor, il apprend d’autres détails stimulants. Jusqu’à ce que son regard se fixe sur le cou de son compagnon.

Chemin faisant il vit le col du chien, pelé:
«Qu’est-ce là? lui dit-il. – Rien. – Quoi? rien? – Peu de chose. –
Mais encore? – Le collier dont je suis attaché
de ce que vous voyez est peut-être la cause. – Attaché?
dit le loup: vous ne courez donc pas
où vous voulez? –
Pas toujours, mais qu’importe? –
Il importe si bien que de tous vos repas
je ne veux en aucune sorte
et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.» – Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Voilà la moralité de la fable de La Fontaine, conçue il y a quatre cents ans. Sa critique du laxisme sans principe envers la domination, dont les exemples vivants ne lui manquaient pas à son époque, dans la France de Louis XIV, y ressort en toute évidence. Le message dans l’illustration de Jean-Jacques Grandville, palpable dans les habits d’un bourgeois de la monarchie française postrévolutionnaire, montre que la moralité de la fable était d’actualité deux cents ans plus tard encore.
    Aujourd’hui, même les pays favorisés pourraient tirer profit de ce non de loup libérateur dont La Fontaine fait l’homélie discrète. Même cette partie des «leaders» de l’UE et de la Suisse qui hochent la tête par principe (pratiquant ainsi la devise du chien «complaire à son maître»), cette partie donc reliée par des réseaux souvent peu visibles, autant bien cachés que le collier du chien de garde. Dans nos démocraties occidentales, le non à la soumission au style de vie et de démocratie américaine allant, comme l’UE le sollicite, jusqu’à la vassalité de guerre, reste option encore, pourtant urgente et menacée. Qu’en sera-t-il dans quelques années, si nos leaders continuent de pratiquer leur «à son maître complaire»? Le loup est et reste réaliste: revenir à sa liberté naturelle signifie pour lui se passer de luxe et de confort. C’est le prix d’insister sur sa liberté de poursuivre sa voie à lui. Et si cette moralité de fable contenait sa vérité également pour l’Occident global moderne? S’il s’avérait, pour lui aussi, que se contenter d’un peu moins se soldait en quelque chose de beaucoup plus précieuse? Peut-être en d’avantage d’indépendance et ainsi en plus de liberté d’action. Pas celle achetée, mais celle réelle, celle gagnée par l’effort, celle revendiquée du droit naturel, celle du loup. •

1 misérable, dont l’extérieur déjà le prive de tout crédit
2 autant de viande qu’on en peut emporter avec la lippe ou les lèvres
3 il vous faut risquer vos vies pour chaque proie
4 invalides, à l’époque de La Fontaine souvent victimes de guerres, réduits à la mendicité
5 les restes 

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