En Suisse, on constate une progression de la tendance à relativiser la neutralité par des adjectifs flous et par un rapprochement avec des alliances défensives. Cela témoigne d’inconstance et d’un manque de conscience historique.
Peut-on être à la fois pour la liberté et pour la neutralité? La réponse est oui. La neutralité est une option judicieuse tant sur le plan économique que sur celui de la politique de sécurité, plébiscitée par des personnes et des Etats ouverts au monde. Quiconque propose quelque chose sur des marchés ouverts n’attend pas de concordance idéologique, politique ou religieuse et renonce sciemment à des discriminations qui n’ont rien à voir avec la transaction. La neutralité n’est ni égoïste ni lâche, elle a, en plus de la composante économique, une composante stratégique qui favorise la paix mondiale et aide à éviter l’escalade des conflits.
Il existe malheureusement en Suisse, surtout dans le monde politique, une erreur de jugement largement répandue selon laquelle la neutralité serait «d’hier», qu’elle ne serait qu’une préoccupation nostalgique de patriotes nationaux-conservateurs. Rares sont ceux qui demandent expressément son abolition, mais de la relativisation par des adjectifs à une abolition dans les faits, il n’y a qu’un petit pas.
Mise en danger par l’adhésion à des alliances
L’appartenance à une alliance défensive peut très bien avoir un effet dissuasif sur des agresseurs potentiels, mais au niveau mondial, elle confère un surcroît de puissance à la puissance dominante de l’alliance en question. Cela peut provoquer des attaques de la part d’autres alliances ayant des objectifs géostratégiques différents. Certes, des ennemis communs font des amis, mais des amis communs peuvent aussi faire des ennemis.
Un pays indépendant ne devrait pas se défendre aux frais des autres, même si cela allège considérablement son budget. Ce qu’un pays économise grâce à ses alliés, il le paie par sa dépendance. Certes, l’autodéfense ne garantit pas une sécurité totale, mais celle-ci ne peut pas non plus être obtenue dans le cadre d’alliances. Dans chaque alliance, il y a une puissance dominante qui fixe ses propres priorités en cas de crise ou de guerre.
L’attrait d’une interconnexion mondiale combinée au non-alignement ou à la neutralité en droit international a eu tendance à augmenter au cours des dernières années et décennies, surtout pour les petits et moyens Etats. Cette attitude fondamentale n’est toutefois crédible que si elle est associée à la volonté de se défendre militairement en cas d’attaque. Sinon, elle devient effectivement un «buisson derrière lequel se cachent les trouillards», comme l’a récemment formulé l’é crivain Lukas Bärfuss. En tant qu’Etat neutre, on ne doit pas, sans combattre, laisser un agresseur potentiel conquérir, dans le «cas idéal», un pays intact doté d’une infrastructure qui fonctionne.
L’illusion de la paix éternelle
Après l’effondrement de l’Union soviétique, de nombreux politiciens, diplomates et militaires en Europe et en Suisse ont eu tendance à adopter une vision du monde sans histoire, voire à refouler l’histoire. Pour eux, il existait une tendance irréversible vers une «paix éternelle» en Europe et vers une progression linéaire du processus d’intégration. D’autres scénarios n’é taient même plus envisagés. La guerre en Ukraine a révélé de manière effrayante que cette vision des choses n’é tait qu’une illusion.
Les périodes de paix relative ont toujours été interrompues par des explosions de violence irrationnelles inattendues. Face à la frénésie de changement et d’adaptation qui sévit, il convient d’en tenir compte dans les réflexions à long terme de notre pays en matière de politique étrangère et de sécurité. Concernant l’horizon temporel, les hommes sans prétentions du Grütli ont été plus courageux et plus prévoyants lorsqu’ils ont conclu leur alliance «perpétuelle». Et les diplomates qui ont stipulé la «neutralité perpétuelle» lors du Congrès de Vienne en 1815 étaient eux aussi conscients que la situation stratégique mondiale pouvait changer à tel point en l’espace d’une seule génération, qu’il était sage de ne pas livrer les fondements de la politique extérieure et de sécurité aux appréciations ponctuelles fluctuantes et aux représentations de l’ennemi façonnées par la politique du moment.
Dans le monde entier, la neutralité est tout sauf obsolète. Il est dans l’intérêt du neutre permanent de débarrasser sa maxime (et aussi sa non-appartenance à des organisations internationales comme l’UE et l’OTAN) de la mauvaise réputation d’é goïsme grossier préjudiciable à la «communauté des Etats», et d’attirer l’attention des autres sur le fait que les neutres pourraient aussi leur être utiles. L’efficacité de la maxime de neutralité dépend de sa crédibilité, et l’on ne peut attendre de crédibilité «de l’extérieur» que si l’on se montre fiable et conséquent, et que l’on communique ses préoccupations avec de bons arguments.
