bk. L’é dition du journal Horizons et débats du 28 mars 2023 a présenté un nouveau livre remarquable sur la «propagande moderne». L’auteur y invite les lecteurs à comprendre les méthodes de manipulation courantes et à prendre conscience de leurs moyens et de leur responsabilité en tant que citoyens responsables, pour s’opposer à la manipulation éhontée de l’opinion. Il parle de la nécessité d’avoir le courage de «se confronter aux autres et à soi-même» comme vertus fondamentales fortifiantes. Afin d’aiguiser sa propre pensée et d’ê tre armé pour le dialogue critique, donc afin de devenir citoyen, l’auteur renvoie à la littérature classique, contenant un héritage entier de valeurs, d’attitudes et de discernements sans oublier d’autres aspects idéologiques contribuant à la formation de la pensée, sur lesquels reposent les acquis tels que la liberté, l’é galité, la tolérance, la non-violence et la démocratie. Tous ces acquis ont été conquis au cours des siècles.
Une autre contribution incitait à lire les livres de Peter Scholl-Latour, journaliste franco-allemand renommé et spécialiste de l’islam et de la culture arabe, comme antidote contre le poison insidieux que constitue la diatribe militariste et raciste profondément effrayante dont nous sommes actuellement témoins.
La lecture de ces deux articles m’a rappelé les paroles et la position de Nuccio Ordine, philosophe et chercheur en littérature, que j’ai interviewé avec ma compagne en 2016 à l’université de Cosenza en Calabre, ainsi qu’en 2017 à Tricase, dans l’extrême sud des Pouilles, lors d’un concours littéraire où il était invité à s’exprimer. Quelques mois avant la visite de 2016, j’avais entendu parler d’Ordine dans une émission de radio francophone (Jura). Son livre à succès «L’utilité de l’inutile» explique pourquoi la philosophie et la littérature sont vitales. Il a été traduit en peu d’années dans plus de 20 langues et a rencontré partout un écho riche et enthousiaste. Après des études à Harvard, Yale et dans différentes universités anglaises et allemandes, Ordine s’est fait un nom comme académicien spécialiste de la Renaissance. Il est notamment considéré comme l’un des plus grands experts mondiaux de Giordano Bruno. Son livre, qui l’a fait connaître par un large public, est un magnifique plaidoyer pour la richesse de l’histoire de la pensée évoquée ci-dessus, qu’il s’efforce, avec son grand engagement, de rendre accessible aux jeunes. Ordine fait revivre deux millénaires de poésie et de philosophie, d’Aristote et Ovide à Ionesco, Heidegger et David Foster Wallace en passant par Dante, Pétrarque et Shakespeare. Aujourd’hui, la lecture des Classiques ne ferait plus partie du programme scolaire de base. Malheureusement cela nuit à l’é largissement de l’horizon et le développement éthique de la jeunesse.
«Mais, au fait, qu’est donc l’eau?»
Afin de présenter clairement aux lecteurs le sens et l’essence de cette tradition spirituelle et d‘en montrer les conséquences pour l‘enseignement scolaire actuel, Ordine cite une petite anecdote que Wallace, décédé en 2008, a un jour raconté aux diplômés d’université: deux jeunes poissons nagent côte à côte et rencontrent un poisson plus âgé qui leur demande comment ils trouvent l’eau. Les jeunes continuent à nager jusqu’à ce que soudain l’un demande à l’autre: «Mais, au fait, qu’est-ce donc – l’eau?»
Pour Nuccio Ordine, le sens de cette parabole est limpide: «Nous n’avons pas conscience que la littérature et les sciences humaines, la culture et l’é ducation constituent la nourriture idéale et nécessaire permettant à nos idées de se développer avec vigueur, celles de démocratie, de liberté et de justice, de laïcité, d’é galité, de droit à la critique, de tolérance, de solidarité et de bien commun». La lecture de l’œ uvre d’Ordine est vraiment précieuse et mérite qu’on en parle. En effet, le lecteur ou la lectrice éprouve presque inévitablement des sentiments d’é tonnement, d’admiration et de respect pour ce que l’humanité, c’est-à-dire de nombreuses personnalités courageuses et désintéressées, ont réussi à conquérir au nom de leurs prochains, en termes de liberté intellectuelle, de perspectives humaines, et par conséquent de progrès social, en dépit de la violence des élites au pouvoir. Nos programmes éducatifs secondaires ont largement renoncé à la lecture de ces textes originaux. Avec son regard critique sur l’é volution de l’enseignement en Europe, Ordine rend clairement responsable la tendance utilitariste et technocratique qui, en particulier depuis les réformes de Bologne et de Pise et depuis les effets paralysants du New Public Management sur la démocratie, a contraint le système scolaire et les établissements d’enseignement supérieur à se conformer toujours plus au marché.
