Les ténèbres s’abattent sur l’Ukraine

par Patrick Lawrence*

Deux des mots que j’admire lisant le «New York Times» sont «opaque» et «louche». Ils conviennent parfaitement à la description manichéenne de notre monde telle que «Times»  la fait siroter quotidiennement à ses lecteurs peu méfiants. Lorsque Times qualifie un individu, une société ou une succession d’é vénements d’«opaques» ou de «louches», il est inutile de chercher plus loin. Deux mots plus ou moins dénués de sens orientent l’esprit des lecteurs précisément dans le sens souhaité.

Loin de moi l’idée de pointer du doigt The Times – mais bon, je le fais pourtant. Aucun des autres grands quotidiens et aucune des chaînes de télévision n’arrive à la cheville de ce journal (autrefois-une-référence-mais-plus-maintenant) pour ce qui est des ténèbres et de l’opacité. C’est particulièrement vrai pour le Service International, le recoin selon moi le plus louche du journalisme américain. Il y a des tas de gens très louches en Russie, comme le Times nous le laisse entendre, ou pense que nous le savons. Il s’y passe beaucoup de choses louches. Les relations de Donald Trump avec le Kremlin étaient très opaques, et peu importe que rien dans ces relations ne se soit révélé porteur d’opacité réelle. L’obscurité persiste longtemps après que la lumière soit revenue, encore une des qualités pratiques d’un «quotidien de qualité».

Pas de zones d’ombre chez les «Bons»

Par conséquent, il n’y a jamais la moindre zone d’ombre et rien n’est jamais louche parmi les gens ou les Etats que le Times, supervisé par le gouvernement, compte parmi les « Bons» par opposition aux « Méchants», et, pour le cas où vous ne l’auriez pas remarqué, c’est le journal le plus influent d’Amérique qui se livre à ces écarts de langage.
    Venons-en à présent à l’Ukraine. Même s’il y a de nombreuses zones d’ombre et que l’opacité qui règne y est très épaisse, vous ne lirez jamais rien de tout cela dans «Times». Le scandale de corruption qui vient d’é clater à Kiev et dans tout le pays me semble confirmer que l’Ukraine, à l’è re postsoviétique, est devenue moins une nation qu’une entreprise criminelle. Cela se produit souvent dans les Etats en déliquescence, où plus personne ne croit en rien pour la simple raison qu’il n’y a plus rien à croire. C’est alors que les ténèbres se font jour et que tout devient opaque.
    C’est ainsi que je considère les derniers en date des innombrables efforts annoncés par Kiev pour assainir le bassin de corruption dans lequel nombre de ses hauts fonctionnaires, la majorité apparemment, pataugent depuis longtemps. Les annonces faites par le régime de Zelensky concernant divers licenciements, renvois et démissions, à la fin de la semaine dernière et au début de cette année, ne sont que les premiers symptômes d’une maladie proche de la gangrène qui a pratiquement rongé ce qu’il restait de la politique ukrainienne. Mais pas d’inquiétude, il n’existe en Ukraine ni zone d’ombre, ni opacité. Volodymyr Zelensky, la marionnette de Washington, est le meilleur de tous les bons gars et il va y arriver.