Il y a deux adjectifs qui ne relativisent pas le principe, mais qui l’accentuent: «armé» et «perpétuel». Ils soulignent la fonction et montrent à l’extérieur que la neutralité en général n’est pas «d’hier», mais qu’elle est globalement porteuse d’avenir et de paix, et pas seulement pour la Suisse. Celui qui renonce de manière crédible à la capacité d’attaque, mais qui assure en même temps la défense de son propre territoire avec ses propres moyens (et des décisions de coopération réservées, mais qui restent libres), apporte une contribution plus porteuse d’avenir à la paix mondiale que celui qui s’associe (et se soumet en même temps) à une puissance mondiale qui lutte contre d’autres puissances mondiales naissantes.
Neutralité et politique étrangère
Après la Seconde Guerre mondiale, le principe de neutralité a été complété par le principe de solidarité. Là encore, la question se pose: peut-on être à la fois neutre et solidaire? Et là encore, la réponse est oui, s’il s’agit d’une solidarité avec les victimes, qui dans les guerres sont toujours présentes des deux côtés. C’est aussi l’idée de base de la Croix-Rouge internationale, qui se met au service des victimes de tous les belligérants, sans prendre parti.
La volonté de placer la neutralité dans un contexte plus large, avec d’autres objectifs de politique extérieure, fait l’objet de rapports du Conseil fédéral sur la politique extérieure et de sécurité. La formule à deux volets «neutralité et solidarité» a été complétée par deux autres objectifs, qui soulignent tous deux l’importance centrale de la neutralité: disponibilité et universalité. La disponibilité est synonyme d’offre permanente de services de médiation, l’universalité d’une ouverture se caractérisant par sa nature globale.
Pas de relativisme, mais des maximes fiables
Les quatre maximes ont déjà été élaborées dans les années cinquante par une commission à laquelle participait le spécialiste du droit international Rudolf L. Bindschedler. Aujourd’hui, le débat de politique étrangère ne porte plus que sur le champ de tension entre neutralité et solidarité. Le quadrilatère d’objectifs élaboré progressivement reste toutefois judicieux et de plus en plus actuel, et en période d’incertitude, il peut fournir un sentiment de fiabilité autant vers l’intérieur que vers l’extérieur.
Les trois maximes complémentaires que sont la solidarité, la disponibilité et l’universalité ne relativisent pas la neutralité, elles décrivent des fonctions que la neutralité, contrairement à toutes les prédictions négatives, peut remplir et remplit bel et bien si on la gère correctement. Nous pouvons viser les trois autres objectifs non pas «bien que nous soyons neutres», mais «parce que nous sommes neutres». La neutralité ne constitue pas un pôle opposé, mais une condition préalable à la solidarité humanitaire (et non politique!).
La neutralité est également une condition de la disponibilité pour les services de médiation, et de l’universalité dans le sens de l’ouverture au monde et du libre-échange global. Le principe d’universalité prend de plus en plus d’importance. Il est certes compatible avec l’adhésion à l’ONU, mais pas avec une association avec l’UE.
L’initiative populaire «Sauvegarder la neutralité suisse» (initiative sur la neutralité), lancée en novembre et visant à ancrer dans la Constitution une neutralité perpétuelle et armée, permet un débat de fond sur la neutralité et son rapport avec les autres maximes. Elle se limite aux deux adjectifs mentionnés et tente, au niveau constitutionnel, d’exclure tout affaiblissement et toute relativisation ainsi qu’un abandon progressif. Toutefois, elle ne peut pas influencer le champ de tension entre le droit international et le droit national. Il est peu probable qu’une opposition organisée s’engage en faveur d’un abandon de la neutralité. Il n’est toutefois pas exclu que des partis politiques tentent de pousser les initiants dans un coin national-conservateur tout en relativisant le principe de neutralité par des adjectifs flous. Un rejet serait probablement perçu dans le monde entier comme un adieu de la Suisse à la neutralité. Car la «neutralité» est avant tout ce qui est perçu comme tel par des tiers, et non ce que l’on déclare soi-même •
*Robert Nef est journaliste et auteur, membre de la Société du Mont-Pèlerin et de la Société Friedrich August von Hayek. De 1991 à 2008, Nef a été rédacteur et co-éditeur des Schweizer Monatshefte. Il vit à Saint-Gall en tant que journaliste indépendant.
Source: https://www.robert-nef.ch/2022/12/01/die-bewaffnete-neutralitaet-ist-ein-friedensangebot/ ; première publication dans le Schweizer Monat 11-12/2022; reproduction avec l’aimable autorisation de l’auteur
(Traduction Horizons et débats)
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