Nuccio Ordine: «L’université offre l’épanouissement
de votre personnalité dans une dimension éthique»
Le 6 mai 2017, lors du congrès littéraire de Tricase cité plus haut, Ordine s’est adressé à une centaine d‘é lèves adolescents, sur un ton et une attitude visiblement inattendue pour eux, de la part d’un professeur d’université. Les jeunes étaient suspendus à ses lèvres. L’après-midi, j’ai eu l’occasion d’interviewer plus exhaustivement Ordine, interview qui prenait de plus en plus les formes d’un entretien philosophique. J’ai ainsi pu approfondir certains thèmes et questions dont nous avions déjà parlé six mois plus tôt à son université. Cet entretien s’é tait, déjà à l’é poque, déroulé dans un cadre très amical.
Beat Kissling: J’aimerais commencer par te demander comment, en tant que Professeur d’université, tu es parvenu à la vision des choses que tu décris dans ton livre devenu célèbre.
Nuccio Ordine: Il y a deux aspects. Comme je suis professeur de littérature, je me suis posé la question de savoir comment je pouvais accorder une grande place à la littérature classique dans mon enseignement. Car, comme je l’ai dit ce matin aux jeunes, la littérature est de plus en plus enseignée dans les écoles par le biais d’un manuel ou d’anthologies. Mais cela ne permet pas d’é veiller l’intérêt des étudiants. Ce qui est décisif, c’est la personne du médiateur, c’est-à-dire le professeur. Un bon professeur de littérature ne peut pas enseigner la littérature sans l’é tude des Classiques. C’est comme d’enseigner la musique sans écouter les concerts. On ne peut pas enseigner l’art sans montrer les tableaux. Il faut donc toujours partir du texte source. Une fois éveillé l’intérêt des étudiants, on peut en déduire les différentes manières d’aborder le sujet: par un discours philologique ou philosophique, historique ou par l’histoire de la littérature. Mais il faut partir du texte original. Car pour attirer l’attention des étudiants, pour les stimuler et les solliciter jusqu’à ce qu’ils aiment un texte, il faut l’original.
D’un autre côté, le problème est qu’au ministère, au gouvernement, on ne se pose pas la question de savoir comment susciter l’enthousiasme des étudiants. Les questions qu’ils se posent sont d’ordre bureaucratique, comme par exemple le nombre d’é tudiants réussissant un examen. Il s’agit de statistiques, d’une approche mesurable de l’enseignement, de réduire l’enseignement à des chiffres ou des données, ce qui n’a rien à voir avec la mission pédagogique de base. Partant de la conviction que l’université n’est pas simplement un endroit où l’on va chercher un diplôme, mais que l’on s’y rend pour devenir meilleur en tant qu’ê tre humain, j’ai commencé à chercher tout un tas de citations de la littérature classique montrant aux étudiants qu’il faut étudier pour l’amour du savoir lui-même, et non parce que le savoir est un moyen de gagner de l’argent. De là, la voie juste pour trouver plus tard un bon emploi s’ouvre d’elle-même, parce qu’ils sont devenus «meilleurs» sur le plan professionnel et humain.
Un grand nombre de professeurs ne parviennent pas à de telles conclusions. Y a-t-il des raisons particulières qui permettent de comprendre comment tu es arrivé à cette prise de conscience?
L’expérience que j’ai vécue année après année à l’université, en tant que conseiller du département, conseiller aux doctorats ou autre, était épouvantable. Nous ne participions à ces réunions qu’avec un esprit de bureaucrates. Il s’agissait donc d’un esprit qui servait à mettre des postes au concours, à résoudre des problèmes techniques, à distribuer des ressources. Entre professeurs, il n’y avait pas de discussions sur nos propres recherches, sur les différentes conceptions de l’é ducation, respectivement de la formation. Personne n’é tait intéressé à discuter de ces questions entre nous. Le ministère lui-même n’y était pas intéressé. Tout revenait donc à une sorte de recherche du profit, de préoccupation bureaucratique liée à des normes. Je me sentais isolé.
