Survivre en Syrie

Rencontres sur les marchés de Damas

par Karin Leukefeld, Damas

A l’écart du large Mezzeh Highway se trouve Scheich Saad, un marché apprécié dans la vieille partie de Mezzeh, quartier de Damas. Le highway relie le centre-ville de Damas à l’autoroute qui mène à Beyrouth. A droite et à gauche de la route très fréquentée se trouvent d’immeubles de plusieurs étages, des écoles et les bureaux de sociétés de téléphonie mobile syriennes, le Palais de justice, un complexe de sport et des bâtiments du gouvernement. Juste avant d’arriver à l’autoroute pour Beyrouth, sur la gauche, on tombe sur un quartier d’habitation où beaucoup d’ambassades avaient leurs résidences dans le temps.
    Au pied de la colline sur laquelle se trouve le Palais présidentiel, l’école française, un hôpital, des mosquées, le Vieux-Mezzeh se cache, il est à peine visible, – les indigènes qui sont en route ici donnent l’impression d’être tranquilles et placides.
    A l’époque, on pouvait faire de bonnes affaires sur le Scheich Saad, dit monsieur Maher, qui dirige un magasin de vêtements d’hommes depuis 2000. Quand on lui demande comment vont ses affaires aujourd’hui en comparaison à sa situation de l’époque, il nous regarde, incrédule. «En comparaison à l’époque? Vous ne pouvez absolument pas comparer les temps d’avant avec ce qui se passe aujourd’hui» nous dit-il en secouant la tête. «Aujourd’hui les gens vivent au jour le jour, par la main de Dieu. Avant, nos affaires allaient si bien que nous aurions pu acheter un nouveau magasin par années.»
    Une clientèle du monde entier est passée par les marchés, les textiles syriens étant connus pour leur bonne qualité dans le monde entier. Seulement 25 pourcent de la marchandise venaient de l’étranger, tandis que 75pourcent des chemises vendues provenait de production syrienne. «On pouvait exaucer tous nos désirs et ceux de nos enfants», dit monsieur Maher en restant un moment plongé dans ses mémoires. «Aujourd’hui les gens sont occupés de se procurer de la nourriture pour la famille. Aujourd’hui on ne fait que survire.»

Pas d’énergie, pas de matière brute,
pas de travailleurs, pas de commerce

Sans l’aide des proches à l’étranger, vivre en Syrie ne serait plus possible, dit le marchand de textiles. «C’est pareil en Syrie, au Liban et pour les réfugiés d’où qu’ils soient.» Personne ne veut investir en Syrie ou n’as pas les moyens de le faire, les entreprises font faillite. «Il n’y a pas d’exports, on n’importe plus rien.» Le commerçant lève les bras, et questionne: «Les usines n’ont pas d’énergie, pas de matières brutes, pas de travailleurs et ne peuvent pas réparer leurs machines – que faire alors?» Le commerce, en plein essor avant 2011, s’est effondré. «D’abord la guerre, ensuite le siège, les sanctions économiques, l’inflation.» Avant, la société syrienne s’est engagée pour les siens, et les gens s’aidaient. Aujourd’hui chacun ne pense qu’à soi et à sa survie.  La réputée production de textiles de Syrie s’est effondrée. Le bon coton, cultivé depuis les années 1950 à l’est de la vallée de l’Euphrate, est aujourd’hui vendu  en Irak du nord ou en Turquie par les Forces démocratiques syriennes, dirigées par les Kurdes et par des commerçants coopérant avec eux. Les entreprises à Alep ne reçoivent rien et doivent importer le coton de l’Inde et du Pakistan à des prix élevés. Les entreprises syriennes ne peuvent plus livrer la même qualité de tissus qu’avant, confirme aussi Maher, marchand de textiles, la production ayant nettement diminuée.
    «Regardez dehors sur le trottoir, des magasins d’habits de seconde main à gauche et à droite. C’est là que les gens font leurs achats actuellement, parce que ils n’ont plus d’argent pour une chemise ou un pantalon de bonne qualité.» Chez Mahler, les chemises pour hommes coûtent entre 130000 et 150000 livres syriennes, l’équivalent à 10 et 12 euros; le T-shirt la moitié. Une très bonne chemise s’élève jusq’à 200000 livres syriennes. 
    «Je n’en ai plus à ce prix dans mon magasin» dit le commerçant. «Ici, les habitants du Vieux-Mezzeh ne peuvent plus se la payer.» Les employés et fonctionnaires disposent d’une revenu d’au plus 300000 livres syriennes, moins que 30 euros. Un ouvrier gagne nettement moins, environ 180000 livres syriennes.

