par Ewald Wetekamp
Expert reconnu en matière de stratégie militaire, Jacques Baud a travaillé pour le Service de renseignement stratégique suisse, où il était responsable des pays du Traité de Varsovie. Son excellente réputation l’a conduit à l’ONU. Il y a dirigé le secteur des opérations de maintien de la paix. En 2014, il a participé à des missions en Ukraine pour le compte de l’OTAN.
Le concept de son livre, paru d’abord en français l’année dernière et maintenant en traduction allemande, est le suivant: en tant qu’observateur des médias français, il a, à l’occasion de l’émission «Poutine, maître du jeu?» de la chaîne de télévision française France5, soumis à une analyse systématique etdétaillée les affirmations qui y ont été faites sur Poutine et la Russie. Il réfute une à une les affirmations de cette émission en se posant les questions suivantes:
Le but principal de Jacques Baud se résume ainsi «Retour aux faits, retour au dialogue». Sinon, par quel autre moyen pourrait-on parvenir à une solution à long terme qui puisse être également soutenue par toutes les parties? L’expert suisse montre ainsi clairement les motifs qui lui ont inspiré ce livre. Il ne s’agit pas pour lui d’accuser mais d’ouvrir des voies au dialogue. Avec cette préoccupation, il s’inscrit dans la longue tradition de la politique suisse de neutralité et de bons offices.
En guise d’introduction, Jacques Baud indique n’avoir utilisé dans son livre que des sources occidentales, souvent des médias traditionnels américains et français. Il veut ainsi contrer par avance le reproche standard de s’appuyer sur de la «propagande» russe.
Afin de pouvoir s’orienter dans les méandres d’une redoutable guerre de l’information, Baud commence par clarifier les termes «mensonge», «fake news», «propagande» et «complotisme». De même qu’au long des différents chapitres, il se réfère régulièrement à la notion de «complotisme», sa définition s’illustre d’un exemple: «Le complotisme» ou «conspirationnisme» consiste à créer un narratif à partir d’informations partielles, d’hypothèses ou de suspicions traitées comme des faits, et assemblées en fonction d’une logique arbitraire. Créant une histoire à partir d’éléments disparates, le conspirationnisme peut combiner des éléments de propagande avec de fausses informations et de la désinformation.» L’exemple cité à ce sujet se réfère à l’accusation selon laquelle la Russie serait comme une ombre derrière le mouvement de protestation des gilets jaunes, ce que prouveraient des tweets en provenance de Russie. Comme il existe également des tweets en provenance de Suisse ou d’Allemagne et que les Russes diffèrent de la Russie et encore plus du gouvernement russe, cette information est un mélange de propagande et de désinformation, transformé en complotisme. Il est étonnant de voir à quel point il semble facile de déduire la prétendue politique du Kremlin à partir de tweets russes.
Affirmations sur la politique
étrangère de Vladimir Poutine
Baud contredit de façon brève et concise l’affirmation de France 5 et d’autres selon laquelle Poutine voudrait restaurer l’URSS. Selon Baud, Poutine voit assez bien que l’URSS était un Etat marxiste dont l’idéologie différait fondamentalement de la conception économique libérale de la Russie actuelle. Il n’y a donc pas de nostalgie de l’URSS, ce dont les médias occidentaux l’accusent régulièrement. Ils se réfèrent à une déclaration de Poutine dans laquelle il aurait affirmé que la destruction de l’URSS était la plus grande catastrophe du XXe siècle. Ils en déduisent qu’il s’agit de la nostalgie soviétique de Poutine, qui montrerait qu’il veut retrouver la grandeur de l’URSS. Mais en réalité, ce que Poutine a qualifié de drame et de chaos, c’est la manière dont s’est déroulée en Russie la transition vers la démocratie. Selon Baud, Poutine se prononce résolument en faveur d’une économie libérale selon le modèle occidental. Baud qualifie de fantasme occidental l’affirmation selon laquelle il voudrait restaurer l’«empire russe».
Y a-t-il eu promesse de l’OTAN d’une non-extension
vers l’Est après 1990?
Cette question fait l’objet d’un débat acharné. Il illustre la manière dont l’«Occident» traite les promesses et les contrats. Avec l’élargissement de l’OTAN à l’Est par l’adhésion de la Hongrie, de la République tchèque et de la Pologne, des pays baltes, de la Slovaquie, de la Roumanie et de la Bulgarie, l’OTAN s’est inexorablement dirigée vers la frontière russe. Baud n’est pas le seul à le penser. Mais l’élargissement de l’OTAN à l’Est n’était pas en soi le véritable problème pour la Russie. Les réactions de la Russie ne sont devenues plus déterminées qu’après que les Etats-Unis se soient retirés des traités de désarmement nucléaire au début des années 2000 et aient décidé d’installer dans les nouveaux Etats membres de l’OTAN des systèmes de «défense» par missiles nucléaires dotés d’un potentiel d’armes d’attaque nucléaire. Des systèmes de missiles qui ont réduit le temps de préalerte pour la Russie à quelques minutes seulement. C’est ce qui avait motivé le discours ferme de Poutine à Munich en 2007, dans lequel il rappelait que Mikhaïl Gorbatchev avaitreçu la garantie en 1990–1991 qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’OTAN à l’Est. Cette garantie a été et est documentée par de nombreux documents déclassifiés, rendus accessibles en décembre 2017 par les archives de la sécurité nationale de l’Université George Washington.
