Les sanctions contribuent à une nouvelle homogénéité de la société russe

par Dmitri Trenin*

Malgré l’é norme importance des événements sur les fronts en Ukraine et dans les relations entre la Russie et l’Occident, les changements les plus importants de ces douze derniers mois ont eu et ont toujours lieu au sein même de la Russie. Ces changements sont énormes: ils annoncent une nouvelle forme – un nouveau modèle de société – de la Fédération de Russie.

Les dizaines de milliers de sanctions occidentales ont porté un coup incommensurable à l’ancien modèle de la Russie en tant que «pays station-service», pour reprendre la célèbre définition méprisante de feu le sénateur américain McCain. Cependant, l’é conomie russe n’est pas seulement résistante,elle le sera encore plus. De plus, les sanctions ont mis l’é conomie sur une voie qui était auparavant entravée par les intérêts persistants des élites russes à l’esprit occidental. L’arrêt forcé de la politique offshore par la confiscation des biens privés russes à l’Ouest a détruit ce qui restait de l’oligarchie – désormais également au sens économique. Le gel des réserves de devises de la Banque centrale de Russie et la menace de leur confiscation ont énormément favorisé la dédollarisation. La nécessité de remplacer les importations occidentales défaillantes a stimulé la production industrielle dans le pays. Des plans ont déjà été élaborés pour relancer la construction aéronautique civile et augmenter considérablement la taille de la constellation de satellites, et la tâche ambitieuse de restaurer la souveraineté technologique du pays a été inscrite au cahier des charges. Au niveau politique, l’é lite s’est retirée. Une petite partie d’entre elle a choisi d’é migrer en Occident, où elle est plus proche de sa fortune précédemment transférée. Ceux qui restent, qu’ils soient sincères ou non, se regroupent autour des autorités en place. Beaucoup attendent et espèrent (en vain de notre point de vue) que les autorités seront contraintes de faire la paix avec l’Occident et que tout redeviendra comme avant (ce qui ne sera pas le cas). Parallèlement, l’aile patriotique au sein de l’é lite est devenue plus forte et plus active, ses intérêts étant fermement liés à la Russie. Pour certains, il s’agit d’un appel de l’â me, pour d’autres d’un froid calcul, mais cela n’a pas d’importance: les conditions de la vie politique en Russie ont changé de manière décisive, et l’orientation vers l’intérieur de la Russie est désormais clairement plus forte que l’orientation précédente vers des objectifs totalement différents. Les partis politiques cherchent encore leur place dans le système, mais ils travaillent déjà à un niveau patriotique trans-partisan, certes encore entravé par les querelles idéologiques et les ambitions politiques de leurs dirigeants, tandis que l’Etat met l’accent sur la politique sociale.

La mobilisation partielle et non les sanctions à l’origine
du bouleversement de la population

La société russe a subi le même choc que l’é conomie, mais moins à cause des sanctions que de la mobilisation, que les trois générations précédentes ne connaissaient plus. La société a subi un coup dur et inattendu, mais ne s’est pas effondrée. Oui, des centaines de milliers de personnes, principalement issues de la partie libérale de la société, sont parties à l’é tranger – du moins pendant la durée de la guerre. Ceux qui sont restés ont plutôt été secoués par la guerre. L’engagement spécial des militaires professionnels était terminé, et l’Etat avait besoin d’un engagement national pour la victoire. 300 000 combattants ont été mobilisés, et tous ne rentreront pas chez eux. Mais à côté de ces combattants militaires, un groupe de citoyens – des patriotes d’action et non de protestation – voit également le jour. Il s’agit notamment de différentes formes de bénévolat, d’activistes qui collectent des fonds pour les soldats et leurs familles, de correspondants de guerre sur le champ de bataille et de musiciens sur le front. Ces personnes qui subissent aussi la guerre exigent de leurs autorités qu’elles fassent preuve de professionnalisme et de responsabilité, mais elles tentent également d’améliorer la situation par leurs propres moyens.

