«Je ne suis pas théoricien, mais ce n’est pas ainsi que je conçois le socialisme» – souvenirs de Panaït Istrati

par Moritz Nestor

La première déchirure de la toile de fond rose – et rouge! – sur laquelle j’avais projeté l’image du socialisme tel que je l’imaginais dans ce qui était alors l’Union Soviétique, survint au début des années 70 suite à la lecture de «Vers l’autre flamme», le livre qu’é crivit Panaït Istrati sur la Russie, et qui m’avait été recommandé par Friedrich Liebling, mon professeur de psychologie révéré. Aujourd‘hui c’est Birgit Schmidt qui me rafraîchit la mémoire avec son sympathique petit livre paru en 2019 en édition allemande: «Ich bin kein Theoretiker, aber ich verstehe den Sozialismus ganz anders» (Je ne suis pas théoricien, mais ce n’est pas ainsi que je conçois le socialisme), citant l’é crivain roumain, sa vie, son travail et ses révoltes.

Né le 22 août 1884 à Braila, en Roumanie, Panaït Istrati est mort le 16 avril 1935 à Bucarest. L’un des plus grands parmi les écrivains roumains, il fut aussi le premier européen de gauche à s’enthousiasmer pour la jeune Union soviétique, prévoyant même de s‘installer dans le paradis de «l’homme nouveau», pour ensuite, profondément bouleversé alors qu’il traversait ce beau pays en solitaire, portant un regard pragmatique sur les façades des villages Potemkine affichés par le Parti, réaliser brusquement l’é vidence manifeste –  la misère et la féroce dictature dissimulées sous les beaux discours.
    Istrati est le premier étranger, écrivain de gauche renommé, à ne pas se répandre, lorsqu’il revient d’Union Soviétique en Occident, en homélies sur le Paradis des Travailleurs, mais à oser écrire la vérité sur la terreur rouge exercée par les bolcheviks. Il l’a payé cher. Mais c’est sa courageuse rupture de l’omertà qui pesait sur la Gauche occidentale qui a initié la lente, pénible et interminable réflexion qui a finalement abouti à dénoncer les erreurs de la Révolution russe et du stalinisme. Elle n’est devenue officiellement reconnue qu’après la Seconde Guerre mondiale, surtout par le biais de Mikhaïl Gorbatchev et, après la chute de l’Empire soviétique, de Vladimir Poutine.
    Il était auparavant littéralement impossible de critiquer, en tant que militant de gauche «aligné» sur la doctrine officielle, l’Union soviétique. Face à la diabolisation actuelle de Vladimir Poutine, des Russes et de la Russie tout court répandue dans les médias et les discours des «élites» politiques occidentaux, considérant également son caractère profondément primitif, il convient de retenir ceci: Poutine est Russe, il aime son pays et il n’est pas bolchevik, bien au contraire. Mais, pas plus que la grande majorité des Russes, il ne se soumettra pas de nouveau à la dictature du grand capital.

Premier voyage en Union soviétique

En 1927, Panaït Istrati et son ami bulgare Christian Rakovski se rendent en Union soviétique, où ils sont invités à célébrer le 10e anniversaire de la Révolution d’Octobre. Rakovski vient d’ê tre révoqué de ses fonctions d’ambassadeur soviétique à Paris, car faisant partie de l’opposition trotskiste en Russie. La même année, il est exclu et banni du parti communiste russe (PCUS), avant d’ê tre emprisonné, puis fusillé par le NKVD en 1941. Toutefois, en 1927, le parti communiste entreprend de montrer à Istrati et Rakovski ce qu’on veut bien leur laisser voir: le paradis de «l’homme nouveau».
    Peu après son arrivée en Union soviétique, Istrati fait la connaissance de Nikos Kazantzakis, écrivain grec très connu du XXe siècle, surtout pour son roman «Alexis Zorba» (1946). Tous deux avaient prévu de s‘installer ensemble en URSS. Comme tous les autres intellectuels de gauche européens en visite au «paradis bolchevique» après la Première Guerre mondiale, Istrati est d‘abord enthousiasmé de ce que l’on lui a fait voir et termine son voyage par un séjour en Grèce où il vante les réalisations progressistes des bolcheviks ainsi que de l‘Internationale communiste.

Une brutale désillusion

Durant l’hiver 1928, il entreprend un second voyage – qui durera plus d’un an – en Russie bolchevique, avec sa compagne, la chanteuse suisse Marie Louise Baud-Bovy, son ami Nikos Kazantzakis, ainsi que la future épouse de ce dernier, Eleni Samios. Ils voyagent à travers l’URSS, de leur propre initiative et à leurs frais, afin de rester indépendants. Au début, Istrati se montre encore fervent partisan de l‘URSS. Leur périple les mène jusqu’à  l’océan Arctique, ensuite en Moldavie, dans l’Oural et vers le sud jusqu’au Caucase. Au cours de ce voyage, Istrati perd toutes ses illusions.
    Kazantzakis, lui non plus n’a plus d’enthousiasme mais reste tout de même généralement bienveillant envers le pays. Istrati, quant à lui, est profondément déçu et bouleversé par ce qu’il a vécu. Contrairement à son ami, il se livre à un véritable règlement de comptes dans lequel il exprime son indignation face à la dictature bolchevique; son livre, intitulé «Vers l’autre flamme» sort en 1929. Il y dénonce, à diverses reprises «l’exploitation impitoyable des ouvriers par une bureaucratie prête à tout pour défendre ses privilèges».

