Le cimetière des villages martyrs

Visite au mémorial de Khatyn en Biélorussie, le 13 octobre 1988

von Leo Ensel*

Le cimetière des villages martyrs

ef. Le 22 mars 2023 a marqué les 80 ans de la tragédie de Khatyn en Biélorussie: dans ce village, le commando spécial «SS Dirlewanger» a autrefois perpétré un terrible massacre. On y a depuis érigé un mémorial sur 50 hectares, que la population biélorusse considère depuis comme un endroit sacré et un lieu de mémoire et de douleur, consacré à tous les villages détruits pendant l’Occupation et à leurs centaines de milliers de victimes des tortionnaires, brûlés vifs, fusillés, battus à mort, sans épargner parmi eux les femmes, les enfants et les personnes âgées. Près d’un quart de la population biélorusse disparut lors de ces campagnes de destruction totale. Chez nous, ces événements sont passés quasiment inaperçus. Pour que ces années tragiques ne tombent pas complètement à l’oubli, on a instauré depuis l’année passée une leçon obligatoire sur «Ce que les cloches de Khatyn nous racontent» dans toutes les écoles biélorusses.
    
Les émotions que Leo Ensel, grand connaisseur des pays de l’est, y a ressenties lors de sa visite du mémorial de Khatyn en 1988 l’ont marqué pour toujours.

Il y a presque 35 ans, en automne 1988, durant la Perestroïka, j’ai participé à un voyage organisé par l’Union chrétienne de jeunes gens, (YMCA/ UCJG) en Union Soviétique sur le thème ‹Paix et réconciliation› allant ainsi de Minsk à Moscou et Leningrad. En tant qu’Allemands, nous voulions voir de nos propres yeux et entendre de nos oreilles quels avaient été les crimes commis par les forces d’occupation de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale envers les populations d’Union Soviétique. En Biélorussie nous avons visité le Mémorial de Khatyn1. C’est là, entre Minsk et Vitebsk, que se trouve un cimetière certainement unique au monde: le «Cimetière des villages martyrs». Un cimetière dédié aux 186 villages de Biélorusses incendiés en 1943 par les Allemands lors des combats contre les partisans, villages qui n’ont jamais été reconstruits. Après cette visite qui m’a profondément bouleversé, j’ai noté, quelques mois plus tard, la phrase suivante:
    
« Khatyn, le mémorial pour les centaines de villages détruits en Biélorussie, pour garder en mémoire les 260 camps sur le territoire de Biélorussie et les deux millions et demi d’ê tres humains de nationalité biélorusse qui ont été assassinés pendant la IIe Guerre mondiale, par les Allemands.»
    Auschwitz, Buchenwald et Bergen-Belsen – pour moi, ces lieux ont pour toujours été synonymes des horreurs nazies. Mais je n’avais jamais entendu parler de Khatyn, sauf peu de temps avant ce voyage en Union Soviétique. Le grand nombre de camps de détention en URSS était une nouveauté pour moi. Bien sûr, je savais qu’en Russie il y avait eu 20 millions de morts pendant la Deuxième Guerre mondiale.2 Mais les chiffres ne nous donnent pas l’image des événements: des exemples concrets, vivants, d’ê tres en chair et d’os, ceux-là seuls pouvaient parler vraiment à mon imagination.

