Avant les élections parlementaires d’octobre, le silence régnait sur l’état des négociations entre Berne et Bruxelles. Ce 6 novembre, le Conseil fédéral a annoncé qu’il avait terminé ses discussions internes avec les cantons et les partenaires sociaux ainsi que les entretiens d’exploration avec la Commission européenne. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) va maintenant élaborer un projet de mandat de négociation. Sur le fond, le Conseil fédéral reste très discret, sur la forme, l’ensemble sera structuré un peu différemment de l’accord-cadre qui a échoué en mai 2021.1
Mais dès ce 6 novembre, les syndicats – qui avaient été associés à la phase de planification – ont dévoilé leurs secrets lors de leur conférence de presse. Ils ont beaucoup de choses à reprocher au dossier du Conseil fédéral. Avec leurs critiques, ils apportent une contribution utile à l’information authentique de la population.
Qu’il s’agisse de l’«approche par paquets» ou de
l’«accord-cadre institutionnel», cela revient au même
Le Conseil fédéral est toujours aussi loin de remplir sa mission constitutionnelle, à savoir défendre les intérêts de la population suisse. Au lieu de cela, il nous impose une réédition pratiquement inchangée de l’accord-cadre institutionnel qui a échoué, donc du vieux dans un nouvel habillage.
Dans ce qu’il a dénommé l’«approche par paquet», les règles institutionnelles du système de l’UE, qui devront selon leur plan de route s’appliquer à tous les accords bilatéraux passés et futurs entre Berne et Bruxelles, ne figurent plus en forme d’accord global. Au lieu de cela, dans les négociations renouvelées, les règles de base du droit UE se trouveront, discrètement mais savamment insérées dans chaque « paquet» de l’accord. Le nouvel accord ne sera donc plus «global», mais «vertical», selon le communiqué officiel du Conseil fédéral suisse.
Bruxelles, quant à elle, ne cesse d’insister, depuis dix ans, sur les règles de base suivantes, affichées depuis toujours et à tous parce qu’elles font partie du système de l’UE, soit: l’obligation pour la Suisse de reprendre l’évolution actuelle et future du droit de l’UE (« reprise dynamique»); la soumission de fait de la Suisse à la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE («Neue Zürcher Zeitung»: «Pour l’UE, c’est un sanctuaire») et reprise de l’interdiction européenne des subventions étatiques (ce qui revient à la privatisation du service public suisse). Dans cette mesure, peu importe pour nous que l’on veuille appeler ce plan de route, figé depuis longtemps, «accord-cadre» ou «approche par paquets». Dans ce sens, le «Neue Zürcher Zeitung» constate de droit que «les éléments centraux n’ont pas changé par rapport à l’accord-cadre qui a pourtant échoué.»2
Selon le communiqué de presse du Conseil fédéral, le paquet global projeté (Bilatérales III, pour faire la relève aux Bilatérales II) comprendrait d’une part les cinq accords d’accès au marché européen existants depuis les Bilatérales I (libre circulation des personnes, transports terrestres, transports aériens, agriculture et reconnaissance mutuelle des normes de production), chacun complété par les règles issues du droit UE.
D’autre part, toute une série de nouveaux accords y seront ajoutés: «l’électricité, la sécurité alimentaire et la santé, la participation aux programmes de l’UE (notamment Horizon Europe), la reprise du dialogue réglementaire dans le domaine financier et l’établissement d’un dialogue politique structuré». (Communiqué de presse du Conseil fédéral du 8 novembre 2023). Par ce procédé «en portions», les nouveaux accords soustraireraient d’autres vastes domaines de la vie suisse à sa jurisprudence en les soumettant à celle bruxelloise «fait maison», la Cour de justice de l’UE (CJUE) – le tout en nous laissant sans savoir où le voyage nous mènera.
Le Conseil fédéral ne consacre qu’une phrase à la «contribution régulière de la Suisse à la cohésion au sein de l’UE», contribution financière considérable que Bruxelles attend de nous depuis toujours. Personnellement, je n’y vois aucun inconvénient tant que la Suisse participe à la fixation du montant et de l’objectif des versements (par exemple pour la promotion de la formation professionnelle). Il a depuis toujours fait partie des tâches de la Suisse neutre d’aider les autres pays, par la parole autant que les actes. Nous préférons cela à tout essai de réduire notre liberté et notre souveraineté à celles concédées par une UE qui reprend de plus en plus les allures de grande puissance.