Au marché de Bab Srijeh

A Midan, on trouve le marché de Bab Srijeh, un grand marché d’habits de seconde main, en parallèle d’un autre marché très apprécié et populaire. L’importation de ces habits est interdite, mais une fois les habits exposés, la vente est tolérée. Une des raisons de l’interdiction de l’importation est la protection de la production indigène. Une autre raison vient du fait que des drogues et des armes trafiquées en contrebande  sont livrées dans les paquets d’habits très solides en provenance d’une multitude de pays.
    Il y a souvent des razzias dans les stands, mais la vente est aujourd’hui tolérée car les gens ne peuvent plus se payer autre chose.
    Les marchands d’habits de seconde main de Bab Srijeh ont refusé de nous parler. Finalement un monsieur Ibrahim est d’accord de répondre à quelques questions. L’homme a l’air fatigué lorsqu’il dit qu’il n’a encaissé que 150000 livres syriennes aujourd’hui, environ 11 euros. Deux jeunes hommes l’aident à suspendre les vestes, manteaux et pantalons sur des cintres, on se prépare pour l’hiver. Devant le magasin, des T-shirts, des blouses, des chemises et beaucoup d’autres habits se trouvent pêle-mêle sur deux grandes tables. Des jeunes gens, surtout des jeunes femmes fouillent dans le tas, sortent quelques articles et les tiennent vers la lumière.
    Avant la guerre, se rappelle tristement Ibrahim, les affaires marchaient bien. Ensuite il a été conscrit dans l’armée, marchant d’un front à l’autre. Après 2016, la situation s’est quelque peu détendue, il a été muté dans la région de Damas. Le soir il lui était permis de rentrer à la maison et, les après-midis, de travailler dans son magasin. Il dit, haussant les épaules: «Je ne peux pas dire ce qui est arrivé à notre pays. Nous allions tellement bien, et malgré cela, nous avons aidé les forces extérieures à amener la guerre dans notre pays!» Selon lui, il faudra au moins dix ans jusqu’à ce que la Syrie puisse plus ou moins se remettre. Mais il avait de la peine à se l’imaginer. «La Syrie ne s’est jamais aussi mal portée qu’aujourd’hui, tous les jeunes gens veulent partir d’ici.»

Des aubergines aussi grandes
que des ballons de foot   

Toujours au marché Bab Srijeh, quelques rues plus loin, on vend du poisson, de la viande, des légumes, des fruits et du fromage. Les commerçants ont empilé avec art des citrons et du raisin, en formant des pyramides – on y trouve également des aubergines presque aussi grosses que des ballons de foot. Les gens les appellent «œufs de vache».
    L’air vif, un jeune homme me regarde de derrière le haut comptoir de son magasin. Il vend du miel, des noix, différentes sortes de fromage blanc de brebis et de chèvre, du café, du lait et beaucoup d’autres produits. Du pain mince de Sveïda, plié en quatre, se trouve en haut du comptoir et trouve vite des acheteurs.
    A part le riz et le sucre, tout vient de Syrie, dit l’homme qui se présente comme Mohamed Hejazi. Le magasin appartient à son père qui est commerçant sur ce marché depuis 50 ans. Il dit que les affaires ne vont plus aussi bien qu’avant, mais qu’ils peuvent toujours vendre quelque chose. Il répond patiemment aux questions des nombreux clients sur les prix et la provenance des produits.
    D’un côté du comptoir, une femme à l’aspect pâle achète 250 grammes de fromage et un peu de yoghourt dans un cabas en plastique. De l’autre côté, on emballe différentes sortes de fromage dans de grandes coupes en plastique rondes pour des femmes habillées de vêtements somptueux. «Voyez-vous, c’est cela la différence», dit Hejazi en riant, «les syriens achètent de petites quantités parce qu’ils ont peu d’argent. Tandis que les dames du Liban qui arrivent ont apparemment beaucoup d’argent et achètent beaucoup. En Syrie, tout est toujours meilleur marché qu’au Liban.»