De nombreux politiciens et instituts occidentaux, des ONG occidentales, des chaînes de télévision occidentales et le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, argumentent qu’il n’y a jamais eu de garantie, car toute forme de contrat ou d’accord écrit fait défaut. Baud confirme effectivement que de tels contrats et garanties écrits n’existent pas, mais souligne en même temps que cela ne signifie pas que de telles promesses n’auraient pas été exprimées. Ces promesses étaient toutefois liées à un «deal», souligne Baud, car sans elles, la réunification allemande aurait été différée. Mais Baud souligne qu’«en droit international, une promesse est un acte unilatéral valable qui doit être respecté». Ceux qui contestent aujourd’hui la validité d’un tel acte bafouent la valeur de la parole donnée.
Un autre acteur intéressé par un élargissement fondamental de l’OTAN était le lobby des armes aux Etats-Unis, comme l’a révélé le «New York Times» en 1998. A cette fin, il avait dépensé 51 millions de dollars rien que pour corrompre des hommes politiques américains qui devaient s’engager en faveur de son objectif.
Poutine a-t-il cherché à empêcher
l’Ukraine de s’associer à l’Europe?
La manière dont l’UE a abusé de l’accord d’association prévu avec l’Ukraine pour couper les relations historiques de la Russie avec l’Ukraine a constitué un autre facteur d’aggravation du conflit actuel. «La diplomatie européenne a considéré l’Ukraine comme une frontière entre l’Est et l’Ouest, alors que la Russie y voyait un pont.» C’est ainsi que Baud résume la différence d’intérêts entre l’Est et l’Ouest. Tout le mode de production industrielle de l’Ukraine était orienté vers le marché russe. Dans le cadre d’une concurrence avec le marché européen, l’Ukraine ne pouvait que succomber, et ce aussi bien pour ses produits industriels que pour ses produits agricoles. De nombreux responsables ukrainiens étaient du même avis. C’est pourquoi la Russie a proposé un accord tripartite. D’une part, les liens avec la Russie auraient pu être préservés et d’autre part, l’ouverture vers le marché européen aurait été possible. Mais c’est précisément ce que le président de la Commission européenne de l’époque, Barroso, ne voulait pas. Au lieu de cela, il a demandé aux Ukrainiens de se décider. Ce fut le point de départ d’une autre charge explosive «bien placée».
L’Occident et son
soutien à l’Euromaïdan
La charge explosive a été déclenchée avec l’aide de l’UE et des Etats-Unis en 2014 sous la forme de la révolution du Maïdan. Le magazine d’information L’Obs a qualifié cette action de coup d’Etat. La conversation téléphonique bien connue entre Victoria Nuland (secrétaire d’Etat américaine adjointe pour l’Europe et l’Eurasie) et Geoffrey Pratt (ambassadeur américain à Kiev) le démontre clairement. Car ce n’est pas le peuple ukrainien qui devait désigner les futurs membres du gouvernement ukrainien, mais les deux fonctionnaires américains. Cela n’a pourtant pas gêné l’Europe officielle.
De même, l’Occident n’a pas été choqué par le fait que le premier acte législatif de ce parlement ait supprimé en 2014 le russe en tant que langue officielle à part entière, comme le prévoyait une loi de 2012. Autre explosif potentiel. Et cela continue: le président du plus grand parti d’opposition parlementaire est arrêté. Trois chaînes de télévision russophones sont fermées. Les médias favorables à Moscou sont interdits.
Il est compréhensible que ce comportement ait soulevé la population russophone contre ceux qui ne l’avaient pas consultée. Cette révolte a conduit les militaires de l’OTAN et le gouvernement ukrainien à considérer la population du Donbass et de la Crimée comme des forces étrangères hostiles. C’est ainsi qu’a commencé la guerre contre la partie russophone de l’est de l’Ukraine, qui a coûté la vie à 14000 personnes selon les estimations fiables (OSCE). Plus de 80% d’entre elles étaient des civils.
