On ne rappellera jamais assez quelles sont les missions fondamentales de l’Allemagne – en tant qu’Etat démocratiquement constitué – en matière d’assistance à l’existence et de protection envers ses citoyens, ses voisins et la communauté internationale. Aussi le gouvernement allemand est-il tenu de respecter ces obligations sous serment? Voici quelques-unes des obligations les plus importantes: garantir la sécurité intérieure et extérieure, veiller aux soins de santé, garantir la formation scolaire générale, l’approvisionnement en énergie, en eau et en denrées alimentaires (souveraineté alimentaire) et surtout la protection et la sécurité juridiques sur la base de la Constitution. Celle-ci repose à son tour sur les droits naturels et humains établis et solennellement déclarés. Cela n’a rien à voir avec cette construction citée à chaque occasion du soi-disant «ordre fondé sur des règles» qui ne fait que « justifier» le droit du plus fort.
Qui voudrait contester que, selon l’article 5 de la Loi fondamentale ([Grundgesetz]GG), l’un des acquis démocratiques les plus importants dans l’espace public est la liberté d’expression. Le libellé constitutionnel a déjà été cité en détail dans l’é dition numéro 1 de Horizons et débats du 17 janvier 2023 dans ses étapes de développement historique. C’est pourquoi il suffit de reciter ici l’article 5 de la GG: «Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, à l’é crit et par l’image et de s’informer sans entraves aux sources qui sont accessibles à tous. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties.Il n’y a pas de censure.» La liberté d’information était si importante pour l’assemblée constituante de 1949 qu’elle a expressément inscrit cette liberté dans la Loi fondamentale. La liberté de réunion (article 8) et la liberté de religion (article 4) sont intrinsèquement liées à la liberté d’expression. Il est facile de comprendre qu’en cas de restriction ou même d’absence de l’une de ces libertés, la constitution démocratique, la démocratie par excellence, est menacée et qu’une transformation en conditions totalitaires se prépare ou a déjà été réalisée.
La Loi fondamentale met donc en évidence une conception de l’homme qui part du principe que le citoyen veut et peut s’exprimer librement et de manière responsable sur les détails et les subtilités du bien commun garanti par l’Etat démocratique. Même l’expression d’opinion qui dépasse le cadre de la Constitution n’a pas été considérée comme dangereuse en soi par la Cour constitutionnelle, car de tels débats aiguisent l’esprit démocratique.
La Cour constitutionnelle fédérale
rend hommage au citoyen responsable
Dans un arrêt du 4 novembre 20091, la Cour constitutionnelle fédérale est parvenue à la conclusion suivante:
«Sont ainsi é galement protégées par l’article 5, alinéa 1 de la Loi fondamentale les opinions qui visent à un changement fondamental de l’ordre politique, indépendamment du fait de savoir si et dans quelle mesure elles sont réalisables dans le cadre de l’ordre établi par la Loi fondamentale. La Loi fondamentale fait confiance à la force du libre débat comme arme la plus efficace, même contre la propagation d’idéologies totalitaires et méprisantes» (mise en relief par ew).
« Pour contrer les dangers qui en découlent, l’ordre libéral de la Loi fondamentale attribue en premier lieu l’engagement citoyen dans le libre discours politique ainsi que l’information et l’é ducation de l’Etat dans les écoles conformément à l’article 7 de la Loi fondamentale.»
«Les citoyens ne sont pas non plus tenus juridiquement de partager personnellement les valeurs auxquelles sous-tendent la Constitution. La Loi fondamentale se fonde certes sur l’attente que les citoyens acceptent et réalisent les valeurs générales de la Constitution, mais elle n’impose pas la loyauté envers les valeurs.»
L’image de l’homme
dans la Constitution allemande
La Loi fondamentale fait donc confiance à la force du libre débat, à l’engagement citoyen dans le libre discours politique et elle part du principe que l’information et l’é ducation de l’Etat dans les écoles apportent leur contribution au maintien de la démocratie. L’information et l’é ducation de l’Etat dans les écoles mentionnées ci-dessus doivent toutefois être conformes à l’article 7 de la Loi fondamentale et aux articles des Constitutions des Landes concernant la mission d’é ducation et de formation, mais en aucun cas aux idéologies de je ne sais quel parti ou quelle organisation de lobbying qui, entre-temps, ont acquis une forte influence sur nos pouvoirs législatif et exécutif. Cette influence est nocive, comme le montrent non seulement les résultats des classements internationaux en matière d’é ducation, mais aussi le grand nombre de jeunes qui abandonnent l’apprentissage et les études. C’est le résultat de l’é chec de la politique éducative et d’une pédagogie basée sur des prémisses erronées. Il y a un refus de plus en plus répandu face aux exigences innées à toute éducation responsable.
