Horizons et débats: Scott Ritter, ce n’est pas pour la première fois que vous vous êtes rendu en Suisse, vous revoilà donc! Tout d’abord, quelles sont vos impressions concernant la conférence «Mut zur Ethik»1 à laquelle vous venez de participer. Et quelles avaient été vos impressions de la Suisse lors de votre dernier séjour?
Scott Ritter: La dernière fois que j’ai connu la Suisse c’était il y a 30 ans, même plus. C’est un intervalle considérable. Lorsque j’ai atterri à nouveau, j’ai eu un sentiment de familiarité. En effet, la Suisse dont je me souviens a t été un pays très propre, ordonné, un beau pays, de belles perspectives, bien organisé – ces impressions ont été les mêmes. Ce n’est qu’au cours de cette conférence Mut zur Ethik, lorsque la question de la neutralité suisse a notamment été soulevée, que j’ai réalisé que la Suisse d’aujourd’hui s’était considérablement éloignée de celle que j’avais rencontrée il y a 30 ans. Et discutant avec les participants j’ai constaté à quel point on peut concevoir un sujet sans comprendre vraiment ce qui se passe sous sa surface. Si j’avais simplement traversé la Suisse, je n’aurais certainement pas compris les réalités actuelles: à savoir les inquiétudes liées à la situation de l’éducation dans le pays, le rôle de la démocratie, en particulier la forme unique de démocratie directe que vous vivez. Et ensuite, bien sûr, il y a la question de la neutralité. Je pense que tous ceux qui suivent l’actualité savent que la Suisse traverse actuellement une controverse en ce qui concerne son statut de neutralité.
Mais les étrangers, comme nous autres Américains, ne font que lire les dépêches. Nous n’y percevons pas leurs dimensions émotives ni humaines. Encore une fois, quand on ne connaît pas comment fonctionne la Suisse, on lit qu’il y a une démocratie directe et on suppose que les fonctionnaires de l’administration fédérale suisse agissent selon la volonté du peuple. Par contre, en creusant un peu plus profondément, je constate que la volonté du peuple n’est même pas consultée. Le gouvernement suisse prend des mesures imposantes qui vont à l’encontre de ce qu’a toujours été la Suisse.
Il y a 30 ans déjà, lorsque je suis arrivé en Suisse, je savais que j’arrivais dans un endroit particulier, un endroit différent. Elle ne faisait pas partie de l’OTAN. Elle était une nation neutre. Et quand j’ai atterri ici il y a quelques jours, je l’ai fait sous cette présomption, par pure habitude, parce que je n’avais pas fait le lien entre les nouvelles que j’ai lues sur l’érosion de la neutralité suisse et les réalités.
La neutralité suisse est un don –
à nous autres Américains aussi
C’est cette conférence, en effet, qui m’a incité à me pencher sur ce sujet et à le regarder avec des yeux suisses aussi. C’était peut-être le plus important: comprendre mieux en quoi il s’agit d’un point de vue suisse, tout en réfléchissant à ce que cela signifie pour moi en tant qu’Américain.
Le faisant, j’ai également appris le comportement de notre ambassadeur américain en Suisse, Scott Miller, ses remarques déplacées et son attitude envers la Suisse, pays hôte. Je suis très fier d’être Américain. Et je suis très fier aussi du fait que l’Amérique parvienne à s’aider elle-même et à résoudre ses propres problèmes. C’est pourquoi je me mets en colère lorsque les Américains tentent de dicter aux autres pays ce qu’ils doivent faire et ce qu’ils doivent laisser. Moi aussi, je me mettrais en colère si quelqu’un essayait de me dire ce que je dois faire de ma vie. Je suis capable de reconnaître l’existence d’un problème. Si je constate qu’il est nécessaire d’être résolu, je trouverai une solution, merci.
C’est l’arrogance et l’hubris d’un ambassadeur américain qui tente de dicter une solution au peuple suisse par le biais de son gouvernement, un gouvernement docile. Je dois dire que je sous-estimais l’écart séparant actuellement le gouvernement suisse de son peuple. C’est une donnée nouvelle pour moi.
