Remettons-nous à la lecture!

Un souvenir de Peter Scholl-Latour

par Karl-Jürgen Müller

Les images sont terribles. Actuellement, elles nous arrivent de la ville de Bakhmout (c’est le nom ukrainien) ou d’Artiomovsk (le nom russe) presque entièrement détruite. Toutes les guerres sont horribles, y compris celle d’Ukraine. Nous sommes confrontés à cette horreur tous les jours. Mais, phénomène profondément irritant, elles ne sont pas diffusées pour que nous fassions tout pour que cette horreur finisse, mais au contraire, pour que nous soutenions davantage encore la guerre. Car les coupables de cette horreur sont désignés d’avance, avant même qu’une enquête approfondie soit menée. Et ce sont eux qui doivent être combattus et vaincus. Nous, les Bons, contre eux, les Méchants. Alors seulement, nous dit-on, l’horreur s’arrêtera. Le noir ou le blanc. Et pour que nous ne réfléchissions pas trop, les vagues de propagande se succèdent, nos esprits et nos sentiments sont anesthésiés par des textes et des images (voir l’article «Développer la résistance contre la propagande», p. 7 de cette édition). De cette manière, la véritable compassion ne naît que difficilement.
    Me voilà donc face à mes étagères remplies de mes livres, décidé de non pas me prononcer sur nos actualités, mais de recommander des livres. Ils sont du même auteur: Peter Scholl-Latour.
    Peter Scholl-Latour a vécu du 9 mars 1924 au 16 août 2014. Journaliste et auteur de livres, il a réalisé plusieurs reportages télévisés. Il nous a légué plus de 30 livres et a reçu maints signes de reconnaissance pour son travail, mais aussi de fortes critiques qui ont tenté de le mettre à l’é cart politique.
    Je recommande vivement de prendre l’un ou l’autre de ses livres, de les relire ou de les lire pour la première fois. Je vous garantis que c’est bien plus riche que le mainstream quotidien qui nous inonde.
    Je ne vais pas m’é tendre sur les livres recommandés ci-dessus. Il faut les lire. «Horizons et débat» a cité exhaustivement de l’un d’entre eux, dans les colonnes de sa première édition après le 24 février 2022; celui intitulé «Der Fluch der bösen Tat. Das Scheitern des Westens im Orient (La malédiction du méfait. L’é chec de l’Occident en Orient, no6 2022, du 6 mars 2022). Il s’agit de l’avant-dernier livre de Scholl-Latour, paru à titre posthume, et qui a occupé la première place de la liste des best-sellers de la revue «Der Spiegel» du 22 septembre au 19 octobre 2014. Aujourd’hui, un tel succès consacré à ce sujet ne serait sans doute plus possible.

« La malédiction du méfait»

Le titre «La malédiction du méfait»  pourrait également être le titre d’un livre représentant les horreurs de la guerre en Ukraine. Il suffit de citer le texte figurant en couverture du livre: «Les agitations fermentent et bouillonnent partout. La Syrie et l’Irak s’enfoncent dans une cruelle guerre civile de tous contre tous et en Turquie, les forces islamistes et laïques se disputent la suprématie. L’Egypte est en ébullition permanente, et la situation est également explosive à la périphérie Nord de cette région troublée du monde, dans le Caucase et en Ukraine. Avec la perspicacité qui le caractérise, Peter Scholl-Latour met en lumière une région sur laquelle, après des décennies d’intervention politique et militaire de l’Occident, une malédiction semble peser – la malédiction qui plane sur l’acte malveillant d’ingérence effrénée.»
    En 2006 déjà – un an avant le discours du président russe Vladimir Poutine à Munich – Peter Scholl-Latour avait publié «Russland im Zangengriff»  (La Russie en prise de tenaille. L’empire de Poutine entre l’OTAN, la Chine et l’Islam). On y lit: «Aujourd’hui encore, les analystes politiques à Moscou se demandent pour quelle raison les Etats-Unis n’ont aucunement honoré les énormes concessions que Gorbatchev a accordées à l’alliance occidentale par son approbation, voire sa promotion tacite de la réunification allemande. C’est le contraire qui s’est produit. L’OTAN s’é tait jetée sur l’Union soviétique en décomposition comme un animal enragé, lorsque le dernier secrétaire général du PCUS a fait savoir qu’il était prêt à capituler. Les dirigeants soviétiques, puis russes, ont systématiquement été roulés dans la farine. Toutes les promesses ont été annulées. Comme une sorte de ’Juggernaut’1 […], l’appareil militaire écrasant de l’OTAN se déplaçait vers l’Est.» (page 182)
    En 2007, Peter Scholl-Latour a publié son livre «Zwischen den Fronten. Erlebte Weltgeschichte» (Entre tous les fronts. Histoire mondiale vécue). Là aussi, nous nous contentons de citer le texte de couverture puisqu’il résume correctement son contenu: «Ses récents voyages aux Etats-Unis, en Chine, en Russie et au Proche et au Moyen-Orient sont l’occasion pour Peter Scholl-Latour de porter un regard très pensif et sceptique sur l’é tat de notre monde. Lorsqu’il évoque le rôle de l’Amérique en tant que puissance mondiale, l’auteur met plusieurs fois en évidence le déclin des empires coloniaux européens, déclin qu’il a lui-même vécu sur de nombreux fronts. Le caractère éphémère des empires est un leitmotiv dans ce livre. Peter Scholl-Latour considère également avec peu d’assurance l’avenir de l’Europe, qui manque de visions tout autant que de conscience de son identité historique.»