Le communiqué de presse du Conseil fédéral ne mentionne pas la directive sur les citoyens de l’Union, que le conseiller fédéral Ignazio Cassis avait qualifiée de «ligne rouge» lorsqu’il avait pris la tête du DFAE, il y a quelques années. Selon le «Neue Zürcher Zeitung», la Suisse «veut, dans ce contexte, éviter avant tout deux choses: l’immigration ciblée d’accéder à l’aide sociale suisse [son système de rentes] ainsi que les restrictions anticonstitutionnelles en matière de renvois.»3 Ces objectifs seraient, comme écrit le quotidien zurichois, «atteints selon les indications de Berne». Mais nous autres citoyens préférons pourtant voir cela noir sur blanc!
Il appartient au Conseil fédéral d’expliquer
le modèle étatique suisse aux collègues voisins
Au lieu que nos conseillers fédéraux expliquent à leurs collègues des pays voisins et ailleurs les causes profondes qui font que les deux systèmes ne sont pas compatibles, ils permettent aux bureaucrates bruxellois de faire passer leurs règles en contrebande dans les différents paquets de traités. Des traités, notons-le, dont nous n’avons parfois pas besoin, lorsqu’ils ne respectent pas notre intérêt à nous ou auxquels nous aurions voulu contribuer à les façonner, en tant que partenaires égaux. A cela certains objectent, étonnamment des voix suisses aussi (auprès de certains politiciens européens de mouvance éloignée de la démocratie) que la Suisse ne peut pas s’attendre à être traitée par l’UE comme un partenaire d’égal à égal, pour la seule raison que l’UE serait bien plus grande et plus peuplée. Un raisonnement difficile à accepter, notamment face à la Suisse. Les cantons suisses, par exemple, sont absolument égaux dans leur droits et compétences, bien que leurs populations varient considérablement en nombre. Expliquer aux politiciens de l’UE quelques connaissances élémentaires constituant la démocratie suisse serait en effet une tâche immédiate beaucoup plus urgente pour nos politiciens et diplomates que de faire des allers-retours permanents entre Berne et Bruxelles, empressés de ne pas manquer les derniers décrets de l’Union.
Protection des salaires et
maintien du service public
Sous ce titre évocateur, l’Union syndicale suisse (USS) ne s’adresse pas seulement aux salariés, mais à une grande partie de la population suisse. Dans son communiqué de presse, l’économiste en chef Daniel Lampart résume: «Lors des discussions [avec Bruxelles], l’administration fédérale chargée des sondages a accepté le démantèlement de la protection des salaires ainsi que la libéralisation du marché de l’électricité pour les petits clients ainsi que l’accès au marché de Flixtrain et d’autres prestataires [privés!] dans le domaine du transport transfrontalier de voyageurs.»4
Face à cela, l’affirmation du Conseil fédéral dans son communiqué de presse du 8 novembre pré-cité peut étonner, notamment quand il écrit: «Ainsi, par exemple, le service public ne sera pas affecté par les négociations». Remarque audacieuse! Les syndicats suisses parlent un langage beaucoup plus limpide.