Comprendre ce que veut dire
«Mut zur Ethik» …
Et puis j’ai été témoin de la passion et de la pertinence des interventions lors de cette conférence. Je dois l’avouer et je vous en félicite. Je sais que cela m’arrive d’être très franc, parfois également en ce qui me concerne personnellement, mais je dois dire qu’avant de vous rencontrer, je ne concevais pas ce que signifiait «Mut zur Ethik» (Osons rétablir l’éthique) et j’ajoute que même en consultant le dictionnaire, je n’aurais pas percé sa signification profonde. Mais en venant ici, en vous écoutant, comment vous vous expliquez et comment vous soulignez ce qui importe, par le courage avec lequel vous défendez vos convictions – j’ai vécu comment cette conférence les fait vivre.
Pour moi, c’était intéressant et fascinant d’observer tout cela. On se trouvait ainsi face aux idées et aux concepts d’autrui, les convictions animant d’autres êtres humains, et cela vous défie de vous demander: «Et ce que je fais, moi, est-ce assez? Suis-je courageux, moi aussi, dans le sens de mes convictions personelles?» Ces quelques jours ont donc été vraiment intenses.
Coopérer pour la cause
commune de l’humanité
Qu’avez-vous retenu de la conférence, qu’est-ce qui était le plus important pour vous?
J’en ai retiré beaucoup de choses, mais le plus important est la nécessité absolue que tout le monde travaille ensemble pour la cause commune de l’humanité, et je pense que la Suisse, petit pays européen avec son histoire de neutralité, y est bien placée. Il faut procéder de la même manière avec laquelle nous protégeons d’autres choses précieuses dans le monde – comme le montre par exemple nos efforts contre l’extinction des espèces d’animaux. Il ne s’agit pas seulement de la préservation d’une seule espèce, mais de la préservation de toutes les espèces. Car dans un écosystème, tout doit fonctionner de manière équilibrée, et, en sorte d’analogie, l’écosystème des relations mondiales a besoin d’une Suisse neutre. Si nous restons passifs et indulgents face à l’effacement de la neutralité suisse, nous participons à la destruction de l’écosystème mondial tout court. L’équilibre en sortira rompu.
Quant à moi, je quitte cette conférence prêt à m’engager pour mes idéaux plus que jamais, parce que je la quitte instruit plus amplement, parce qu’on m’y a fourni d’autres connaissances, nécessaires à ce que je puisse me battre également pour la démocratie directe suisse. Car ce faisant, je me bats pour la démocratie américaine aussi. Je me bats pour l’humanité. Je me bats pour préserver notre monde – si je n’avais pas participé à cette conférence je n’aurais pas conçu suffisamment l’importance de la neutralité.
«Rester neutre en dépit des pressions
est peut-être l’attitude la plus courageuse»
Que signifie pour vous la neutralité de la Suisse? Comment voyez-vous la neutralité du point de vue de quelqu’un qui a voyagé et travaillé dans le monde entier?
Avant de répondre à cette question, je dois d’abord dire très honnêtement qu’aujourd’hui, ce que je sais en matière de la neutralité suisse est très limité.
Or, la Suisse est un pays neutre, mais il ne s’agit probablement pas seulement de la Suisse. Il s’agit du concept de neutralité dans une perspective globale. Autrefois, je divisais le monde en noir et blanc, le Bien contre le Mal; ce qui faisait que, pour moi, une personne neutre était quelqu’un qui refusait de prendre position, qui ne défendait rien. C’était ma perception. Mais en grandissant et en étant confronté à la réalité de la vie, j’ai constaté que la vie n’est pas ou noire ou blanche, mais plutôt grise – avec une multitude de nuances de gris.