La tragédie de Khatyn

Khatyn n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Le 22 mars 1943, les 150 habitants du village ont été expulsés de leurs maisons par le SS-Sonderkommando Dirlewanger et enfermés dans la grange du village, aussitôt incendiée, tout comme les autres maisons du village. Tous les habitants, dont 75 enfants, ont péri brûlés vifs, à l’exception du forgeron Josef Kaminski. Khatyn n’est qu’un des 186 villages biélorusses détruits par les Allemands et qui n’ont jamais été reconstruits. Mais ce n’est pas tout. 628 villages de Biélorussie ont été anéantis, la totalité de leur population massacrée tandis que celle de 4667 villages a été décimée.
    Je ne peux oublier cette journée. Nous nous rendions bien compte que pour Ludmila, notre guide de voyage de Minsk, ce passage par le mémorial de Khatyn était douloureux. Parfois elle devait faire appel à tout son courage. Nous passâmes près de la statue représentant Josef Kaminski. Faisant face aux visiteurs, il porte le corps de son fils, nous fixant de ses yeux hagards, les cheveux hirsutes. Derrière lui, les cheminées et les murs détruits des 28 fermes de Khatyn, tout ce qui est resté des maisons. Coulées dans le béton, ce sont les témoins de ce qui s’est passé. Au sommet de chaque obélisque-cheminée mince se trouve suspendue une clochette, dont le vent porte le son jusqu’à  nous, tous les demi-minutes. Sur chaque cheminée sont gravés les noms des habitants de la maison, avec l’â ge des enfants-victimes. Sur la tombe des habitants de Khatyn on lit, sur une plaque de marbre blanc, ces mots aussi pénétrants que tragiques: «Sachez, nos chers semblables, et pensez-y: nous avons aimé la vie, la patrie et les êtres humains. Nous avons été brûlés vifs. Nous vous prions donc, vous tous – puisse votre deuil et votre peine vous donner la force et le courage pour créer la paix sur terre, pour toujours. Pour que plus jamais ne meure une vie dans les flammes.»

« Pour chaque chiffre, chaque lieu, chaque nom, un cri»

Puis, le cimetière des villages martyrs: 186 tombes, une pour chaque village et sur chacune, une urne remplie de terre, celle qui vient de «son» village. Rien qu’en Biélorussie, il y avait 260 camps de prisonniers.3 Dans les niches, le long mur du souvenir, des noms et des chiffres en hommage aux victimes. 40 000 morts, 80 000 morts, 20 000 morts. En tout, pendant la Seconde Guerre mondiale, 2 300 000 biélorusses ont perdu la vie. A la fin de la guerre, chaque famille avait perdu un sur quatre de ses membres. Près du dernier mémorial sont plantés trois bouleaux en carré, le quatrième point, resté vide, est marqué d’une flamme éternelle allumée en mémoire du quatrième manquant.
    En longeant le Mur de la mémoire d’une niche à l’autre, ensuite d’une tombe à l’autre, traversant le cimetière, je me suis senti seul. Jamais je n’avais ressenti si clairement nos fautes, ni à quel point nous sommes ignorants des crimes perpétrés par des Allemands à l’encontre des peuples de l’Union soviétique, jamais je n’avais été conscient à ce point de la difficulté à se débarrasser d’une culpabilité historique. Pour chaque chiffre, chaque endroit, chaque nom, un cri. Que doivent ressentir les Russes qui visitent ce mémorial?

« Nous demandons pardon
auprès du peuple russe»

A l’endroit où se trouvent les trois bouleaux, où brûle le feu éternel, nous avons déposé des fleurs fraîches et une colombe de la paix, créée spécialement à l’occasion du voyage par une des participantes du groupe. Et là il s’est passé quelque chose – j’aurais été tenté d’é crire: il nous a été donné de le vivre – ce qui couronnait ce voyage à nous tous. A côté de nous, près du feu éternel, se tient un groupe de voyageurs venant de Sibérie. 20 ou 30 personnes, hommes et femmes, la plupart ayant la quarantaine. Juste à ce moment, Ludmila nous propose de leur dire un mot. Et elle traduit ce que le porte-parole de notre groupe veut dire aux visiteurs Sibériens: «Nous somme un groupe de voyage en provenance de l’UCJG d’Allemagne de l’Ouest. Nous sommes venus pour voir de nos yeux et entendre de nos oreilles les traces laissées par les crimes dans lesquels ont été impliqués nos pères et grand-pères, des crimes envers le peuple russe. Nous reconnaissons publiquement cette culpabilité historique et en demandons pardon auprès du peuple russe.»