Staline critiqué d’un point de vue socialiste

Panaït Istrati est le premier écrivain mondialement connu «à attaquer publiquement, d’un point de vue socialiste, l’Union soviétique et le PCUS, tous deux étant depuis 1922 sous la coupe de Joseph Staline, secrétaire général du Parti». Avant la parution du livre d’Istrati, les intellectuels occidentaux n’avaient accouché que «de récits de voyage complaisants, pour ne pas dire enthousiastes, et qui étaient loin d’ê tre le fait exclusif de communistes engagés», mais souvent même d’é crivains humanistes comme par exemple Romain Rolland, prix Nobel, ainsi que d’autres écrivains renommés, comme le rapporte Birgit Schmidt.

Istrati rejeté,
presque tous lui tournent le dos

Sitôt le livre publié, tous ses anciens amis prirent publiquement leurs distances avec Istrati, notamment Romain Rolland, qui avait été son mentor à lui alors qu’il se trouvait dans la misère et la plus profonde détresse. Cela a dû être une expérience particulière de voir précisément l’ami qui lui avait sauvé la vie et qui, dans «Clérambault», avait quasiment passé au microscope ce genre de mécanismes socio-psychologiques, se révéler capable de ces mêmes réactions. Parallèlement, les anciens amis communistes d’Istrati, et plus particulièrement les intellectuels staliniens purs et durs du Parti communiste français, se détournent de lui, à commencer par Henri Barbusse, l’auteur du «Feu», qui retrace les horreurs de la Première guerre mondiale. C’est le début d’une campagne de diffamation. On calomnie publiquement Istrati, on le traite de «fasciste». En revanche les trotskystes, dont il est loin de partager les idées, cherchent à le récupérer.
    Le livre d’Istrati sur la Russie «Vers l’autre flamme. Confessions pour vaincus» est en fait le premier d‘une série de trois volumes, tous publiés sous son nom, qui sert de couverture aux véritables auteurs des deux autres ouvrages. Le tome 2, «Soviets 1929» est de la main de  Victor Serge tandis que le tome 3 «La Russie nue» est de Boris Souvarine, lui-même auteur, en 1935, de la toute première biographie critique de Staline, laquelle analyse mythes et réalités du système de coercition soviétique, définis  en tant que «négation du socialisme et du communisme». En 1928, l’ombre de l’extermination par la «terreur rouge» des bolcheviks plane déjà sur Serge tout comme sur Souvarine. En sa qualité d’auteur, Istrati les protège en endossant leurs œuvres.

Lui rendre hommage,
aujourd’hui plus que jamais!

Victor Serge, dans ses mémoires, fait l’é loge de son ami de longue date en ces termes: «Je me souviens de lui avec émotion […] Il était jeune encore, maigre comme peuvent l’ê tre les montagnards des Balkans […], incroyablement passionné par la vie! […] Il écrivait sans avoir aucune idée de la grammaire et du style, mais en poète-né, saisi de toute son âme par tout ce qu’il rencontrait, transporté par deux ou trois choses toutes simples, l’aventure, l’amitié, la révolte, la chair et le sang. Réticent à tout débat théorique, il était par conséquent immunisé contre les pièges du sophisme. Un jour, j’en ai été témoin, quelqu’un lui a dit: ‹Mais Panaït, tu sais, on ne fait pas d‘omelettes sans casser des œufs. Notre révolution... etc..›. Et Panaït de rétorquer: ‹Je vois bien les œufs cassés. Mais où donc est l’omelette?›» (Victor Serge. Beruf Revolutionär. 1901-1917-1941. Francfort-sur-le-Main 1967, p.13; citations traduites de l’allemand par Horizons et débats).
    Finalement, Panaït Istrati rentra, malade et brisé, en Roumanie où il mourut en 1935 des suites de la tuberculose.
    La Russie peut se souvenir de lui comme de ce merveilleux écrivain qui, parmi les premiers à l‘é tranger, ne s‘est pas tu, mais a entrepris de transcender les tragiques erreurs de la Révolution russe. Il ne lui a pas été donné de voir ses relatifs et tardifs succès.
   C’est à Alfred Adler que l’on doit la métaphore «l’œ il, qui voit tout, est pourtant incapable de se voir», car on ne peut se voir qu’à  travers les yeux d’un «autre», un proche qui nous «fasse nous voir» tels que nous sommes. Friedrich Liebling et Panaït Istrati étaient les deux regards extérieurs qui, à l’é poque, m’ont en quelque sorte ouvert les yeux sur ma vision étriquée du socialisme russe. Comment se fait-il que l’image de la Russie – acquise dans des débats biographiquement sincères et ardus – est pourtant restée, jusqu’aujourd’hui, partiellement en recul envers la clarté dont dispose la Fédération russe? – grevée par des écrans de fumée hérités et intériorisés, en provenance d‘anciennes théories anticommunistes occidentales devenues familières, «libérales» ou autres? •

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