Au fil des expériences et des rencontres avec vos participants, j’ai réalisé que la neutralité est peut-être l’attitude la plus courageuse au monde. Il est facile de se laisser piéger par l’un ou l’autre point de vue, et il est facile de le justifier en tant que NOUS contre EUX, comme l’exige le principe des Bons contre les Méchants, quel que soit l’étiquette noble qui couvre ce mécanisme simpliste. Mais à la fin de la journée, le résultat est très destructeur, destructeur à l’extrême. Face à la destruction qui en résulte, on se rend compte que le fait d’être bon ou mauvais, ou l’idée que l’on se faisait en entrant dans le conflit, n’a aucune importance. Ce genre de conflit ne fait que tuer des êtres humains, c’est tout ce qu’il fait. Il détruit des vies, il les tue. C’est là où se trouve le malaise, car les adhérents de chaque côté pensent en être du bon. De chaque côté ils sont persuadés d’appartenir aux Bons. Ils s’affrontent donc réciproquement. Le mal qui résulte de ce conflit se situe là. Il ne fait qu’entraîner la mort des humains. Et la neutralité? Mais elle est là pour empêcher ce mal. La neutralité a pour but d’éviter que ces deux camps ne s’affrontent. La neutralité est une intervention de la raison, une intervention de ce qui est humain en nous.
«La neutralité – zone de sécurité globale»
Malheureusement, cette réflexion ne nous est accessible qu’après que le conflit ait abouti à ses désastres, lorsque les parties neutres ciblent leurs efforts à ensuite nettoyer le chaos, à séparer les deux camps, à réunir les familles et à aider les populations; c’est à ce moment qu’elles sont perçues comme une force salutaire. Mais quand on réfléchit à la neutralité – surtout celle selon le principe suisse – elle essaie d’éviter les conflits armés. C’est le plus important de tout; cette réflexion a fait partie de mon évolution mentale personnelle. Je pense qu’en tant qu’adulte, en tant qu’être humain, je dois reconnaître que les véritables lâches sont les personnes qui ne savent pas comment préserver la neutralité. Les véritables lâches sont les personnes qui adoptent un point de vue immuable, car c’est la voie la plus facile. C’est la voie de la moindre résistance. Par contre, la personne courageuse pour du vrai est celle capable de se détacher de l’unicité de cette voie et d’être ouverte à la prise en compte du point de vue de l’autre. Mais c’est très difficile face aux préjugés qui nous empêchent d’agir ainsi. Dans ce monde hanté de conflits, nous avons donc parfois besoin d’un espace neutre facilitant d’entamer la voie constructive.
Nous avons tous besoin de neutralité. La neutralité est la zone de sécurité globale qui permet aux humains de se réunir et de résoudre les problèmes afin d’éviter les conflits perpétuels. Et c’est ce que j’apprécie. C’est pourquoi je me trouve choqué, car je me berçais dans l’illusion que les Suisses y croyaient aussi. Après être venu ici et avoir découvert à quel point la Suisse s’est écartée déjà de cette attitude, je dois dire sans détour que je considère votre gouvernement comme étant l’un des plus lâches qu’on puisse imaginer. Il a suivi la voie de la moindre résistance, il a oublié ce que la Suisse représentait jadis.
La Suisse oublie son histoire. Quand un peuple oublie son histoire, il s’évanouit, il se dissipe. Si la Suisse abandonne sa neutralité, elle deviendra un clone de l’UE. Elle devient une petite Allemagne, une petite France, une petite Italie. Elle deviendra un petit rien du tout. Pour l’instant, la Suisse est une grande nation encore parce qu’elle représente quelque chose de majeur. Mais si elle permet que l’on le lui enlève, que représentera encore la Suisse? Les Alpes, le yodel? …
Merci beaucoup, Scott Ritter, de cet entretien.•
130e conférence «Mut zur Ethik» au sujet «L’ordre mondial multipolaire prend forme – comment rester humain et préserver l’humanité dans un monde en mutation» du 1er au 3e septembre 2023 (v. Horizons et débas No 20/21 du 10 octobre 2023).
(Traduction Horizons etdébats)
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