« La terre appartient à tous …»   

Je ne sais pas quand j’ai pu voir, dans d’autres occasions, des visages autant attentifs que ceux de ces gens de Sibérie. Lorsque Ludmila a terminé la traduction, quelque chose nous a profondément bouleversés: ces Russes, hommes et femmes, se sont mis à pleurer de façon déchirante, comme des enfants, et nous avons pleuré avec eux. Tout d’un coup les barrières n’existaient plus. Jamais ni avant ni après, je n’ai ressenti si intensément à quel point un deuil vécu en commun pouvait rassembler et libérer. La responsable du groupe de Sibérie nous a répondu et Ludmila a traduit: «Chez nous les Russes, il y a un proverbe qui dit ‹Les enfants ne sont pas à blâmer de ce que les parents ont fait›. Il faut aller de l’avant, la terre appartient à tous, semblable au soleil brillant pour le monde entier.»

«…  semblable au soleil brillant
pour le monde entier»

«Semblable au soleil brillant pour le monde entier…» je ne sais pas pourquoi cette phrase m’a touché si profondément et pourquoi, même maintenant, des mois plus tard, je dois retenir mes larmes en l’é crivant. Je ne le sais pas, c’é tait seulement un sentiment d’une intensité telle qu’on en vit rarement de pareille. Le sentiment que nous tous, êtres humains de ce monde, sommes les mêmes, que ce qui s’est passé ne doit jamais se répéter et que je souhaite à tous les êtres humains à l’Est et à l’Ouest de vivre des rencontres comme celle que j’ai faite à Khatyn. Je crois qu’ainsi les guerres deviendraient impossibles.
    Là, nous avons distribué à la ronde des feuilles volantes comportant une traduction russe de la confession des églises évangéliques des deux Etats allemands; elles ont été lues attentivement par les Russes. Le fait de pleurer ensemble nous avait libérés et rendus heureux, nous pouvions nous regarder dans les yeux comme si nous étions des amis de toujours.
    Lorsque nous sommes revenus vers notre bus, nous avons constaté que le bus du groupe sibérien était à côté du notre. Et voilà que les Russes nous font des signes, redescendent du bus avec nos feuilles à la main et nous demandent d’y écrire quelque chose. Un peu embarrassé j’y écris le seul mot en russe que je sais écrire en lettres cyrilliques – «МИР»  – et sa traduction en allemand: Friede, Paix. Mais ce que nous écrivons n’a plus tellement d’importance et nous avons préféré nous faire de petits cadeaux en souvenir.

МИР – lorsque les humains fraternisent

Qu’en reste-t-il? Jamais auparavant je n’avais compris avec tant d’intensité combien de tristesse mais aussi combien de volonté de pardon et d’amitié chaleureuse les gens en URSS portaient en eux et combien il est important que nous autres Allemands fassions le premier pas. Culpabilité, tristesse et pardon – ces mots dépassent leur seule signification quand ils se traduisent par des rencontres humaines chaleureuses de l’Est et de l’Ouest. Alors, sur le fond de notre tristesse en commun, peut naître le désir et la volonté d’un avenir sans guerre ni violence.
    PS. Pour les lecteurs désirant en savoir plus sur les massacres de la Wehrmacht et des divisions SS dans les villages biélorusses – détails à la limite du supportable – je recommande de regarder le film «Komm und sieh!» (Иди  и смотри») réalisé d’Elen Klimov en 1985.

1Il ne faut pas confondre le mémorial biélorusse de Khatyn (russe/biélorusse:  Хатынь; polonais: Chatyń) avec le mémorial de Katyn près de Smolensk où reposent des milliers d’officiers polonais, assassinés d’une balle dans la nuque par le NKWD soviétique en mai 1940.
2A l’é poque, j’ai employé le mot «russe» comme synonyme pour «soviétique». Les vrais chiffres du nombre des victimes soviétiques, 26,6 millions, dramatiquement plus élevés, n’ont été connus que dans les années 1990.
3La plupart étaient des camps de prisonniers de guerre soviétiques.

Première publication: globalbridge.chdu 22/0/23 (Traduction Horizons et débats)


*Leo Ensel («Look at the other side – der andere Blick») est chercheur en conflits et formateur interculturel spécialisé dans l’espace postsoviétique et l’Europe centrale et orientale. Il est l’auteur d’une série d’é tudes sur la perception mutuelle des Russes et des Allemands, la peur et l’armement nucléaire ainsi que sur la psychologie sociale de la réunification. Il s’intéresse principalement au dépassement des faux récits, à la désescalade et à la reconstruction de la confiance.

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