En Crimée aussi, les russophones étaient contrariés. Là encore, Baud guide le lecteur à travers l’histoire récente de la Crimée à l’aide de sources. En commençant par la cession de la Crimée à l’Ukraine en 1954, il démontre que cette cession n’était déjà pas légale, car elle n’avait été approuvée ni par le Soviet suprême de l’URSS, ni par le Soviet de la République socialiste russe, ni par la République socialiste ukrainienne. Jamais auparavant la population de Crimée ne s’était trouvée sous la domination de Kiev. Il n’est donc pas étonnant que le premier référendum sur l’autonomie, encore à l’époque de l’URSS, ait été approuvé à 93% en Crimée le 12 février 1991. Un tel vote s’est répété en Crimée en 2014, après le renversement du gouvernement qu’ils avaient élu à Kiev et après que le gouvernement en place ait décidé de supprimer le russe comme langue officielle, sapant ainsi la protection des minorités. Qui s’étonnera que cette fois encore, le soutien au rattachement à la Russie ait été de 96,77%? En Occident, on a parlé d’annexion et justifié cette décision par la présence de soldats russes et de «petits hommes verts». Baud explique à ce sujet que la Russie avait un contrat de stationnement sur le territoire avec l’Ukraine jusqu’en 2042. Selon le contrat, un nombre limité de soldats pouvait se déplacer sur toute la Crimée. Le fait est, selon Baud, que la population de Crimée s’est jointe aux milices territoriales, aux volontaires armés et surtout aux 35000 transfuges ukrainiens pour se défendre contre les attaques de Kiev et pour mener ensemble le vote. L’indication de l’Occident selon laquelle il y avait en Crimée des soldats sans insignes reconnaissables, des soldats que l’on avait immédiatement qualifiés d’agents de Poutine, s’est révélée fausse, car il s’agissait de transfuges ukrainiens ayant arraché leurs insignes de l’armée. Baud résume en disant qu’il n’y a pas eu d’invasion russe dans le Donbass ni en Crimée en 2014.
Pourquoi Poutine a-t-il décidé
d’attaquer l’Ukraine?
Depuis la tentative de résolution pacifique du conflit de 2014 par les accords de Minsk I et Minsk II, Poutine n’a jamais cessé de réclamer l’application de ces accords. Pour rappel, il n’a jamais été question ici de délimitation territoriale, mais toujours d’une autonomie administrative tout en conservant la citoyenneté ukrainienne. La manière dont l’Occident a traité ces accords montre clairement que non seulement il ne respecte pas les promesses faites, mais qu’il ne respecte même pas les traités internationaux. Merkel, Hollande et Porochenko se vantent même de n’avoir jamais pris ces accords au sérieux.
Que faire de négociateurs qui se prêtent à l’amplification médiatique du brouhaha de la représentation américaine et prédisent une menace d’invasion russe de l’Ukraine pour le 16 février 2022? Les prétendues preuves étaient des photos satellites américaines censées montrer du matériel militaire et des unités militaires. Mais celles-ci ont été rapidement retirées après qu’il a été annoncé que les troupes russes, situées à plus de 200 km de la frontière ukrainienne, se trouvaient en réalité près de la frontière biélorusse.
Afin de provoquer une intervention de Poutine, les forces ukrainiennes ont commencé à intensifier les tirs sur les républiques du Donbass. L’OSCE a documenté l’augmentation des tirs depuis le 16 février. Jusque là, Poutine avait hésité à reconnaître les républiques du Donbass, même après une décision en ce sens du parlement russe, la Douma. Cela a changé lorsque les bombardements sont devenus permanents. Le 21 février 2022, les républiques du Donbass ont été reconnues. En toute logique, des «traités d’amitié, de coopération et de soutien mutuel» ont été conclus en même temps. S’attendant à une offensive de grande envergure de l’Ukraine sur leur territoire, les républiques du Donbass ont demandé à la Russie un soutien militaire le 23 février 2022. La Russie a décidé de lancer une «opération militaire spéciale» sur la base de l’article 51 de la Charte des Nations unies, ainsi que sur la base de la Responsabilité de protéger (Responsibility to Protect).
Pour ceux qui, après les explications de Baud jusqu’ici, auraient encore des doutes sur les intentions des acteurs occidentaux, Baud leur soumet les déclarations d’Oleksej Arestowitch, conseiller et porte-parole du président Zelenski, qui s’est déjà prononcé le 18 mars 2019 sur les projets d’une, voire de plusieurs grandes guerres avec la Russie. Il a accordé cette interview à la chaîne ukrainienne Apostrof TV:
«Avec une probabilité de 99,9 pour cent, notre prix pour l’adhésion à l’OTAN est une grande guerre avec la Russie. [...] Un conflit plus important qu’aujourd’hui. Ou une série de conflits de ce type. Mais dans ce conflit, nous serons très activement soutenus par l’Occident.»
Nous recommandons vivement ce livre à tous ceux qui souhaitent se frayer un chemin à travers le maquis de la propagande quotidienne, et pas uniquement celle des médias d’Etat, afin de voir plus clairement ce que pourrait être la voie vers une solution pacifique. En partageant les préoccupations de l’auteur, nous pourrons tous faire un pas de plus vers le dialogue et la résolution du conflit. •
(Traduction Horizons et débats)
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