Comment faire perdurer la maison Europe?

par le Professeur et ing. dipl. Heinrich Wohlmeyer, Autriche*

Je voudrais commencer par une phrase de Jacques Delors, qui a dit que pour que l’Europe survive, nous devions emprunter des chemins le long de ses fondements intellectuels: «Nous devons redonner une âme à l’Europe». C’est pourquoi je commence simplement au nom du Tout-puissant, car nous nous trouvons actuellement dans un pluralisme d’opinions déroutant, couplé à la dictature d’opinion des dirigeants.

Le philosophe allemand Norbert Bolz l’a formulé ainsi: «Nos grands problèmes ne résultent pas d’un manque de connaissances, mais d’un manque d’orientation. Nous sommes confus, sans être ignorants».
    Lorsque nous abordons le problème, nous devons faire un pas de trois, du savoir d’orientation au savoir-agir en passant par la connaissance du but. En ce qui concerne le savoir d’orientation pour la refonte de la maison Europe, je pense que la biologie humaine nous donne des indications essentielles. Dans leur livre sur le cerveau et l’esprit «Gehirn und Geist. Biologische Erkenntnisse ü ber Vorgeschichte, Wesen und Zukunft der Menschen», le prix Nobel Sir John C. Eccles et le biologiste suisse Hans Zeier ont expliqué, de manière concluante, que nous sommes conçus pour des unités dont la taille est raisonnable. Et le philosophe et économiste Leopold Kohr a fait déboucher cela sur l’exigence qu’il faille créer des structures sociales à la mesure de l’homme.
    L’histoire montre également que tous les grands empires, malgré une organisation militaire parfaite, se sont effondrés en raison de l’é loignement par rapport aux citoyens.
    Quelle est donc la connaissance du but qui en découle? C’est la décentralisation intelligente et la mise en réseau, au lieu de faire l’é conomie des petites unités, comme c’est le cas actuellement. Je pense ici à la suppression des chemins de fer, des écoles, des postes de police, des agences bancaires, etc. Eccles et Zeier l’ont brièvement formulé comme suit: renoncer à un démembrement plus prononcé des fonctions dans l’agriculture et l’industrie, qui ne serait efficace qu’à  court terme, et rétablir des petites sociétés décentralisées, fonctionnellement interdépendantes et socialement satisfaisantes, avec des structures de pouvoir et des réseaux de communication de taille raisonnable. Préserver les cultures locales au lieu de les détruire.
    Dans mon livre «Empörung in Europa» (Indignation en Europe), j’ai projeté le rôle futur de l’Europe par analogie avec le rôle des Grecs anciens, à savoir un sursaut pour que l’Europe soit la lumière du monde, fédérale, diverse, respectueuse de l’Etat de droit, tolérante, solidaire, éduquée et, surtout, respectueuse de la dignité de la personne, et qui mette en pratique les droits de l’homme.
    L’Europe doit avant tout retrouver sa boussole interne, ses racines chrétiennes, grecques, juives et latines. Les élites qui donnent le ton ont même empêché qu’une référence aux racines chrétiennes de l’Europe soit inscrite dans le préambule des traités sur l’Union européenne et son fonctionnement.
    Mais où les élites vont-elles attacher leurs systèmes de valeurs? Aux opinions manipulées et changeantes? J’ai toujours dit que si la morale dépend de l’opinion du grand nombre, alors dans une bande de brigands, leur idole se réduit au brigand le plus efficace.
    Il faut également tenir compte d’un autre é lément: l’Europe est un modèle international grâce à l’organisation, unique au monde, de ses systèmes juridiques et sociaux. Cela provoque également un afflux de migrants, mais ceux-ci n’adhèrent plus au contrat social.
    L’ordre social et juridique européen est en réalité du christianisme sécularisé, nous l’avons oublié. Nous nous retrouvons donc dans la situation actuelle de perte de repères, dans laquelle nous propageons tour à tour les valeurs européennes les plus diverses.
    Quelles maximes d’action découlent donc du savoir d’orientation et de la connaissance du but? Au lieu d’investir dans des armes et des interventions dans un esprit de grandeur, nous devrions maintenir et développer les infrastructures décentralisées. La création monétaire devrait être remise en mains nationales, car la monnaie est quasiment le costume sur mesure de l’é conomie nationale concernée. Au lieu de plaquer les quatre libertés (capital, marchandises, services, personnes) sur les différentes économies, nous devrions nous consacrer à l’harmonisation des systèmes juridiques et sociaux. Les systèmes juridiques devraient être simplifiés pour être plus proches des citoyens et répondre aux trois critères suivants: reconnaissable, réalisable et applicable. Et il faudrait surtout éviter d’introduire des éléments juridiques anglo-américains spéciaux qui, en plus d’ê tre difficilement lisibles, comportent aussi de nombreuses incertitudes.
    Je vais maintenant vous tendre les traités européens consolidés. Il s’agit de 403 pages, et même davantage maintenant. Les renvois y sont tellement nombreux que leur lecture est quasi impossible au citoyen ordinaire. Cela veut dire que nous avons une base juridique illisible. Si nous prenons par exemple l’accord CETA, qui compte plus de 600 pages, nous introduisons à nouveau un ordre juridique particulier qui favorise l’incertitude juridique. Par conséquent, il est nécessaire de retourner à une situation juridique simplifiée et claire.
