«Cette guerre vise l’Allemagne»

par Karl-Jürgen Müller

Récemment, l’hebdomadaire suisse «Die Weltwoche» a publié une interview d’Emmanuel Todd, anthropologue, démographe et historien français de renom international. L’interview, intitulée selon le titre de ce texte, est abordable en forme numérique, (en allemand), sous https://welt-woche.ch/story/in-diesem-krieg-geht-es-um- deutschland/?postcomments.
    Voici quelques citations tirées de l’interview [traduction de l’allemand Horizons et débats]:

«Tous les journaux sont de concert à proclamer ‹L’Occident est normal et Poutine est un malade mental. Les Russes sont des monstres assoiffés de sang›. Par contre, la démographie nous apprend toute autre chose: la Russie est devenue plus stable et sa société plus civilisée. Quant à moi, ce qui se passe en Russie est parfaitement clair. Je comprends la pensée et l’action de Poutine, je peux l’expliquer en trois minutes. [...] A la différence du comportement de l’Occident qui me semble profondément énigmatique.»

A la question d’après les auteurs du sabotage de Nord Stream, le scientifique français répond de la sorte:

« Les Américains, bien sûr. Mais cela n’a aucune importance, ce n’est que normal [si on part des réalités, ndt.]. Ce qui importe, c’est la question suivante: comment se fait-il qu’une société prenne pour réalité la présomption que cette action puisse relever de la responsabilté des Russes? Nous avons affaire à une inversion des réalités. C’est d’autant plus grave. [...] Mon activité d’auteur a commencé avec mon essai sur l’effondrement de l’Union soviétique. J’ai l’intention de la clore par un ouvrage raisonné sur la troisième guerre mondiale. Je ré fute la perte de réalité dominante dont souffrent surtout les Européens, même si j’essaierai de la comprendre. [...] Les Européens parlent de paix et de propagation de leurs valeurs humanistes, sans armée. Ils ont perdu toute pensée géopolitique. Entre la stratégie offensive des Américains et la stratégie défensive des Russes, les Européens se trouvent dans un état de confusion mentale é patante. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’Allemagne.»

«Cette guerre vise l’Allemagne»

Pour expliquer son point de vue, l’auteur continue en ces termes:

« La crise financière de 2008 a rendu évident qu’avec la réunification, l’Allemagne est devenue la première puissance d’Europe et donc une rivale des Etats-Unis. Jusqu’en 1989, elle était un nain politique. A partir de ce moment, Berlin s’est montré prêt à s’engager vis-à-vis des Russes. Ce qui a immédiatement mis la lutte contre ce rapprochement à  la une des priorités de la stratégie américaine. [...] L’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est n’é tait pas dirigée principalement contre la Russie, mais contre l’Allemagne. L’Allemagne ayant confié, auparavant, sa sécurité à l’Amérique, s’est ainsi transformée en cible des Américains.»  […]
    
«L’Occident a provoqué la Russie. Le politologue américain John Mearsheimer a sobrement constaté que la collaboration des Britanniques et des Américains [avec l’armée ukrainienne, ndlr.] a de facto transformé l’Ukraine en membre de l’OTAN. Elle a été armée pour attaquer la Russie. L’attaque de Poutine était une invasion défensive. Il avait annoncé cette réaction et menacé de faire la guerre. [...] Mearsheimer a fait valoir que l’Ukraine était d’une importance existentielle pour la Russie. Il considérait la victoire de Poutine comme une certitude. Mais il pensait aussi que les Etats-Unis abandonneraient l’Ukraine ce qui s’avérait être une vue erronée. Cette guerre est d’une importance autant existentielle pour eux : si la Russie gagne, le système impérial des Etats-Unis s’effondrera. Leur endettement est phénoménal. Pour maintenir leur prospérité, les Etats-Unis dépendent du tribut des autres Etats.»