La vie culturelle reprend son essort

Le milieu culturel russe a subi ses propres pertes. Un certain nombre de stars de différentes célébrités ont quitté le pays. Le choix de films et d’autres produits culturels de masse en provenance des Etats-Unis s’est réduit suite au boycott de la Russie par les distributeurs occidentaux. Certains sites web américains de médias sociaux ont été interdits en Russie parce qu’ils autorisent la propagande violente contre les Russes. Dans ce contexte, notre pays est passé d’une culture du divertissement et de l’amusement à une culture des valeurs et du service. Cependant, la culture occidentale en Russie – qu’elle soit historique et classique ou contemporaine – n’est pas persécutée, contrairement à la culture russe qui, pour la première fois dans l’histoire, est réprimée en Occident et menacée d’une interdiction totale. Cette situation ne suscite pas que de l’indignation dans la société russe. Dans cette société, un «esprit russe», qui n’é tait plus à la mode depuis longtemps, se réveille et se renforce.

Une nouvelle réflexion sur l’identité russe émerge

La rupture définitive entre la Russie officielle et le libéralisme occidental moderne a soulevé chez les autorités et les élites la question de la nécessité d’un idéal de société russe. Le pragmatisme auquel la classe dirigeante et gouvernante du pays a longtemps adhéré est obsolète. Le patriotisme, qui avait longtemps été proposé comme substitut à l’idéologie, s’est avéré insuffisant. Le conservatisme promu plus récemment ne met l’accent que sur la protection contre le changement et n’offre aucune vision d’avenir. Il n’existe pas encore de réponse adéquate à cette problématique, mais des efforts sérieux pour appréhender l’histoire nationale sans exclusions ni distorsions, pour élaborer une série de valeurs fondamentales essentielles sans tomber dans l’archaïsme et pour reconnecter l’é ducation et la formation, indiquent un mouvement qui n’a pas eu lieu depuis longtemps dans ce domaine.

La guerre a permis d’améliorer beaucoup de choses dans le domaine militaire

La guerre a mis les forces armées du pays, l’ensemble du système de sécurité nationale et le complexe militaro-industriel à une épreuve dure, voire brutale. Comme c’est souvent le cas dans ce domaine, les conditions en temps de guerre sont très différentes de celles en temps de paix. L’é cart entre les défilés, les comptes rendus en temps de paix et les actions militaires réelles ainsi que le comportement réel de l’adversaire géopolitique est toujours considérable. Il n’y a rien qui remplace l’expérience militaire directe. Le prix de cette expérience est douloureux, mais le résultat des énormes efforts est une armée, un service de renseignement et un complexe militaro-industriel bien autre qu’avant la guerre. L’armée russe d’aujourd’hui n’est pas encore l’Armée rouge dans la phase finale de la Grande Guerre patriotique, mais elle n’est pas non plus celle d’il y a quelques années.

Pour la Russie, l’issue de la guerre est existentielle

Les changements intervenus dans la politique étrangère sont similaires à un tremblement de terre. Les relations avec l’Occident sont passées d’un état d’affrontement politique à un état de confrontation militaire active. Pour la première fois dans l’histoire, la Russie est en guerre – jusqu’à  présent indirectement – avec une coalition comprenant tous les pays occidentaux sans exception. Pour les Etats-Unis et l’Europe, la confrontation avec la Russie est certes d’une importance fondamentale, mais pour la Russie, elle est littéralement existentielle. Non seulement le sort de la Russie, ses frontières et sa position dans le monde se décident maintenant, mais tout autant la question de son existence future. D’un autre point de vue, la guerre, qui représente la plus grande menace pour notre pays, lui a en même temps ouvert de nouvelles possibilités. Le tournant vers l’Est, déclaré depuis longtemps mais insuffisamment mis en œuvre en raison de la persistance séculaire de l’ethnocentrisme occidental, reçoit une nouvelle et forte impulsion. Dès maintenant, il est, non seulement possible, mais indispensable de réaliser ce tournant. Alors que l’armée russe est tournée vers l’Occident, l’é conomie et la diplomatie se concentrent de plus en plus sur l’Asie, le Proche-Orient, l’Afrique et l’Amérique latine – régions peuplées de ce que l’on appelle la «majorité globale» qui sera, dans un avenir prévisible, la principale ressource de la politique et de l’é conomie extérieures de la Russie.