De hauts fonctionnaires corrompus

Sur la base des chiffres les plus fiables, ceux du «Monde» et de France24, plus d’une douzaine de hauts fonctionnaires ont été, d’une manière ou d’une autre, démis de leurs fonctions. Il y a beaucoup de seconds couteaux sur cette liste – au niveau des administrateurs, typiquement, ceux qui sont chargés de veiller à ce que les choses soient faites comme il faut. Le premier à avoir été licencié est le vice-ministre des infrastructures, Vasyl Lozynsky, qui a été arrêté dimanche. Ce mardi, c’est Kirilo Timochenko, chef de cabinet adjoint de Zelensky, qui a apparemment démissionné de force. C’est ce qu’on appelle remonter assez haut dans la hiérarchie.
    Et puis la liste s’allonge: un vice-ministre de la défense, un procureur adjoint et deux autres députés chargés des programmes de développement des provinces de Kiev. En outre, les gouverneurs de cinq régions administratives – Kiev, Sumy, Dnipropetrovsk, Kherson et Zaporijjia – ont également été limogés ou poussés à la démission. Comme le souligne France24, ces trois dernières régions sont des zones de combat en activité; Kiev et Sumy se trouvaient sur les lignes de front au début du conflit.
    Regroupons les faits dont nous disposons et voyons ce que nous pouvons en faire.
    Vasyl Lozynsky, l’homme des infrastructures, était chargé de rétablir les installations d’approvisionnement en eau, électricité et chauffage dans les régions d’Ukraine où l’artillerie et les roquettes russes ou ukrainiennes les avaient endommagées ou détruites. Là, on est en plein dans les services à la patrie, si l’on peut dire. Lozynsky est accusé d’avoir détourné environ 400 000 dollars de fonds officiels pour le compte d’un syndicat du crime dont il était membre. Certains de ces fonds ont été fournis par des donateurs étrangers dans le cadre de l’effort de guerre consenti par l’Occident.

Une démission à cause d’un 4x4?

Et puis il y a le cas «Kirilo Timochenko». Haut collaborateur de Zelensky, il est aux côtés du président depuis son élection il y a quatre ans. Donc, un proche. Le motif fourni par Times pour sa démission fait carrément dans la dentelle. La transgression de Timochenko a été de mener une vie de consommation ostentatoire et de «se pavaner dans Kiev», comme le dit «Times», dans un «SUV flashy» offert par General Motors et destiné originairement à des projets humanitaires. Cela ne me semble pas être le nadir de la corruption ukrainienne.
    L’article du «Monde» comportait une photo de Timochenko arborant un sourire en coin et tenant une lettre de démission signée d’un cœur, de points d’exclamation et d’autres gribouillages peu sérieux. Pas vraiment l’homme inquiet, je dirais, ni sérieux non plus. Le vice-ministre de la défense, Viatcheslav Shapovalov, a démissionné après qu’un hebdomadaire de Kiev, «Zerkalo Nedeli», ait publié un article d’investigation révélant un système de pots-de-vin dans lequel le ministère de Shapovalov avait payé des sommes extravagantes pour de la nourriture destinée à approvisionner les troupes ukrainiennes. La fraude – je cite l’article de «Zerkalo Nedeli» rapporté dans le «Monde» – s’é levait à 330 millions de dollars.
    On ne sait pas grand-chose sur les autres dirigeants de Kiev ou les gouverneurs des provinces, mais il est impossible de ne pas relever ce thème récurrent. En temps de guerre, nombreux étaient ceux qui occupaient des fonctions leur donnant accès à des fonds censés financer les différents axes de l’effort de guerre – parmi lesquels les fonds venus de l’é tranger figurent en bonne place, étant donné que Kiev est complètement fauchée. Cela concorde avec ce que nous lisons depuis des mois: les cliques politiques, sécuritaires et militaires ukrainiennes arnaquent massivement les Etats-Unis.
    Peu importe. Le Times a affirmé haut et fort dans sa couverture des évènements – deux reportages à ce jour – que tous ces fonctionnaires sans histoires ni zones d’ombre ont scrupuleusement évité de détourner une partie des milliards de dollars que les Etats-Unis et le reste de l’Occident déversent en Ukraine.

«Pas de traces» de détournement de fonds occidentaux (!)