« Rendre à la collectivité ce
que j’ai moi-même reçu étant enfant»
Je me souviens que la dernière fois, tu as dit que tu n‘avais pas beaucoup de collègues avec qui parler ouvertement …
Oui, je ne partage ce plaisir qu’avec très peu d’entre eux. Mais ma motivation à m’engager auprès des jeunes vient du besoin de répondre à une nécessité. Il s’agit de rendre à la collectivité ce que j’ai moi-même reçu quand j’é tais petit. C’est la raison pour laquelle je me sens si proche de la lettre d’Albert Camus. C’est pour cela que j’ai pleuré en lisant «Le Premier Homme».
Car malgré la distance et la différence, l’Algérie du «Premier Homme» n’é tant pas la Calabre de mon enfance, il y a quelque chose qui fait que les deux textes et les deux expériences de vie se rejoignent. Cela est dû au rôle de l’é ducation, de l’é cole et de l’université qui peuvent changer la vie d’une personne. Aujourd’hui, personne ne pense plus que l’é ducation, concrètement l’é cole et l’université, devraient avoir pour objectif de changer la vie des élèves et des étudiants. Il semble que le but ultime doive être la course au diplôme, de vendre des diplômes aux clients qui les achètent. Partant de là, j’ai commencé à réfléchir à la manière dont je pourrais au moins convaincre mes étudiants. Il s’agit de deux niveaux dans le discours. Il y a d’une part le niveau de sa propre pratique personnelle. D’autre part, il y a le niveau du combat politique, que l’on peut mener à plus grande échelle. Je ne pense pas avoir vraiment la force de mener un combat à plus grande échelle.
Le succès de mon livre a toutefois montré que je n’é tais pas seul avec ce point de vue. Je n’avais jamais imaginé que je vendrais 80 000 exemplaires en Italie. C’est extraordinaire pour un essai, et particulièrement étonnant compte tenu de la crise des éditeurs. Ou 50 000 en Espagne, ou 45 000 en France. Mais à part cela, je pense qu’il faut commencer par les petites révolutions et non par les grandes. Une belle métaphore pour les petites révolutions est le colibri, qui apporte une petite gorgée d’eau de pluie pour éteindre le feu, une histoire de mon enfance. J’ai toujours publié, je me suis mêlé à la vie bureaucratique de l’université. Bien sûr, je peux me le permettre parce que j’ai un statut qui fait qu’un recteur ou quelqu’un d’autre peut difficilement m’attaquer. Il y a un respect, un espace que j’ai pu me créer grâce à ma réputation, grâce à mon travail scientifique. Oui, bien sûr, la réputation est une protection. Sinon, j’aurais pu être facilement attaqué, par la gauche comme par la droite. Mon idée est que chacun doit commencer à lancer de petites révolutions dans son petit domaine.
Tu parles de la politique comme d’un «grand théâtre», les acteurs sur scène étant des ignorants. Tu ne l’as pas caché aux élèves ce matin, notamment avec tes questions: Que font-ils en réalité? Quelles sont les décisions prises? Tu disposes d’un point de vue politique extrêmement clair et intelligible.
Je fais une grande différence entre la politique et la Politique avec une majuscule. La politique, selon moi avec minuscule, est celle dénuée de pertinence. C’est la politique politicienne, de la base dans le pire sens du terme, ce que font justement les politiques aujourd’hui. Mais tout ce que nous faisons au niveau culturel et politique, je le classe, pour moi, relevant de la Politique avec une majuscule. Lorsque nous enseignons aux élèves, où nous formons les gens, l’objectif premier est de former des personnes, de faire émerger des citoyens.
Cela signifie former des hommes et des femmes capables d’agir dans la vie quotidienne avec une pensée libre, une pensée critique, de porter la contradiction, de développer une pensée qui leur permette de dire «non». C’est là le problème. L’é ducation aujourd’hui tend de plus en plus à produire des «poulets de batterie», c’est-à-dire des gens conformistes qui tiennent tous exactement le même discours et agissent tous de la même manière. Par contre, le but de l’é ducation et de la formation des écoles et des universités consisterait plutôt de vouloir produire des hérétiques. Et quand je dis «hérétiques», je l’entends au sens étymologique du terme, c’est-à-dire des personnes capables de choisir. L’hérésie exige le choix.