Or, la Loi fondamentale constitue le fondement de notre démocratie. La mission première de l’engagement citoyen est de l’animer et de la faire résonner de manière vivante dans sa signification. En démocratie, cela se fait avant tout par l’é change libre d’opinions, sans entrave et non censurées, que ce soit par la parole, l’image ou l’é crit. La censure est explicitement exclue (GG, article 5). En matière de démocratie, chaque citoyen participe à la recherche de ce qui est raisonné. Tout cela repose sur la liberté d’expression sans entrave quelconque, personne n’est autorisé à la restreindre ou même à la supprimer, même si les pensées avancées seraient d’un contenu nuisible ou «dangereux» pour la cause commune. A ce sujet, la Cour constitutionnelle fédérale allemande de 2009 est formelle, en réaffirmant cette donnée centrale en ces termes:
«L’intention d’entraver des expressions au contenu nuisible ou dangereux dans ses conséquences intellectuelles annule le principe même de la liberté d’expression et est donc illégitime.»
Les faits de la «non-culture» régissent l’actualité politique en Allemagne
Un bref regard sur la «culture» politique tenant actuellement la haut du pavé en Allemagne, nous fait reconnaî tre l’é cart qui nous sépare de cette réalité juridique. Depuis un certain temps, nous assistons à un processus, de plus en plus pointu, qui produit des séries d’interdictions de penser – indicateurs évidents de ce qui relève de la censure politiquement ordonnée. Celles-ci réclament certes leur entrée dans le code pénal et, dans certains cas, l’ont déjà fait. Ne s’agit-il pas d’indicateurs d’une suppression de pensées élargie lorsque l’on dénigre des personnes exprimant des idées «divergentes» en tant que «négationnistes du climat», «homophobes», des gens qui «comprennent» Poutine, «extrémistes de droite», « hate-speaker» (ceux qui critiquent par exemple quelques attitudes de la collectivité LGBTQ+), «xénophobes», «nationalistes fascisants» ou, tout court, «dé-légitimateurs», et bien d’autres encore (les menaçant en plus de sanctions, y compris de la part de l’Etat). La radio-télévision publique à participer sans frein à cette propagande d’Etat sans précédent. Se trouve au centre de cette attitude prosélyte un parti dont la prétendue hostilité à la démocratie n’a pas pu être é tayé juridiquement et qui n’est donc pas interdit, parti qui est utilisé par la quasi-totalité des représentants de l’Etat et des grands médias pour stigmatiser et exclure les opinions indésirables. Qui ne saurait qu’avec de telles pratique politiques de dénigrement public, les ciseaux se mettent en place, car la mise au pilori pratiquée menace inévitablement tout le monde.
Mais derrière les nombreuses opinions différentes se trouvent des personnes. Leur nier le droit de participer au débat public, les harceler et les exclure, voire les priver de leurs moyens de subsistance est contraire à toute pratique démocratique, et manifeste une mentalité profondément antidémocratique, voire totalitaire. Cette pratique a un effet intimidant sur ceux qui pensent dans la même direction. Et c’est précisément le but de ces campagnes.
Si l’article sur l’incitation à la haine (§ 130 du code pénal) est rendu presque arbitraire, ceci par l’emploi de notions juridiquement floues et si, en même temps, l’article 140 du code pénal interdisant la glorification d’un délit s’applique même face à l’expression d’une opinion, nous nous retrouvons alors engagés loin vers l’unicité forcée de d’opinion publique.
Si, en plus de cela, la Ministre de l’Intérieur menace ses fonctionnaires et employés du service public d’un renversement de la charge de la preuve, jadis habituel en matière du droit publique, nous avons alors déjà franchi le pas vers la dictature mentale. Elle ne tolère pas de citoyens responsables ni de fonctionnaires osant prononcer leurs idées critiques. Les citoyens responsables sont muselés et les fonctionnaires critiques limogés de toute fonction publique.
Renversement de la charge de la preuve
Dans le Land de Berlin, le renversement de la charge de la preuve est déjà monnaie courante, et ceci depuis le 20 juin 20202. Selon cette « nouvelle juridiction», tout fonctionnaire accusé, par exemple, de racisme ou d’autres griefs similaires, doit apporter la preuve de son innocence. Ce n’est plus au plaignant d’apporter la preuve, mais au fonctionnaire accusé. Imaginez ce que cela signifie pour les agents de police, les enseignants et les employés administratifs? Ce renversement de la charge de la preuve fait bousculer toute pratique judiciaire, freine les initiatives des agents publics limitant ainsi leur marge de liberté d’action nécessaire dans l’exercice de leur activité publique. Il suffit de penser aux agents de police de service lors de la nuit de la Saint-Sylvestre 2022, à Berlin. Un tel renversement de la charge de la preuve ne tardera pas à aboutir à des effets graves. Et si le but allait précisément dans cette intention?