«Rien n’indiquait que le scandale des achats alimentaires de l’armée ukrainienne ait été lié à un quelconque détournement de l’aide militaire occidentale», écrivent Michael Schwirtz et Maria Varenikova dans les éditions de mercredi. Et plus loin: «L’administration Biden n’a ‹pas connaissance qu’une quelconque aide américaine ait été impliquée› dans les allégations de corruption, a déclaré mardi aux journalistes le porte-parole du département d’Etat, Ned Price. «Nous prenons extraordinairement au sérieux notre responsabilité de garantir une supervision appropriée de toutes les formes d’assistance américaine que nous fournissons à l’Ukraine», a-t-il ajouté. «Aucun signe», «Aucune indication»: Attention à ce que vous lisez, chers lecteurs. Ce sont là des élisions. Ce ne sont pas des démentis. Sommes-nous censés croire que Ned Price va risquer le consentement de la plupart des Américains si, dans le pays sans zones d’ombre ni opacité, des Ukrainiens ont détourné l’argent des contribuables américains? Quant à l’affirmation sur la supervision accrue, elle est manifestement fausse, comme l’a parfaitement montré le reportage explosif diffusé par «CBS» l’année dernière. On y apprenait que près de 70 % du matériel que l’Occident expédie via la Pologne est siphonné vers l’immense marché noir des armes en Ukraine.
    La chronologie des événements montre clairement de quoi il s’agit. Les Etats-Unis sont passés d’ «aucune arme létale», dans les années qui ont suivi le parrainage de 2014, à la promesse, depuis cette semaine, de chars de combat lourds. Ainsi, Yuriy Sak, qui conseille le ministre de la Défense Oleksiy Reznikov, s’est confié à «Reuters» jeudi, en disant:
    «Ils ne voulaient pas nous donner d’artillerie lourde, et puis ils l’ont fait. Ils ne voulaient pas nous donner de systèmes «HIMARS» [missiles de pointe], et puis ils l’ont fait. Ils ne voulaient pas nous donner de chars, et maintenant ils nous en donnent. En dehors des armes nucléaires, il n’y a plus rien que nous ne puissions obtenir.»
    Comme Sak l’a clairement fait comprendre, le régime de Kiev est sur le point de faire pression sur les Etats-Unis pour obtenir des avions de combat F-16. « Pas seulement des F-16», a ajouté Sak avec un culot époustouflant. «Des avions de quatrième génération, voilà ce que nous voulons.»

Les USA, la vache à lait de Kiev

Lorsqu’il provient d’un fonctionnaire du rang de Sak, ce genre de propos montre très clairement à quel point Kiev est persuadé que le conflit avec la Russie lui a offert une vache à lait qui ne cessera plus de rapporter désormais. Hélas, ce constat est révélateur de l’obsession que nourrit l’administration Biden: détruire la Fédération de Russie et, dans le cadre de ce projet, poursuivre une guerre sans fin.
    Remettez la démission de Timochenko dans ce contexte: voilà un homme qui s’entretenait quotidiennement avec Zelensky et jouissait de la confiance du chef. Dans la sphère présidentielle, le fameux 4x4 et la vie de luxe allaient de soi. Pendant 4 ans, personne n’a rien dit. Brusquement, l’é talage vulgaire de Timochenko, même s’il n’est que de la petite blinde, devient tout aussi préjudiciable que le hold-up massif actuellement en cours. Je ne vois qu’une seule conclusion possible: nous sommes confrontés à une fausse purge conçue pour paraître impitoyable alors qu’elle n’est rien d’autre que cosmétique. Je ne pense pas que Zelensky, pour dire les choses autrement, soit du tout intéressé par l’é radication de la corruption structurelle de l’Ukraine. Son passé est jalonné de traces qui montrent qu’il n’en est pas si éloigné que cela. A ce stade, il me semble plus juste d’affirmer que, plutôt que celle de Washington, Zelensky est d’abord une créature de l’administration Biden. La distinction est importante. Il est très probable que la Maison Blanche de Biden – et qui sait qui peut bien la diriger ces jours-ci? – a ordonné à sa marionnette de faire le ménage, même si ce n’est rien de plus qu’un acte gratuit.
    Victoria («Cookies») Nuland, qui fait partie des architectes du coup d’Etat de 2014 et qui est depuis lors une protectrice infiniment tolérante du régime de Kiev, l’a clairement fait savoir jeudi. «Nous avons été très clairs sur le fait qu’il faut qu’on nous démontre qu’alors même que la guerre suit son cours, les mesures de lutte contre la corruption – notamment une bonne gouvernance d’entreprise et des mesures judiciaires – se poursuivent dans la bonne direction», a-t-elle déclaré lors de son témoignage au Sénat. C’est un discours passe-partout, maintes fois rabâché au fil des ans, mais il est révélateur que Nuland soit encore appelée à le répéter aujourd’hui.
    N’oublions pas: maintenant que les Républicains sont majoritaires à la Chambre des représentants, ils pourraient à tout moment commencer à demander des comptes stricts sur les énormes volumes d’armes et d’argent que l’administration Biden déverse en Ukraine. Kiev aura vraiment l’air sombre et opaque si la Chambre nouvellement élue se lance dans ce projet. Cela rend Biden aussi vulnérable que Zelensky semble l’ê tre lui-même.