Ce qui, au cours de l’interview, amena à la question si l’Ukraine prévoyait vraiment d’attaquer la Russie. Todd y répond en ces termes:

«Cette attaque se trouvait en pleine préparation. C’est un fait qu’en collaboration avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Pologne, l’Ukraine é tait résolue à reconquérir les territoires russes – vraiment russes ! – du Donbass. Y compris la Crimée.»

« Une guerre défensive»

Et quelle est la stratégie des Russes?

«Leur stratégie mise sur la ‹longue durée› du déclin américain. L’Amérique le compense en faisant pression sur ses anciens protectorats. Le contrôle de l’Europe – surtout de l’Allemagne – et du Japon est devenu sa priorité. Lors de sa guerre en Irak, Chirac, Schröder et Poutine avaient protesté en commun contre cette guerre, lors d’une conférence de presse commune. Depuis, l’Amérique a réussi ce que l’on appelle en allemand la ‘Gleichschaltung’ [l’alignement] de l’Europe. Mais le reste du monde s’en tient à la Russie. Lorsqu’elle était communiste, elle inspirait la peur et la terreur, en tant que fief athéiste et impérialiste. Aujourd’hui, la Russie représente une vision conservatrice du monde défendant la souveraineté des peuples et des nations, qui ont tous le droit d’exister.»

Todd apporte également une réponse à la question de savoir si la guerre aurait pu être évitée, en déclarant:

«Poutine avait exigé que la langue soit respectée dans les régions russophones. Il voulait en plus que l’Ukraine ne rejoigne pas l’OTAN. Cette guerre aurait pu être évitée. [...] L’Allemagne et la France sont coresponsables. On était constamment à Kiev. L’Europe rêvait de s’é tendre à l’Est, en Ukraine. La réaction russe a été déclenchée par le réarmement militaire, la formation et le ‹conseil› de l’armée ukrainienne. Si l’OTAN avait renoncé à faire de l’Ukraine une partie de son dispositif militaire, cette guerre n’aurait pas eu lieu. [...] Donetsk se trouve à une centaine de kilomètres de la frontière russe. La distance avec Washington est de 8400 kilomètres. La guerre se déroulera donc à la frontière de la Russie. C’est aussi pour cela qu’avec l’intervention russe il s’agit d’une guerre défensive – une guerre de défense.»

«L’Occident en autodestruction»

Pour Todd, la guerre en Ukraine est d’ores et déjà devenue une guerre mondiale. Avec quelle issue?

«Si la Russie survit, conservant comme territoire russe, le Donbass et la Crimée, si son économie continue de fonctionner et si elle peut réorganiser ses relations commerciales avec la Chine et l’Inde, alors l’Amérique aura perdu la guerre. Et par la suite, elle perdra ses alliés. C’est pourquoi l’Amérique et l’OTAN continueront. Et c’est pourquoi nous avons affaire à une guerre mondiale qui va durer. Sa cause principale est la crise de l’Occident. [...] L’Occident a perdu ses valeurs et se trouve sur la pente de son autodestruction.»

Idem pour d’autres extraits de cette interview. Très probablement, une interview de cette envergure placée dans un média allemand établi serait impossible à l’heure actuelle. Pour l’Allemagne officielle d’aujourd’hui, les propos d’Emmanuel Todd relèveraient de la «propagande russe» ou de «l’idéologie du complot». Les politiciens allemands, de concert avec nos médias mainstream, réfutent de revoir, de manière critique, leurs positions figées. Ils se complaisent dans le rôle des «Bons» dans la lutte contre le « Mal».