Ce «divide et impera» amènera
à la polarisation extrême de nos sociétés
Là se pose inévitablement la question: pourquoi tout cela? Qu’attendent les instigateurs à la scission après avoir réussi à diviser les protagonistes de débats essentiels en camps irréconciliables (ceci au travers d’une polarisation massive sur presque tous les sujets sociopolitiques, comme s’il ne s’agissait que de séparer le noir du blanc, ce qui résultait sur une perte douloureuse des couleurs de nuances); après avoir tenté d’é liminer les prétendus «fake news» et «hatespeaches» de tous les médias (ceci à l’aide de la loi sur la pénétration du net); après avoir pris toutes ces mesures susmentionnées. Il semble qu’il n’y a plus de sécurité juridique pour les citoyens intègres. L’article 5 de la Loi fondamentale semble être annulé. Si la liberté d’expression, droit fondamental du citoyen, est considérée comme un acte de «dé-légitimation» de la politique et du gouvernement et que la protection de la Constitution est invoquée pour la supprimer, quelque chose de fondamental a alors changé dans la conception de l’Etat.
En dernière instance, c’est en principe le tribunal qui décide, si une opinion exprimée relève encore de l’article 5 de la Loi fondamentale, précisément parce que la Constitution revêt la liberté d’expression avec cette importance inconditionnelle. Or, dans de tels cas, on ne fait plus appel aux tribunaux depuis longtemps. Au lieu de cela, on a inventé des étiquettes telles que «fake news» et «hatespeach», qui sont traitées avec le même zèle catégorique qu’un jugement judiciaire. Un abus flagrant! Ce ne sont plus les tribunaux, composés d’ê tres humains qui assument cette «fonction», mais les algorithmes des groupement des technologies avancées. Ils «nettoient» le réseau et s’arrogent des compétences judiciaires. L’Etat de droit allemand et son statut de démocratie libérale ne peuvent pas être mis en danger de manière plus forte et plus dangereuse. Ne disait-on pas auparavant que le réseau était une zone de non-droit, que les groupements d’entreprises technologiques n’y intervenaient pas? Aujourd’hui, ils démontrent sans ambages qui sont les vrais «maîtres» du réseau.
Le ton monte
Dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale de 2009, les juges font, à juste titre, encore confiance au citoyen libre face au maintien pratique de la démocratie. Mais aujourd’hui, dans la pratique politique du gouvernement fédéral allemand, les décideurs politiques semblent avoir pris peur du souverain – du citoyen responsable. Dans ce cas, les citoyens souverains devront s’exprimer avec encore plus de détermination!
La Loi fondamentale n’a pas changé depuis 2009. Si, en ces temps de polarisation sans frein et de «cancel culture», les juges constitutionnels parviennent à d’autres conclusions, ils seront tenus de les confronter, une nouvelle fois, à la Loi fondamentale et aux commentaires de leurs homologues de 2009. Ceux qui entravent l’expression d’opinions, voire les interdisent, commettent la mainmise sur la constitution démocratique de notre Etat et contribuent ainsi à sa destruction. Le ton se durcit et prend des aspects de plus en plus totalitaires. Et ensuite? •
1Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision de la Première chambre, du 04 novembre 2009 ; 1 BvR 2150/08 - Rn. (1-110), en ligne sur: bverfg.de/e/rs20091104_1bvr215008.html
2Consulter la Loi sur la non-discrimination du Land de Berlin, adoptée par le Sénat, le 11 juin 2020, et publiée, le 20 juin 2020, dans le bulletin officiel du Land de Berlin (Gesetz- und Verordnungsblatt).
« L’historien Hannes Hofbauer remonte dans l’histoire pour mieux comprendre les pratiques actuelles d'interdiction. La censure moderne commence avec l’invention de l’imprimerie au milieu du 15e siècle. Jusqu'au 18e siècle, les détenteurs de la vérité prescrite passent peu à peu de l’Eglise à l’Etat. Au 20e siècle, les phases de liberté d'expression alternent avec la répression de la parole libre». (texte de présentation)
ew. Le 12 janvier 2023, le magazine Emma, édité par Alice Schwarzer, a publié une interview de l’ex-général de brigade Erich Vad. Ce dernier a été conseiller en politique militaire du gouvernement fédéral de 2006 à 2013. Vad s’est prononcé très tôt contre les livraisons d’armes à l’Ukraine. Dans l’interview, il déplore le manque d’expertise en matière de politique militaire en Allemagne, et surtout, il pointe du doigt la censure médiatique lorsqu’il s'agit d'exclure les experts militaires du discours public:
«Les experts militaires – qui savent ce qui se passe sous les services secrets, ce qui se passe sur le terrain et ce que signifie vraiment la guerre – sont largement exclus du discours. Ils ne correspondent pas à la formation de l’opinion dans les médias. Nous assistons à une uniformisation des médias comme je n’en ai encore jamais vu en République fédérale. C'est de la pure fabrication d’opinion. Et pas sur ordre de l’Etat, comme on le connaît dans les régimes totalitaires, mais par pure auto-autorisation».
(Traduction Horizons et débats)
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