Le grand bond de la Chine au Moyen-Orient

par Patrick Lawrence*

La roue de l’histoire a tourné vendredi dernier, lorsque les responsables iraniens et saoudiens se sont mis d’accord à Pékin pour rétablir leurs relations diplomatiques bilatérales, rompues par Riyad il y a sept ans. En réfléchissant à cet événement capital au cours du week-end, je le placerais, pour ce qui est de son ampleur, au même niveau que la défaite américaine au Viêt Nam, en avril 1975. Le monde dans lequel nous vivons cette semaine n’est pas le même que celui dans lequel nous avons vécu la semaine dernière.

Trois traits de plume

De trois traits de plumes, la Chine, la République islamique et le royaume saoudien ont modifié la dynamique fondamentale de la politique mondiale. Les deux puissances du Moyen-Orient ont transcendé le clivage historique et souvent vicieux entre l’islam sunnite et l’islam chiite. Et en accompagnant les deux parties à la table d’acajou, la République populaire a fait une entrée sur la scène des puissances mondiales digne d’un opéra chinois.
    Des solutions non occidentales à des problèmes non occidentaux: cela fait des années que j’é voque ce scénario. Ce qui s’est passé au ministère des affaires étrangères à Pékin la semaine dernière montre à quoi cela ressemble dans la pratique. La parité entre l’Occident et le non-Occident est une autre de mes préoccupations depuis de nombreuses années. Ce que Pékin vient de parrainer et de réaliser, en recourant à ses deux millénaires d’art diplomatique, est un exemple splendide de ce qui peut être accompli lorsque cet impératif se déploie.
   Je me dois de préciser d’emblée un point essentiel. Cette nouvelle entente entre l’Arabie saoudite et l’Iran n’est pas le moyen pour la Chine, le royaume saoudien ou l’Iran de lancer une tarte à la crème au visage de Washington. Gardons-nous de cette erreur d’interprétation, bien qu’elle apparaisse dans divers reportages occidentaux.
    Oui, les Etats-Unis sont l’intermédiaire du pouvoir au Moyen-Orient, le fournisseur d’armes et le maître de cérémonie diplomatique depuis la conclusion par Washington en 1931 de son premier accord «pétrole contre sécurité» avec le roi au long règne Abdulaziz al-Saud. Oui, les Américains sont soudain en train d’errer dans les déserts du Moyen-Orient, hébétés et finalement réduits à décamper, les mains vides. Indian Punchline, le journal Internet publié par M.K. Bhadrakumar, diplomate de carrière au service des affaires étrangères de l’Inde, a décrit l’autre jour cette absence comme «un effondrement colossal de la diplomatie américaine»1. Oui, c’est le cas, une fois de plus. Mais le but à Pékin, Riyad ou Téhéran n’é tait pas de compromettre Washington. Il s’agit là plutôt d’un dommage collatéral.

Construction d’un nouvel ordre mondial

Ce qui est en marche est la construction d’un nouvel ordre mondial qui découle en grande partie de la sauvagerie, de la destruction et des privations de «l’ordre fondé sur des règles» que Washington et ses alliés occidentaux ont mis en œuvre depuis les victoires de 1945. L’intention partagée par les trois signataires de cet accord n’est pas la vengeance, la rancune ou la moquerie. Il s’agit d’un remède, un remède qui reflète le jugement commun selon lequel le désordre causé par l’ordre fondé sur des règles est devenu incontrôlable et doit être remplacé de toute urgence.
    Je ne peux que ressentir une profonde satisfaction face à la vitesse à laquelle tourne notre planète. Nouveaux partenariats et alliances Sud-Sud, ou renforcements de liens existants, relations économiques de plus en plus denses entre les nations non occidentales, expansion d’organisations multilatérales telles que les BRICS et l’Organisation de coopération de Shanghai, l’OCS, montée mesurable du sentiment anti-impérialiste partout ailleurs qu’en Occident, et maintenant l’é bauche par la Chine d’un nouvel ordre mondial: des choses se déroulent sous nos yeux dont je pensais qu’elles ne se produiraient que dans plusieurs décennies, au-delà de mon temps.
    C’est dans ce contexte que nous devons considérer le nouvel accord saoudo-iranien. La formulation de la déclaration trilatérale commune2 que le ministère des affaires étrangères a rendue publique le 10 mars est très claire à cet égard.
    Il y a les formalités. Les ambassades à Téhéran et à Riyad doivent être rouvertes «dans un délai n’excédant pas deux mois». Les ministres iranien et saoudien des affaires étrangères, respectivement Hossein Amir-Abdollahian et le prince Faisal bin Farhan, «se rencontreront pour mettre en œuvre cette mesure, organiser le retour de leurs ambassadeurs et discuter des moyens de renforcer les relations bilatérales». Un accord de 1998 portant sur le commerce et les investissements, la science, la culture, les sports et la jeunesse doit être mis en œuvre, mais surtout l’accord de coopération en matière de sécurité, signé en 2001.

Destin commun

Ensuite, il y a les idées plus larges inscrites dans la déclaration commune. Les trois signataires s’engagent à «adhérer aux principes et objectifs des chartes des Nations unies et de l’Organisation de la coopération islamique, ainsi qu’aux conventions et normes internationales». La déclaration fait également état d’un «désir commun de résoudre les désaccords qui les opposent par le dialogue et la diplomatie et à la lumière de leurs liens fraternels», et de l’« affirmation par les deux parties du respect de la souveraineté des Etats et de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats». Faisal bin Farhan, le ministre saoudien des affaires étrangères, s’est exprimé ainsi sur Twitter après l’annonce de l’accord: «Les pays de la région partagent le même destin.»
    Que font ces nations si ce n’est professer une identité commune, non occidentale, fondée sur les principes d’un nouvel ordre mondial qui, étape par étape, prend forme et se solidifie?