Des problèmes aux opportunités

La rupture avec l’Occident et la confrontation directe avec lui n’ont pas seulement créé une série de problèmes graves, mais nous ont aussi ouvert de nombreuses opportunités uniques. La seule chose à faire est de les saisir  en définissant les objectifs réalistes et en élaborant les stratégies pour les réaliser.
    Le système économique russe a énormément résisté au stress au cours des trois dernières décennies. L’é conomie nationale est très résistante, flexible et ingénieuse. Elle est capable de survivre dans presque n’importe quel environnement, mais elle est aussi essentiellement évolutive. Le pays est prêt pour une croissance économique rapide, à condition que la politique monétaire soit correcte. La Russie dispose d’é normes ressources, mais nous devons passer du commerce de ces ressources à leur transformation sur place et à l’exportation de produits finis. Tout en développant la production, nous devrions en même temps renforcer la demande intérieure de produits nationaux, ce qui nécessite une modification des chaînes logistiques établies. Le remplacement de certains fournisseurs étrangers par des fournisseurs d’autres pays, même amis, ne contribue pas au développement.
    L’Etat devra passer à une politique industrielle et travailler ensemble avec les entreprises plutôt que d’essayer de mettre en place un plan étatique. Nous devons donner à l’industrie de l’argent bon marché et à long terme – disons à 3 % sur 15 ans – pour le développement par le financement de projets, sans peser sur l’activité principale, sans hypothèques, etc. – la seule garantie étant les actions de la société de projet. Ce procédé n’entraînera pas d’inflation supplémentaire: l’argent sera mis à la disposition de l’industrie pour des projets spécifiques à long terme, et non pour des crédits à la consommation bon marché, qui avait, dans le passé, tellement gonflé jusqu’à  constituer un problème social. L’Etat ayant déjà conçu le développement des infrastructures comme priorité, le mécanisme des partenariats public-privé et des concessions peut jouer un rôle important dans l’accélération du processus.

Nécessité de promouvoir la science et la technologie

L’Etat a également un rôle clé à jouer dans le développement des sciences appliquées et de la technologie. Ce développement devrait être soutenu par la coopération avec des pays amis comme l’Inde et un certain nombre d’autres pays non occidentaux. Parallèlement, il est nécessaire de s’engager activement dans la formation technique et du personnel hautement qualifié pour l’industrie russe, afin de remédier à la grave pénurie de personnel.
    Dans les relations économiques extérieures, la perte de marchés en Europe stagnants n’est pas critique si de nouveaux marchés de croissance sont ouverts et si une nouvelle logistique est créée. Les voies de transport existants vers la Chine sont en cours d’extension, mais la priorité la plus importante est désormais le développement du corridor de transport nord-sud via la mer Caspienne vers l’Iran et plus loin vers la région de l’océan Indien. L’Inde, l’une des principales économies du monde, et les régions du Moyen-Orient, d’Afrique de l’Est et d’Asie du Sud-Est – un milliard et demi de personnes! – sont un immense champ d’action pour les entreprises russes.