L’Allemagne perd son«rôle de leader»

Le 13 janvier, à la station radio «Deutschlandfunk», un homme politique du SPD, Michael Roth, président de la Commission des affaires étrangères du Bundestag allemand, a plaidé pour que «la liberté et la démocratie en Ukraine soient préservées par tous les moyens». Il n’a toutefois pas mentionné le fait que les partis d’opposition et les médias critiques à l’é gard du gouvernement sont interdits en Ukraine. Au lieu de cela, il a propagé le syllogisme éclatant qu’il fallait « faire la paix avec davantage d’armes». Peu importe jusqu’où  aille la portée de ces armes? Peu importe contre qui ces armes soient employées?
    Les médias mainstream allemands sont presque unanimes là-dessus: la Russie et son Président é tant les seuls responsables de la guerre, l’Allemagne doit livrer davantage d’armes à l’Ukraine.1 C’est ainsi que l’on lit, à la une d’un magazine politique «de qualité»: «Courage, Monsieur le Chancelier! Ne craignez guère la Russie!»» («Focus» du 6 janvier 2023). Pour continuer ce zèle va-t’en guerre, dans les lignes qui suivent, en ces terme «Peu importe ce que l’Allemagne livre à l’Ukraine pour la soutenir, les Russes ne vont pas «escalader»  le statut quo – ni contre l’Allemagne, ni contre l’Europe, ni contre l’OTAN. Et pourquoi ? Parce qu’ils n’en sont pas capables, se trouvant trop faibles pour le faire, le déroulement de la guerre en Ukraine jusqu’à  présent en est la preuve éclatante. Il ne faut donc pas avoir peur de ces Russes.» La recommandation à l’adresse de l’Allemagne pour continuer de jouer son «rôle de leader» envers les autres Etats européens est donc celle-ci: «Le Chancelier fédéral devra prendre la tête d’un mouvement diplomatique visant à ce que l’Europe fournisse à l’Ukraine l’é quipement dont elle a besoin. Les Américains ont expressément encouragé les Allemands à le faire, il ne reste plus aux Allemands que de témoigner, eux-mêmes, de ce courage.»
    Les Américains «encouragent» donc les Allemands à s’enliser encore dans cette guerre. Ainsi se répètent donc les leçons historiques rendant évident à quel point les paroles savent mentir. En 1900, l’amiral britannique Seymour s’est exclamé, lors de la guerre coloniale contre le mouvement national des boxeurs chinois: «The Germans to the front!». De même, l’agression de trahison menée par l’Allemagne nationale-socialiste contre l’Union soviétique convenait très bien à beaucoup de gens dans «l’Occident libre».
    Dans ce contexte, la réaction de l’ambassade russe en Allemagne, datant du 6 janvier 2023, aux projets allemands de livraison d’armes toujours plus nombreuses, a tout son poids, pourtant non existant dans nos médias «de qualité». C’est pourquoi nous la reproduisons ici:

«Nous réaffirmons que les livraisons d’armes létales et lourdes au régime de Kiev constituent une violation de la loi. Les armes employées contre le régime de Kiev, non seulement contre les forces armées russes, mais aussi contre la population civile du Donbass, constituent la limite morale que le gouvernement fédéral n’aurait pas dû franchir. Cela vaut notamment pour la responsabilité historique de l’Allemagne devant notre peuple pour les crimes nazis commis pendant la Seconde Guerre mondiale. [...] Avec cette décision de Berlin, il s’avère, de manière de plus en plus manifeste, que la République fédérale allemande et l’ensemble d’Etats occidentaux n’ont aucun intérêt à chercher une solution pacifique au conflit. Leurs efforts ont de facto transformé l’Ukraine en terrain d’entraînement militaire et instrumentalisé le peuple ukrainien pour atteindre les objectifs géopolitiques de l’Occident, ce qui prolonge les hostilités et provoque des victimes et des destructions inutiles. La décision de Berlin de livrer des armes lourdes au régime de Kiev affectera gravement les relations germano-russes».