Souhaits malveillants et ignorance

Je ne sais pas pourquoi je lis, ici et là dans la presse occidentale, que cet accord serait bancal et pourrait ne pas tenir, qu’il pourrait ne jamais aboutir à la réouverture des ambassades, et que les déclarations que je viens de citer sont en quelque sorte «floues», comme l’a dit un correspondant du New York Times dans un reportage à Riyad le week-end dernier. Rien n’est garanti, car beaucoup de choses attendues ne se réalisent pas. Mais émettre de tels doutes par simple incrédulité générale témoigne de malveillance et d’une ignorance de l’histoire récente, en somme des conjectures dénouées de fondements.
    Les Saoudiens et les Iraniens entretiennent des relations diplomatiques depuis des années, en dépit de toutes les insultes et dénonciations épouvantables et de l’animosité vicieuse que la guerre au Yémen a engendrées. Le régime Biden n’a pas réussi à raviver les liens avec Téhéran et a gâché les relations avec Riyad, notamment lors de la rencontre incroyablement maladroite de Joe Biden avec le prince héritier Mohammed bin Salman l’année dernière.
    Du côté chinois, le continent est désormais le deuxième plus grand marché après les Etats-Unis pour les produits pétroliers saoudiens, et Riyad veut entrer dans l’OCS. Il y a deux ans ce mois-ci, Javad Zarif, le très regretté ministre des Affaires étrangères de Téhéran pendant les années de réforme de Hassan Rouhani, s’est rendu à Pékin pour conclure un accord économique multilatéral négocié de longue date, d’une valeur de 400 milliards de dollars sur les 23 prochaines années. Je ne vois rien de flou dans ces relations de plus en plus étroites. La correspondante du Times à Riyad n’a tout simplement pas fait ses devoirs.

Défis et espoirs

Le mois dernier, le ministère chinois des affaires étrangères a publié, coup sur coup, trois documents3 annonçant en termes parfaitement clairs l’intention de Pékin de jouer un rôle de premier plan dans la géopolitique et la diplomatie multilatérale. Le deuxième de ces documents, intitulé «The Global Security Initiative Concept Paper», commence ainsi:

«Nous vivons une époque pleine de défis. Mais elle est aussi pleine d’espoir. Nous sommes convaincus que les tendances historiques de la paix, du développement et de la coopération gagnant-gagnant sont irréversibles. Le maintien de la paix et de la sécurité dans le monde et la promotion du développement et de la prospérité à l’é chelle mondiale devraient être l’objectif commun de tous les pays.»

Avec le recul, je suis presque certain que ces documents ambitieux et résolus étaient le projet de Wang Yi, le principal responsable des affaires étrangères de la Chine et maître de cérémonie chargé de superviser les pourparlers entre les deux principales puissances du golfe Persique. Je suis également certain que Wang a joué le rôle de choréographe pour coordonner la publication de ces trois déclarations politiques, juste avant la percée diplomatique de la semaine dernière. J’avoue néanmoins que je suis surpris par la rapidité avec laquelle Wang a mené à bien cette tâche. Spectaculaire!
    J’entends le faible applaudissement réalisé «d’une seule main»4: c’est le régime Biden qui salue hypocritement cette nouvelle entente. Et comme on pouvait s’y attendre, les fonctionnaires et les membres des groupes de réflexion de Washington accueillent le triomphe diplomatique de Pékin par un simple haussement d’é paules. Voilà ce qu’ils font lorsqu’ils ne peuvent pas supporter de voir ce que le 21e siècle leur réserve. Ils flanchent. Après tout, ils n’ont aucune non-ingérence ou  respect de la souveraineté à vendre au Moyen-Orient. Ils n’ont que leurs contraires, de la «marchandise» dont le marché vient de chuter brutalement.
   J’hésite à définir l’aspect qu’offrira le Moyen-Orient lorsque la Chine aura repris, l’un après l’autre, les rôles jadis arrogés par les Etats-Unis, en l’emportant sur eux, et continuellement, comme cela semble ê tre fort probable. Mais si je devais émettre une hypothèse, je dirais que les Etats-Unis continueront à appliquer leurs politiques vouées à l’é chec et que la Chine continuera à faire ce qu’elle vient de faire, pleine de détermination et pleine d’espoir – voilà l’é tat actuel de mon analyse. •

Source: Scheerpost du 14/3/23

(Traduction Horizons et débats)

1voir article en page 1
2https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/202303/t20230311_11039241.html  du 10.3.2023

3https://thescrum.substack.com/p/china-stands-up-again  du 7 mars 2023
4Paradoxe qui fait allusion au caractère illogique et hypocrite de l’applaudissement du gouvernement Biden (ndlr).

 


*Patrick Lawrence, de longue date correspondant à l’é tranger, notamment pour l’« International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son dernier livre: «Time No Longer: Americans after the American century». Yale 2013. Sur Twitter, Lawrence était accessible sous @thefloutist avant d’ê tre censuré sans commentaire. Patrick Lawrence est accessible sur son site web: patricklawrence.us. Soutenez son travail en consultant patreon.com/thefloutist.

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