« La voie vers une nouvelle guerre froide»

Un an plus tard, en 2008, un autre livre de Scholl-Latour paraît : «Der Weg in den neuen Kalten Krieg» (La voie vers la nouvelle Guerre froide). Il se résume de la sorte: «Après la fin de la Guerre froide et de l’effondrement de l’Union soviétique, l’Occident est apparu comme le vainqueur de l’histoire. L’é largissement de l’OTAN à l’Est, les guerres des Balkans, l’invasion de l’Afghanistan ou encore la campagne d’Irak – tous ces événements ont été mis en scène sans tenir compte de la Russie ou d’autres puissances non occidentales. Dès le début, Peter Scholl-Latour a observé ces jeux de muscles avec scepticisme. Il décrit avec insistance la voie vers une nouvelle guerre froide, cette fois multipolaire, entre Washington et ses partenaires européens d’une part, Moscou, Pékin et le monde islamique d’autre part. L’Occident ne peut qu’é chouer dans cet affrontement. [...] Les liens que les médias négligent ou passent sous silence — Scholl-Latour les abordent dans son nouveau livre.»  (Couverture)
    Peter Scholl-Latour avait prévu très tôt ce qui est aujourd’hui à l’ordre du jour: la transition vers un nouvel ordre mondial. Son livre intitulé «Die Angst des weissen Mannes. Ein Abgesang» (Les cauchemars de l’homme blanc. Un adieu), paru en 2009, a été reçu de la sorte: «Pendant cinq cents ans, l’‹ homme blanc› a dominé le monde. [...] Cette époque de suprématie occidentale appartient définitivement au passé. L’homme blanc est sur le déclin, les anciens peuples coloniaux poussent en avant – démographiquement, économiquement, en termes de pouvoir politique.» (Couverture)

« Le monde à la dérive»

A la fin de son livre «Die Welt aus den Fugen. Betrachtungen zu den Wirren der Gegenwart» (Le monde à la dérive. Réflexions sur les troubles du présent) paru en 2012, on tombe sur une interview entre Gregor Gysi, homme politique allemand de la Gauche et Peter Scholl-Latour. Gysi lui demande: «Y a-t-il un message que vous souhaitez transmettre dans vos livres et vos reportages?» Sur quoi Scholl-Latour répond en ces termes: «Je n’ai jamais considéré mon activité comme la transmission d’un message. Je me suis contenté de décrire les choses au plus près de la réalité. Je pense que c’est suffisant. Je ne veux même pas évoquer la notion de ‹vérité›. Mais si je devais avoir un message, ce serait celui-ci: nous sommes soumis à une désinformation massive contre laquelle je m’oppose avec mes livres.»
    Les livres de Peter Scholl-Latour ont atteint un tirage total de 10 millions d’exemplaires. Son livre paru en 1979/1980 «Der Tod im Reisfeld»  (La mort dans la rizière)2, qui porte sur l’Indochine,  a été le livre de non-fiction le plus acheté en Allemagne depuis 1945 avec 1,3 million d’exemplaires vendus jusqu’en 2014 [avec é dition en français, voir liste, ann. 2]. En tant que journaliste, auteur de livres, cinéaste et surtout personnalité publique, il a été décoré de nombreux honneurs.
   Aujourd’hui, je me demande combien de personnes (en Allemagne et ailleurs) se souviennent de Peter Scholl-Latour et de ses livres. Et combien en seront-ils prêts à ressortir ses livres, à les lire en profondeur et à en tirer les conclusions qui s’imposent? Des conclusions d’une autre qualité, plus raisonnables, plus respectueuses envers l’ê tre humain, plus proches des peuples – qualités qui diffèrent essentiellement, dans le fond et dans la forme, de ceux que notre classe politique nous fait avaler. Des conclusions donc qui prennent au sérieux le fait que nous nous trouvons au milieu d’une transition vers un nouvel ordre mondial, pour lequel la notion d’«è re nouvelle» est en effet approprié.

1Juggernaut est un terme métaphorique anglais. Il désigne une force inarrêtable qui détruit tout ce qui se trouve sur son chemin. L’origine du mot se trouve dans les énormes chariots de procession (Ratha) pesant plusieurs tonnes et utilisés lors d’une certaine procession hindoue (Ratha Yatra) en l’honneur du dieu Jagannatha (Vishnu). Une fois mis en marche, ces chariots sont presque impossibles à arrêter par l’homme.

2Quelques exemplaires de l’é dition française sont disponibles chez des bouquinistes (sur internet). Voici une liste de titres en éditions françaises d’antan (selon Wikipédia):

• Les guerriers d’Allah – 800 millions de musulmans à la conquête du monde. Presses de la Cité, Paris 1986;

• Mort sur le grand fleuve – 25 ans d’indépendance africaine. Presses de la Cité, Paris 1988;

• Hexagonie – La France sous l’œ il critique et fraternel d’un grand journaliste allemand. Presses de la Cité, Paris 1989

• Au cœur de l’Islam – au nom d’Allah. France Loisirs, Paris 1991

Peter Scholl-Latour «a su établir – grâce à son esprit encyclopédique de connaissances et une mémoire exceptionnelle – un lien unique entre le passé et le présent. En se référant à l'histoire et à la religion, il met en perspective les événements d'aujourd'hui. Quel que soit le nombre de fois qu'il s'est rendu dans un pays, il s'y est toujours préparé comme s'il le visitait pour la première fois. […] Peter Scholl-Latour a conservé son esprit indépendant et authentique. Etre politiquement correct, cela ne l'intéressait pas […]. Sa maxime a toujours été de ne rapporter que ce qu'il avait lui-même vu et vécu sur place.»

(Cornelia Laqua. Epilog zu Peter Scholl-Latour. Mein Leben; 2015 (posthum),
S. 432, ISBN 978-3-570-00508-8)

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