Choisir n’est pas facile, car pour choisir, il faut être capable de développer un discernement, une appréciation critique. Donc, il faut reconnaitre et ensuite développer une décision à partir de là. Beaucoup de gens préfèrent remettre la décision aux autres; ils se contentent de suivre, comme les moutons de Panurge.
La mission de l’é cole et de la science: œuvrer pour l’humanité
Mais la notion essentielle de culture, de savoir, de connaissance de chaque discipline t’apprend à faire les choses pour les autres. Si tu écoutes les grands esprits de la science, si tu lis un livre sur l’utopie, par exemple l’un des premiers livres sur les utopies des sciences, la «Nouvelle Atlantide» de Francis Bacon, cela devient évident: que font les sages enfermés à l’intérieur du temple? Ils travaillent pour l’humanité. Il n’y a pas de secret, mais une devise: ce que tu dois faire, tu ne dois pas le faire dans ton intérêt personnel, mais dans l’intérêt universel, dans le sens de l’humanité. C’est cela, le principe de Bacon, un principe qui, par la suite, a inspiré la science elle-même.
La finalité de l’enseignement devrait avant tout être d’interagir lorsque des valeurs mensongères cherchent à prendre le dessus – et il y en a beaucoup, par exemple l’idée que la valeur d’un homme dépend de son compte bancaire, ce qui n’est pas vrai: la valeur d’un homme dépend de toutes les notions essentielles que l’on peut expérimenter tout au long de la vie. Bien sûr, chaque matière doit permettre aux étudiants de connaître ou de maîtriser son propre domaine, mais elle doit également les amener à la compréhension de la vie en général. Cela vaut pour les sciences humaines, mais aussi pour tous les autres domaines scientifiques. Pendant des siècles, on a cru que la Terre était au centre de l’univers et que le soleil tournait autour d’elle. Il est écrit dans la Bible «Soleil, arrête-toi». L’Eglise a donc estimé que Copernic se trompait car l’affirmation de Copernic était en contradiction avec celle de Dieu. Voilà qui est d’une stupidité monumentale: si l’on veut étudier la nature, cela ne se passe pas au travers des livres saints. Les textes sacrés sont des manuels de conduite morale pour les personnes ayant pris la décision d’y croire. Mais il est exclu que je trouve des réponses scientifiques en étudiant le Coran ou la Bible.
En toute évidence, ta démarche éthique n’est pourtant pas née à l’université. Elle doit remonter à plus loin, probablement à l’enfance ... J’aimerais apprendre de plus près d’où elle te vient.
C’est la raison pour laquelle j’ai dit tout à l’heure que je devais impérativement retourner à mes enseignants d’alors avec toute ma gratitude. Je suis né dans un petit village de Calabre, au sein d’une famille modeste en termes de niveau intellectuel. Mon père et ma mère avaient tous deux fréquenté l’é cole jusqu’au niveau du collège. Je suis né dans une maison où il n’y avait pas un seul livre, dans un village sans librairie, sans bibliothèque, sans rien.
Comment donc le miracle qui m’est advenu a-t-il été possible ? Cela a été possible parce que j’ai eu d’excellents instituteurs. Cela a été le cas à tous les niveaux, pendant chaque phase de la scolarité, sur différents plans, chacun selon sa propre façon. J’en ai eu de vraiment admirables, qui étaient convaincus de ce qu’ils faisaient. «Si je suis ce que je suis», comme le dit Albert Camus, «c’est parce que j’ai eu la chance de rencontrer un maître d’é cole».
Tu as déjà raconté que tu avais eu un professeur qui t’avait permis d’acquérir tes propres livres malgré ton manque de moyens.
Là, c’est une autre histoire. Quand j’é tais au lycée, j’ai eu un professeur qui m’a encouragé à créer ma propre bibliothèque. Je ne pouvais pas acheter tous ces livres: Pétrarque, Boccace, Dante, Eliot, Rilke … A l’é poque, on pouvait acheter des livres à crédit, en payant au mois. Mais je n’avais que 15 ans, j’é tais encore mineur et ma famille n’avait pas les moyens de m’en acheter. A cette époque, certaines maisons d’é dition avaient des représentants qui se déplaçaient dans tous les villages. L’un d’eux est également venu au lycée, et le professeur s’est porté garant pour moi, car j’é tais encore mineur, et c’est ainsi que j’ai commencé à constituer ma première bibliothèque. J’ai payé une somme dérisoire, mois après mois et j’ai fini par collecter tous les livres.