«Les transports publics suisses ne doivent pas passer sous
les fourches caudines de l’UE»
Tous les représentants syndicaux présents à la conférence de presse ont également clairement rejeté la demande de l’UE d’ouvrir le trafic voyageur aux entreprises privées. Adrian Wüthrich:
«L’ouverture de la circulation des personnes aux entreprises privées représente un changement de paradigme et est un danger pour le système suisse des transports publics». Matthias Hartwich, président du Syndicat du personnel des transports (SEV): «Le système de TP suisse est un modèle de réussite. […] Nos voisins nous envient ce système fonctionnel et de qualité […]. Les personnes et les marchandises arrivent à destination de manière fiable, ponctuelle et écologique». Et Hartwich d’ajouter: «La libéralisation qui a été imposée au secteur ferroviaire dans certaines parties de l’Europe a généralement entraîné une baisse de l’offre, une dégradation des conditions de travail pour les employés, un manque de ponctualité et de fiabilité. Nous voulons des chemins de fer fiables en Suisse, également à l’avenir, pour les personnes ainsi que pour les marchandises. C’est nécessaire pour transférer le trafic de la route au rail; dans l’UE, c’est précisément le contraire qui se produit.»7
Hartwich rappelle qu’en Suisse, les transports publics font partie du service public: «Les électeurs suisses et le Parlement ont clairement indiqué, à plusieurs reprises, que la Suisse voulait maintenir le système de transports publics existant. Les gens ne veulent pas de modèle semblable à celui de l’Allemagne. C’est pourquoi ils refusent une libéralisation des transports publics, ensemble avec les revendications partagées d’une partie de la Commission européenne. Ils ne veulent pas de démantèlement du service public».
Conclusion des avertissements syndicalistes
«Face à ce triple inconvénient, l’affaiblissement de la protection des salaires, la privatisation du trafic ferroviaire et de l’approvisionnement en électricité, cet accord avec l’UE est d’emblée voué à l’échec».(Adrian Wüthrich)
«Pour le SEV, il est hors de question de détruire les transports publics suisses à bon fonctionnement pour parvenir à un accord avec la Commission européenne». (Matthias Hartwich)
«Le Conseil fédéral doit corriger ces erreurs et défendre les intérêts de la population suisse dans les négociations avec l’UE. Il doit garantir la protection des salaires et le service public». (Daniel Lampart)•
1 «Le Conseil fédéral décide de préparer un mandat de négociation avec l’Union européenne». Communiqués du Conseil fédéral du 08/11/23
2 Schöchli, Hansueli. «Schweiz/EU. In Kernpunkten bleibt Brüssel hart». Neue Zürcher Zeitung du 08/11/23
3 loc. cit.
4 Lampart, Daniel. Conférence de presse du 06/11/2023. SGB-Position zum Verhandlungsmandat mit der EU-Kommission (en allemand seul)
5 Alleva, Vania. Unia Zentralsekretariat. «Stand Europa-Dossier: Lohnschutz nicht gesichert». Point de Presse du 6/11/23
6 Wüthrich, Adrian. Conférence de presse du 06/11/23. «Europapolitik: Lagebeurteilung und Forderungen der Gewerkschaften. Nur ein echt verhandeltes und ausgewogenes Vertragspaket hat vor dem Volk eine Chance»
7 Hartwich, Mathias. «Öffentlicher Verkehr der Schweiz darf nicht unter die Räder der EU kommen». Référence à la Conférence de presse du 06/11/23
mw. L’ancien négociateur du DFAE pour les Bilatérales II, Michael Ambühl, a récemment expliqué à la radio SRF la différence essentielle entre la sinistre nouvelle «approche par paquets» qui s’annonce et l’accord-cadre avorté: «Maintenant, nous nous trouvons face à un accord qui ne règle pas seulement des questions institutionnelles qui, en fait, ne sont pas toutes vraiment dans notre intérêt, qui ne seraient toutes que des concessions de la Suisse à l’UE» [mis en relief par mw].
«Il y a maintenant un paquet Bilatérales III […] dans lequel donner et recevoir sont mieux équilibrés. On peut par exemple négocier des accords positifs pour la Suisse, par exemple un accord sur l’électricité, dans le domaine des denrées alimentaires, dans le domaine de la santé, où nous pouvons participer à leur élaboration. Le paquet global peut alors plus facilement contenir aussi l’un ou l’autre couleuvres que l’on avalera ainsi peut-être plus facilement».
Sur une note plus positive, Michael Ambühl recommande de ne pas se laisser pousser par l’UE à fixer un calendrier et souligne que la Suisse est un «partenaire sans problème» pour Bruxelles, fiable, sans grandes dettes, sans corruption.
Source: Karasek, David. «Michael Ambühl: Wieso soll es jetzt klappen?»
Radio SRF. Tagesgespräch du 9/11/23
Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.
Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.