Une fois déjà dans l’histoire allemande, des Allemands ont cru à la «victoire finale». Dupes de la propagande – ils s’é taient cruellement trompés. Le prix à payer a été élevé. Aujourd’hui, tout ce qui avait distingué la pensée allemande après la Seconde Guerre mondiale est à nouveau écrasé. Les préparatifs de la situation actuelle ont commencé il y a 30 ans. Lorsqu’au début des années 90, Volker Rühe (CDU), Ministre allemand de la défense d’alors, avait plaidé pour une nouvelle conception «militarisée» de la politique étrangère allemande, qui ne pouvait être atteinte qu’à  petits pas, les critiques parlaient de «tactique du salami». Nous voyons maintenant où l’Allemagne officielle a l’intention d’atterrir. Tout esprit disposant d’un reste de bon sens mesurera à quel point le prix à payer pour ce nouveau «militarisme allemand» sera douloureux pour nous tous. •

1Le 9 janvier 2023, Ted Galen Carpenter, du Cato Institute américain, a publié un article révélateur sur l’Ukraine dans la revue The Amerivan Conservative. Le titre: «False democracy. Ukraine is not the bastion of freedom described by most Western media» (https://globalbridge.ch/die-usa-wissen-genau-dass-die-ukraine-keine-demokratie-ist/ du 21 janvier 2023).
2Dans une enquête commandée par la Fondation Otto Brenner de mouvance syndicaliste (Marcus Maurer/Jörg Haßler/Pablo Jost. Die Qualität der Medienberichterstattung über den Ukraine-Krieg [La qualité de la couverture médiatique de la guerre d’Ukraine] daté du 15 décembre 2022), les auteurs ont analysé le contenu des informations médiatiques publiées entre le 24 février et le 31 mars 2022. Dans le cadre de leur é tude «sur la qualité de la couverture médiatique concernant la guerre en Ukraine», ils ont examiné 4300 unités d’information de la «Frankfurter Allgemeine Zeitung», de la «Süddeutsche Zeitung», de la «Bild-Zeitung», du «Spiegel», du «Zeit» ainsi que des chaînes de télévision «ARD Tagesschau», «ZDF heute» et «RTL aktuell». Selon cette étude, plus de 90 % des messages analysés déclarent la Russie et son président coupables de la guerre. En plus, contrairement à la population allemande, environ 75 % des textes, publiés prétendument dans l’intérêt de l’information publique, ont plaidé pour le soutien militaire de l’Ukraine. Les médias analysés ont présenté la Ministre allemande des Affaires étrangères Baerbock et le président ukrainien Zelenski de la manière la plus positive, tandis que le Chancelier allemand a été critiqué pour sa réticence à livrer des armes.

Effondrement drastique de la confiance des Allemands dans leurs institutions politiques

km. Selon un sondage représentatif réalisé par l’institut de sondage Forsa (4003 personnes interrogées entre le 15 et le 22 décembre 2022), la confiance des Allemands dans leurs institutions politiques a baissé considérablement par rapport à l’année précédente, et ceci dans tous les domaines. La plus forte perte de confiance a été enregistrée par le gouvernement fédéral allemand et le chancelier fédéral. Seuls 34 % des personnes interrogées font encore confiance au gouvernement fédéral, soit 22 % de moins que l’année précédente. Le chancelier n’a plus la confiance que de 33 % des personnes interrogées, soit 24 % de moins que l’année précédente. Les valeurs les plus basses ont été atteintes par les partis politiques du pays, avec seulement 17 % sur la totalité des personnes interrogées. Ce chiffre est en baisse de 7 % par rapport à l’année précédente. L’UE arrive en avant-dernière position avec 31 % encore à lui faire confiance. Là aussi, c’est 7 % de moins que l’année précédente. Depuis 15 ans, Forsa interroge, une fois par an, les Allemands sur leur confiance dans leurs institutions politiques, à la demande des chaînes RTL et ntv. Pour l’année 2022, RTL et ntv ont parlé d’un «effondrement drastique de la confiance».

Source: https://www.rtl.de/cms/rtl-ntv-trendbarometer-das-vertrauen-in-alle-politischen-institutionen-sinkt-drastisch-5023517.html du 3/01/23

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