Comment se fait-il que tu aies commencé à t’intéresser à Pétrarque et aux autres – à seulement 15 ans?
Parce que le professeur a commencé à lire ces livres avec moi. Nous avons lu ces livres ensemble. D’une part, au lycée. Le matin, j’é tais à l’é cole, l’après-midi chez ce professeur. J’y passais tout l’après-midi. Nous sortions tous ensemble du lycée et l’après-midi, nous discutions ensemble de littérature, de cinéma, de théâtre. Nous étions un groupe, deux ou trois copains et moi. Ce prof du lycée est donc devenu très important. Et après, à l’université, j’ai aussi trouvé d’excellents professeurs. J’ai pu aller à l’université parce qu’on venait d’en créer une en Calabre, où je me suis inscrit en 1973.
S’il n’y avait pas eu d’université en Calabre-même, je n’aurais peut-être pas pu y aller. A cette époque, l’université avait prévu que les étudiantes et les étudiants ayant obtenu les meilleurs résultats aux examens ne devaient pas de frais d’inscription. Je n’ai pas eu à payer quoi que ce soit: ni loyer, ni nourriture, c’é tait gratuit. J’ai toujours obtenu le maximum de résultats aux examens.
« Une vie où l’on ne pense qu’à soi est une vie perdue»
Hypothèse personnelle: pour que les jeunes acquièrent une sensibilité aux valeurs humaines comme celles que tu as décrites, ils doivent déjà avoir connu la même chose dans leur propre famille. Peut-être pas dans les détails, ni de façon aussi approfondie … Mais les parents doivent avoir démontré ou défendu des valeurs telles que la justice, l’honnêteté, l’amour du prochain, etc., du moins c’est ce que je crois.
Tu as raison dans le sens où tu le dis. J’ai appris quelque chose qu’on apprend rarement à l’é cole: c’est la simplicité, c’est ça que j’ai trouvé dans ma famille.
Que veux-tu dire par là?
Je vais t’expliquer: la simplicité, c’est pouvoir être heureux sans rien posséder. Par exemple, être heureux des pâtes que la mamma a préparées à la maison – c’est vraiment bon, ce repas. Ou bien tu as passé une journée à jouer dans la rue avec tes copains ou encore, tu as créé quelque chose – un jeu – qui a permis à quatre ou cinq personnes de passer ensemble un bon après-midi.
Ce sont toujours des évènements sociaux!
Tout à fait. Ce n’est pas quelque chose dont tu puisses profiter tout seul. Et ainsi, on comprend qu’une vie où on ne pense qu’à soi est une vie perdue, vivre ainsi, ce n’est pas la vraie vie, c’est une vie fausse. Tu as besoin des autres, tu ne peux pas vivre tout seul. D’où l’image de John Donne: les hommes ne sont pas des îles, mais plutôt un continent uni. Quand un homme disparaît, c’est un morceau du continent qui disparaît, c’est une partie de moi que je perds. Les gens qui traversent la Méditerranée et qui coulent avec un bateau, c’est aussi un peu de moi qui disparaît.
Ou alors, imagine: à New York, si tu as un accident, une ambulance arrive de l’hôpital et la première chose qu’on te demande, c’est si tu as une assurance. Et si ce n’est pas le cas, on te laisse mourir dans la rue. Je trouve qu’un monde qui fonctionne comme cela est un monde horrible. Horrible! Horrible! On ne peut pas vivre dans un monde qui laisse tout simplement quelqu’un mourir parce qu’il n’a pas d’argent pour payer l’hôpital.
Simplicité et richesse intérieure de la sagesse
Ta famille devait avoir été très ouverte d’esprit?