L’administration Biden n’en aurait-elle pas plein le dos de Zelensky?

Pour aborder cet aspect des choses sous un autre angle, on entend dire ici et là que l’administration Biden en a de plus en plus assez de Zelensky et de la corruption, combinée à la grave répression antidémocratique qu’il supervise. Je ne peux pas vérifier ces rapports et je ne pense pas que quiconque puisse le faire pour le moment. Mais à mesure que les perspectives de guerre s’assombrissent, l’avenir politique de Zelensky pourrait bien s’assombrir avec elles. Il convient de prendre en considération un élément plus profond et profondément attristant à mesure que ce nouveau scandale de corruption se déroule, et tout indique qu’il se poursuivra. Qui sont ces gens? Quel genre de régime politique est-ce là? L’Ukraine, quel est ce pays?
    Avec les inepties de Kirill Timochenko il ne s’agit pourtant pas tout à fait de telles: elles méritent que l’on s’y arrête un instant. Quel genre d’homme est-il pour se comporter comme il l’a fait dans le passé ukrainien? Quant aux autres, mêmes questions: Qui donc est capable de voler des fonds destinés à assurer les moyens de chauffage de son propre peuple? Quel est l’homme qui détournerait l’argent destiné à nourrir les troupes défendant leur pays, en le réservant dans quel profit?
    J’ai qualifié l’Ukraine d’Etat en faillite. Je le soutiens. Depuis quelque temps, je suis sur le point de conclure que les Ukrainiens sont également un peuple en faillite. J’entends par là un peuple brisé. Les souffrances tragiques qu’ils ont endurées pendant l’è re soviétique ont laissé de profondes cicatrices, une sorte de pathologie nationale. Cela les aurait-il rendus incapables de se constituer en nation dans les années postsoviétiques? C’est une question qui reste ouverte pour moi.
    Elle est pourtant motivée par ce que je vois aujourd’hui, un Etat en faillite dans lequel les gens n’ont plus rien en quoi ils puissent croire, où il n’y a plus rien à quoi ils puissent adhérer. Au sommet, une sordide quête de profits. Partout ailleurs, c’est la survie pure et simple dans un état d’anxiété constante. C’est une chose terrible de reconnaître à quel point les dirigeants de l’Etat criminel qu’est l’Ukraine sont totalement incapables de faire face à cette bouleversante tragédie. •


*Patrick Lawrence, longtemps correspondant à l’é tranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre intitulé «Time No Longer: Americans After the American Century», Yale, 2013. Sur Twitter, on pouvait le trouver sur @thefloutist, jusqu’à  ce qu’il soit censuré sans explication. Son site web est patricklawrence.us. Soutenez son travail via patreon.com/thefloutist.

Source: https://scheerpost.com/2023/01/28/patrick-lawrence-the-shadows-descend-in-ukraine/ du 28/01/23

(Traduction Horizons et débats)

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