    En ce qui concerne le commerce international, nous devons exiger le principe du pays de destination. Cela signifie que tu n’as libre accès au marché que si tu peux prouver que la production de ton produit, de ta prestation, a été réalisée dans le respect de normes écologiques et sociales comparables à celles du pays de destination. C’est faisable et contrôlable. Lorsque l’Autriche n’é tait pas encore membre de l’UE, celle-ci a tout contrôlé, jusqu’aux petites boucheries et laiteries, et les a fermées, et nous avons accepté cela en silence. Mais si nous exigeons une telle chose au niveau international, on nous dit immédiatement que c’est contraire à la souveraineté.
    En ce qui concerne l’agriculture, nous devrions enfin revenir aux propositions de l’IAASTD de 2008, les propositions «L’agriculture à la croisée des chemins». Celles-ci stipulent que la sécurité alimentaire future doit reposer sur une exploitation agricole à petite échelle, orientée sur le site et plutôt horticole, et sur des structures adaptées en matière de transformation et de commercialisation.
    Mais je pense que nous devons avant tout commencer par notre jeunesse. Nos enfants doivent redevenir fiers de leur patrie européenne, de ses philosophes, de ses professeurs d’Etat, de sa musique polyphonique, de ses poètes, de ses scientifiques et de ses techniciens, sans oublier, comme je l’ai déjà mentionné, l’organisation démocratique de la société dans le cadre de l’Etat de droit. Si nous ne le faisons pas, mais que nous nous contentons de transmettre des «compétences»  dans les écoles, cela revient à former de bons soldats de l’industrie destinés à rejoindre une lutte concurrentielle imposée. Un étudiant m’a dit à ce sujet: «Monsieur le professeur, c’est clair pour nous, nous sommes éduqués comme des gladiateurs. Le meilleur gladiateur survit, mais les autres ne survivent pas.» Cela signifie que nous devons repenser fondamentalement cette question.
    J’en viens à présent à la géopolitique: je pense, et cela est apparu tout au long de la conférence, que nous devons renoncer à la vassalité, à l’hégémonie encore actuelle et à ses adeptes, et mettre en place une politique étrangère propre, une politique de respect du droit international et de non-alliance équilibrée, comme cela a déjà été souligné aujourd’hui. Cela nous permettra également d’assumer un rôle de médiateur neutre.
    Par conséquent, dans la guerre par procuration que mènent actuellement les États-Unis contre la Russie en Ukraine, nous devons faire avancer les propositions que le professeur Hans Köchler, dans le cadre de l’International Progress Organization IPO, et moi-même avons faites avec persistance: à savoir le non-alignement vis-à-vis de l’Est et de l’Ouest, c’est-à-dire la non-alliance, la neutralité perpétuelle, la structure fédérale et la reconnaissance du référendum en Crimée, ainsi que sa répétition en cas de suspicions. Le référendum en Crimée était au moins aussi légitime et bon, si ce n’est meilleur, que celui du Kosovo, mais ce dernier a été immédiatement reconnu parce qu’il était dans «l’intérêt de l’Occident».
    Je voudrais ajouter quelque chose. L’hégémonisme étasunien encore actuel, comme nous l’a rappelé hier Scott Ritter, est à l’agonie, et l’é treinte d’un pays en train de sombrer est la plus dangereuse. Il est donc impératif de s’en défaire.
    Permettez-moi de résumer ainsi: nous avons besoin d’une Europe de la diversité des patries, comme l’a demandé Charles de Gaulle, d’une «helvétisation»  de l’UE. L’ancien correspondant à l’é tranger du journal «Frankfurter Allgemeine», Karl Peter Schwarz, l’a justifié ainsi: «Car la Suisse a montré comment une diversité de langues et de religions peut résonner au service d’une raison commune.»
    Voilà pourquoi votre travail inlassable dans Horizons et débats doit continuer. Si le scénario d’apocalypse de William Scott Ritter devait effectivement se réaliser, la voie suisse décentralisée serait la voie de la survie. Je l’ai moi-même vécu à la fin de la Seconde Guerre mondiale lorsque j’é tais enfant. A l’Est, tout était détruit, et nous avons reconstruit l’Etat à partir de la base, des petites unités, en recevant le soutien d’en haut. Je conclurai donc en réaffirmant le besoin d’une Europe de la décentralisation et d’une Europe qui retourne à ses racines chrétiennes, à un ensemble de valeurs qui projettent une orientation. •

(Traduction Horizons et débats)


*Exposé lors de la conférence annuelle du groupe de travail «Mut zur Ethik» («Europe – vers quel avenir?») du 2 au 4 septembre 2022.

hd. Heinrich Wohlmeyer a été recueilli par des paysans après avoir perdu son père, mort peu avant sa déportation en camp de concentration, après la destruction par les bombes de sa maison familiale, et après la maladie de sa mère. Il est allé au collège «par ses propres moyens», a étudié le droit, le droit international des affaires aux Etats-Unis et en Angleterre, ainsi que l’agriculture et les technologies de l’alimentation à l’Université des sciences du sol de Vienne. De retour en Autriche, il s’est mis à disposition en tant que développeur régional et manager industriel pour la région Waldviertel et est devenu directeur de l’Industrie agricole autrichienne. Après s’ê tre «dispersé», il est entré à l’université et a enseigné l’é conomie des ressources et la gestion de l’environnement. Toutes ces activités lui ont fait prendre conscience que l’origine du développement non durable se trouve dans la politique commerciale et la politique financière, qui sapent les cycles économiques régionaux: «Il nous faut des solutions régionales, pour assurer la meilleure prospérité régionale possible», dit-il.

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