Pour l’anniversaire du prophète –
de la semoule bouillie

D’un haut-parleur, on entend de la musique très bruyante en honneur du prophète Mohamed dont l’anniversaire se fête ces jours. Au milieu du trottoir, un homme mélange de façon infatigable du lait et de la semoule en bouillie dans une grande marmite. La marmite est chauffée par un réchaud à gaz, des garçons, écuelles  en main, entourent l’homme et regardent dans la marmite, les yeux grand-ouverts.
    «S’il vous plaît, prenez une assiette», offre un jeune homme. «Aujourd’hui c’est l’anniversaire de notre prophète, il faut le fêter.»
    De l’autre côté de la rue, des hommes observent ce qui se passe à partir d’une boucherie. A part un morceau de viande, les crochets sont vides, les couteaux restent sur la table, inutilisés. Quelques morceaux sont couverts d’un linge pour les protéger des mouches.
    Les affaires vont mal, dit monsieur Schadi qui a repris le magasin de son père il y a 25 ans. Enfant, il a toujours aidé son père après l’école. Schadi vend de la viande d’agneau, très appréciée par ses clients. Mais la viande, qui n’est pas indispensable pour la subsistance, est très coûteuse. Un kilo coûte entre 130 000 et 150 000 livres syriennes.
    Dans le temps, beaucoup de ses clients venaient le chercher dans les faubourgs de Damas, ils ne viennent plus. «Les gens manquent tout simplement d’argent, leur salaire et leurs revenus ne suffisent plus. Pas d’argent pour le bus, pas d’argent pour la viande», dit Schadi. «Même aujourd’hui, à l’anniversaire du prophète Mohamed, nous n’avons à peine vendu. Les gens ne peuvent même plus acheter des bonbons pour les enfants.» La plupart des familles ont supprimé un des trois repas par jour, réguliers auparavant. «Nous mangeons seulement une fois par jour, et la viande, eh bien, nous l’avons oubliée.»
    Un grand garçon élancé de seize ans se tient à côté de Schadi. «Il ne connaît pas la Syrie d’avant» dit Schadi, en lui tapant amicalement sur le dos. S’il veut se marier, il a besoin de millions pour trouver un appartement, pour apporter de l’or et tout ce qu’il faut pour la mariée. Comment pourra-t-il payer un mariage? Il gagne peut-être 200000 de livres syriennes, il ne pourra jamais payer un mariage?»
    Ses travailleurs et lui survivent uniquement grâce au peu d’argent que des proches leur envoient de temps en temps de l’étranger. C’est pour ça qu’il ne licenciera personne, car sans travail, même avec un bas revenu, ils n’auraient plus rien du tout. «Nous sommes comme une famille, nous nous soutenons mutuellement. Nous avons travaillé ensemble quand les temps étaient meilleurs et nous resterons ensemble aussi maintenant. Nous croyons en Dieu et espérons que nous irons mieux un jour…»

Du courant pendant trois heures

Dans un compte rendu privé présenté par les églises et daté du 25 septembre 2023, on lit de la situation à Damas qu’elle est «stable et plus ou moins sûre». Dans certaines régions de la capitale, le ravitaillement en électricité suit l’intervalle de «3 sur 3 heures», ce qui veut dire trois heures avec du courant, suivies de trois heure sans. En réalité, la plupart du temps, il y a deux heures de courant et quatre heures sans courant. Dans les régions suburbaines et dans les faubourgs, le ravitaillement en éléctricité est pire: une heure de courant pour cinq à sept heures sans. Dans des régions encore plus décentralisées, on doit souvent se contenter d’une ou deux heures de courant  par jour.
    Selon cette même source, le ravitaillement en eau fonctionne mieux, du moins pour les régions desservies par la source de Fijeh. Là l’eau serait accessible au moins pour douze heures par jour. Dans l’ensemble, la population continue à souffrir de la pénurie d’essence, de mazout, d’éléctricité et de gaz pour cuisiner. Les prix sur les marchés et pour le transport sont très élevés et continuent à monter. La pauvreté est répandue, beaucoup de gens n’ont pas assez à manger. Le nombre de gens réduits à la mendicité augmente, tout comme le nombre de vols. Beaucoup de familles ne peuvent même plus se payer un repas suffisant par jour.

Première parution sur: https://www.zlv.lu/db/1/1427630892857/0  du 3 octobre 2023

(Traduction Horizons et débats)

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