Plus d’investissements à  l’intérieur du pays

Dans le domaine politique, la réorientation accrue des élites vers des objectifs intérieurs est depuis longtemps un objectif déclaré. Cet objectif n’a jamais été atteint. La guerre en Ukraine a placé les élites devant un choix: ou avec la Russie ou avec leurs capitaux exportés à l’é tranger. Or, les biens et avoirs étrangers sont déjà menacés de confiscation et les nationalités étrangères acquises dans le passé sont retirées. Les élites qui resteront en Russie seront contraintes d’investir dans leur propre pays et de construire leurs propriétés dans leur pays d’origine plutôt que d’acheter des villas et des châteaux dans des pays peu accueillants. Une partie de ces fonds continuera probablement à être dirigée vers les Emirats arabes, mais l’ampleur de cette sortie ne sera pas comparable aux retraits de fonds vers l’Occident dans le passé.

La réorientation vers l’intérieur s’impose depuis longtemps

Aujourd’hui, après la réorientation des élites vers des objectifs nationaux, imposée de l’extérieur, il faut entamer l’é tape suivante: la formation volontaire d’une élite orientée vers la nation de sa propre initiative. De nombreuses élites actives jusqu’à  présent dans le domaine de l’intermédiation, qui se sont formées à l’é poque de l’ouverture à l’Occident et qui sont donc étroitement liées à l’Occident, commencent à s’é lever au-dessus des élites qui ont grandi avant la confrontation avec l’Occident et qui y sont restées. Ces groupes ne vont pas seulement garder leur argent en Russie et y investir, mais aussi éduquer leurs enfants dans leur propre pays et y préparer leur avenir. Ce groupe d’un nouveau centre russe-national sera hautement orienté vers l’Etat, c’est-à-dire qu’il assumera ses responsabilités et ses devoirs envers le pays. Cela peut conduire l’é lite dirigeante et dominante du pays à redevenir des citoyens – certains (la version en voie de disparition) contre leur gré, d’autres (la nouvelle version) par conviction.   

Nouveau et actuel rapprochement entre le pouvoir et la société

Autrement important pour l’Etat plus renforcé encore sera la formation d’un nouveau groupe de citoyens en Russie. La guerre et surtout la mobilisation ont détruit l’ancien contrat social non écrit qui stipulait la non-ingérence mutuelle des classes supérieures et inférieures dans les affaires de l’autre. Désormais, le pouvoir et la société se sont rapprochés à nouveau, et la poursuite de leur collaboration dépendra du degré d’ouverture et de responsabilité des autorités envers la société, ainsi que de la dynamique active et constructive de cette dernière. Si ce processus évolue positivement, un nouveau système politique pourrait finalement voir le jour, basé non pas sur la lutte permanente d’idéologies concurrentes ou de politiciens trop ambitieux, mais sur davantage d’é quilibre des différents intérêts et sur la coopération renforcée d’individus libres pour le bien de la société et de l’Etat.

Le développement social sera à nouveau plus russe

D’un point de vue historique, la première forme de la Russie post-soviétique s’est avérée très peu russe: l’aspect individuel dominait clairement l’aspect collectif. Par conséquent, beaucoup de concitoyens se sont retrouvés sans soutien tandis qu’une partie importante a su profiter de différentes libertés pour satisfaire ses propres besoins dont certains ont même réussi à devenir très prospères et, en même temps, pratiquement libres de toute obligation envers le pays. Au début des années 2020, le potentiel de ce «premier modèle» de la Fédération de Russie était toutefois pratiquement épuisé. Il était difficile d’imaginer ce qui aurait pu sortir la Russie de cette impasse. La guerre, initialement conçue comme une opération spéciale, fournissait désormais des éléments de la réponse. La réponse définitive à la question de savoir quel sera le nouveau, le deuxième modèle de la Fédération de Russie, dépendra également de cette guerre.

(Source: Premier publication et traduction de russe le 12/2/23 sur Globalbrige.ch à ladresse: https://globalbridge.ch/die-russland-sanktionen-sind-fuer-russland-auch-eine-grosse-chance/  du 12/02/23;

(Traduction Horizons et débats)


*Dmitri Trenin est professeur de recherche à la «Higher School of Economics» de Moscou et l'un des principaux chercheurs de l’IMEMO RAS. Il a écrit cet article pour l'agence de presse russe regnum.ru.

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK