Le «putsch» tragicomique de Brasilia, dimanche dernier, était voué à connaître une fin brutale. La réprobation universelle et, en particulier, la rapidité avec laquelle l’administration Biden a pris ses distances avec les manifestants ont scellé leur destin. Cette révolte n’est certes pas une «révolution de couleur», même s’il est difficile de présager d’é ventuelles manifestations à venir dans le pays.
C’est un signal d’alarme pour l’Amérique latine, car la «vague rose» progresse de nouveau. Avec le retour au pouvoir du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva la semaine dernière, il y a des dirigeants de gauche aux commandes de six des sept plus grandes économies de la région. Néanmoins, le retour du balancier a été mouvementé et Lula n’a gagné que d’une courte tête.
« La région a besoin d’un
nouveau modèle de développement»
La bipolarisation politique mine la démocratie en Amérique latine, rendant plus difficile encore de parvenir à un compromis. Depuis les années 1980, le modèle mondial de politiques keynésiennes a cédé la place au consensus de Washington et les Etats de la région ont commencé à emprunter en dollars et à libéraliser leurs mouvements de capitaux pour attirer les investisseurs étrangers. Les origines de la «marée rose» remontent à ces décennies perdues, lorsque le passage au néolibéralisme dans la région s’est traduit par une stagnation et une pauvreté généralisée, une aggravation des fractures sociales et économiques dans ce qui était déjà la région la plus inégalitaire du monde, l’é mergence d’une classe de rentiers, des putschs et de conflits armés. La région a besoin de se doter d’un nouveau modèle de développement et d’une croissance plus équitable et durable, impliquant une industrialisation étatique et une intégration régionale. Les économies latino-américaines ne sont plus tributaires des Etats-Unis et sont aujourd’hui en mesure de remodeler leurs partenariats. Mais c’est faire preuve de naïveté que de croire que Washington n’est plus le voisin égocentrique qu’il a toujours été. La géologie et la géographie sont intimement liées au destin de l’Amérique latine.
«The Guardian» a récemment relevé dans un éditorial que les Etas-Unis qui représentent 60 % du lithium mondial, l’or blanc que constituent les batteries électriques, ainsi que les plus grandes réserves de pétrole du monde, disposaient là d’un «gros bâton» – pour citer la célèbre phrase de Theodore Roosevelt décrivant la politique étrangère des Etats-Unis: «speak softly, carry a big stick and you will go far» dans un discours de 1901.
« D’un point de vue géopolitique,
les Etats-Unis considèrent l’Amérique latine comme leur sphère d’influence»
Cependant, comme l’a écrit en novembre Jin Chengwei, chercheur à l’Institut d’histoire et de littérature du Comité central du Parti communiste chinois, «en termes de géopolitique, l’Amérique latine est perçue par les Etats-Unis comme leur sphère d’influence, laquelle peut être décrite comme omniprésente. Ils l’ont d’ailleurs utilisée, dans les années 1980, comme un «banc d’essai» pour promouvoir le néolibéralisme.
Le fait d’ê tre l’alternative au néolibéralisme a été le moteur de la dernière vague du gauchisme en Amérique latine. Ce mouvement a obtenu des résultats significatifs en favorisant le processus d’intégration en Amérique latine et en y affaiblissant l’influence des Etats-Unis, tout en amassant de l’expérience pour résister à l’hégémonie américaine. L’é chec du néolibéralisme et ses conséquences négatives restent le principal facteur déclencheur de l’actuelle vague de gauche.»
Tentative de recherche d’une voie non occidentale
Il ne fait aucun doute que la crise de la politique américaine, en révélant les faiblesses de la démocratie libérale américaine, a incité les pays d’Amérique latine à rechercher une voie non-occidentale. Par ailleurs, la réaction inefficace et sans discernement face au Covid-19 a révélé les failles de la démarche capitaliste de développement. Le Forum de Sao Paulo et le Forum social mondial ont offert une nouvelle tribune.
Au cours de ses deux précédents mandats présidentiels, Lula a incité les gens à participer au processus politique, a concilié la croissance économique avec une augmentation des dépenses sociales et des investissements publics dans les secteurs critiques de l’é conomie, a introduit des réglementations pour la main-d’œ uvre nationale tout en lui assurant une assistance sociale et des salaires plus élevés, a promu la justice sociale en développant l’emploi et a participé de manière proactive à la définition de règles internationales.
Le défi de Lula
est le clivage gauche-droite
Pour Lula aujourd’hui, le plus grand défi est la fracture actuelle de la société brésilienne entre gauche et droite et la confrontation entre les différents blocs sociaux, sans compter la nécessité de faire passer des réformes dans un Congrès à majorité de droite. Cela dit, il mènera la montée de la gauche en Amérique latine vers un nouveau sommet, ce qui améliorera inévitablement l’environnement international des pays classés à gauche comme Cuba et le Venezuela et renforcera l’autonomie de la diplomatie latino-américaine. Dans son programme de gouvernement, Lula écrit:
«Nous préconisons la mise en place d’un nouvel ordre mondial engagé dans le multilatéralisme, le respect de la souveraineté des nations, la paix, l’inclusion sociale et la durabilité environnementale, et qui tienne compte des besoins des pays en développement.»
Il semble qu’un changement fondamental du paysage politique du continent soit en cours. Plus précisément, le premier grand geste de politique étrangère de Lula – la décision de participer, le 24 janvier, au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la Celac à Buenos Aires aux côtés des dirigeants de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua – envoie à Washington un message selon lequel il lui sera désormais difficile de trouver un point d’appui pour sa stratégie de «différenciation-désintégration» en Amérique latine.
Biden veut tirer profit des troubles au Brésil
Il est significatif que le président Biden ait condamné très vigoureusement les émeutes de Brasilia. Trois raisons à cela:
Premièrement, l’homme politique en Biden estime que le parallèle avec les «é meutes du Capitole» du 6 janvier aux Etats-Unis joue en sa faveur alors qu’il se prépare pour les élections de 2024. Les émeutes, tant au Brésil qu’aux Etats-Unis, ont pour origine la Conservative Political Action Conference, la conférence politique annuelle à laquelle participent les militants conservateurs du monde entier et qui est organisée par l’American Conservative Union. Il est clair que la capacité de Lula à contenir les embrasements de l’extrême droite est non seulement cruciale pour le Brésil et l’Amérique latine, mais peut également avoir des conséquences sur la politique américaine.
Le rôle des agro-entreprises brésiliennes
Deuxièmement, Lula a imputé la responsabilité des émeutes aux agro-industriels. Selon les groupes écologistes, ceux qui pratiquent la déforestation et l’exploitation minière illégale en Amazonie sont à l’origine des émeutes qui ont eu lieu après le virage à 180 degrés opéré par Lula en matière de politique environnementale, lors de la nomination des ministres Marina Silva (écologiste de renommée mondiale) et Sônia Guajajara (militante aborigène). Lula a accusé l’agrobusiness et les mafias minières clandestines d’avoir financé ce putsch. Le programme climatique de Biden est inséparable du destin tragique du fleuve Amazone.
Voyage en Chine …
Troisièmement, Lula devrait effectuer des voyages officiels en Chine et aux Etats-Unis au cours des trois premiers mois de son mandat. Il ne fait aucun doute que, sous la houlette de Lula, «vieil ami» de la Chine, la coopération économique et commerciale va se renforcer. Les régimes de gauche ont l’habitude de «s’é loigner» des Etats-Unis et de prôner une diplomatie diversifiée et équilibrée.
En réalité, le renforcement des relations Chine-Brésil reflète la tendance et est motivé par la complémentarité des deux économies. Les échanges bilatéraux entre la Chine et le Brésil n’ont jamais été délimités par une idéologie. Sous Bolsonaro, les échanges commerciaux entre la Chine et le Brésil avaient déjà atteint le record d’environ 164 milliards de dollars en 2021, malgré la pandémie.
… et contre-stratégie américaine
Néanmoins, les Etats-Unis vont s’inquiéter parce que le Brésil est une puissance internationale et qu’il partage de vastes intérêts et responsabilités communs avec la Chine, à un moment où le courant de gauche fait ressortir l’affaiblissement du leadership mondial des Etats-Unis et l’é rosion massive du contrôle de Washington sur l’Amérique latine. (L’Argentine a également demandé à devenir membre des BRICS).
La victoire de Lula fera progresser de manière significative le processus de coopération latino-américaine visant à définir un nouvel ordre mondial alternatif. Dans ce contexte, le meilleur espoir de Biden est d’encourager Lula à poursuivre une ligne diplomatique modérée et à adopter une stratégie d’é quilibre entre les grandes puissances. Les Etats-Unis se sentent encouragés par les deux précédents mandats de Lula et par son renom de modéré de gauche. •
(Traduction Horizons et débats)
M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du Ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline»
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