Je dirais que cela ne se limitait pas à ma famille. En fait, c’é tait dans le contexte de ce petit village et je crois que cela a aussi été le cas pour les autres. Et après, moi, j’ai adopté cette attitude … cela m’a aidé par exemple à comprendre les grands enseignants que j’ai rencontrés dans ma vie, les vrais grands maîtres. Ces personnes étaient plutôt discrètes, des gens très simples qui ne se considéraient pas comme de grands sages, ce qu’ils étaient vraiment, pourtant. A ce propos, il y a une belle métaphore – évoquée par Erasme et plusieurs autres – qui nous vient des tablettes de Platon. Quelqu’un ayant demandé à Platon de parler de Socrate, Alcibiade déclare alors que Socrate ressemble à un silène. Un silène? Qu’est-ce que c’est? Les silènes étaient des statues grecques qui avaient l’apparence extérieure de divinités hybrides, mi-cheval, mi-homme. Elles étaient donc très hybrides, érotiques et même plutôt ridicules. Mais si l’on ouvrait la statue, on y trouvait la divinité cachée: ce qui signifie que l’apparence ne correspond jamais à la réalité. Quand on regardait Socrate, il avait l’air d’un homme insignifiant. Mais si l’on ouvrait Socrate, on y trouvait un véritable trésor. Et inversement: quand on «ouvre» ceux qui se prétendent «grands sages», on n’y trouve que du vide. Cela signifie que l’apparence nous aveugle et nous induit en erreur. Contrairement à ceux qui s’expriment à la manière des grands professeurs, les grandes personnalités que j’ai connues étaient des gens très modestes et ne faisaient donc pas semblant d’ê tre de grands sages. C’é taient toujours des gens simples. C’est ce que je voulais dire quand je parle de simplicité. La simplicité, c’est être ce que l’on est. Etre ce que tu es, sans faire de cinéma quand tu parles; garder toujours ton humanité. Le succès peut perturber l’humanité des gens.
Les enseignants universitaires appartiennent en effet généralement à la catégorie de ceux qui savent, des sophistiqués, ceux qui, selon Machiavel, se distinguent de la masse des «simples» dépendants. La question est de savoir ce qui change dans la culture et la société lorsque cette dernière évolue dans une direction inhumaine. Je trouve très intéressante la manière dont tu analyses l’é volution de la pensée, du mode de vie …
Le pouvoir a toujours gardé un rapport très conflictuel avec le savoir. Si tu veux garder le pouvoir, tu dois faire partie de l’é lite. Et normalement, il s’agit d’une élite qui sait, qui a de l’é ducation. Si tu n’as pas appris à lire et à écrire, si tu ne sais rien, il est difficile de garder le pouvoir. Cette élite a toujours pensé que le plus simple était de maintenir les gens dans l’ignorance. Il est alors facile de les manipuler. On peut leur raconter des histoires, leur faire croire que … C’est ce qui se passe de temps en temps sur Internet. On dit que la vérité, l’information, se trouvent sur Internet. Ce n’est pas vrai. Sur Internet, le mensonge est présent jour après jour. Bien sûr, il y a aussi la possibilité de diffuser une contre-vérité sur Internet.
Je donne un exemple: lorsque les révoltes ont eu lieu en Libye, en Tunisie, en Egypte, Internet était le moyen par lequel les populations révoltées pouvaient communiquer entre elles. Internet est un outil. On peut l’utiliser comme toute chose: pour le meilleur ou pour le pire. Le problème intervient quand on décide d’acquérir des connaissances par le biais d’Internet. Car, comme je l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises, l’Internet est fait pour les gens qui savent déjà, pas pour les gens qui ne savent rien. Le problème sur Internet est de pouvoir faire la différence entre des informations valables et l’ignorance, ou la désinformation. De nos jours, c’est un gros problème. Un jeune qui ne sait rien de Giordano Bruno et qui va étudier Bruno sur le web, trouvera 90 % d’entrées totalement débiles. Tout ça est fait par des gens qui parlent de n’importe quoi. N’importe qui peut y écrire un truc. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait des études à Oxford pour écrire quelque chose sur Giordano Bruno sur Internet. Par contre, quand j’é cris un article pour une encyclopédie, il y a un comité scientifique qui vérifie le contenu. C’est un conseil que je donne toujours à mes étudiants: lisez un bon livre, lisez Bruno, apprenez à le connaître et ensuite seulement, consultez Internet et mettez-le à profit.
C’est en effet un problème, car beaucoup d’é tudiants ont tendance à se tourner tout de suite vers Internet pour y trouver du matériel lorsqu’ils doivent rédiger un travail.
Ils font du copié-collé. Ils le font sans esprit critique, sans réfléchir, juste pour remplir des pages. C’est pourquoi je dis que je ne suis pas contre, mais qu’à l’é cole, il vaut mieux «désintoxiquer» les étudiants. Déjà qu’à la maison, ils passent des heures et des heures devant l’ordinateur, devant un i-Phone, devant Facebook et les jeux, il vaut donc bien mieux qu’à l’é cole ils fassent quelque chose qui n’ait rien à voir avec tout cela.
Le privilège d’avoir une école, un enseignant, pour lequel aucun
sacrifice n’est trop grand
Pour ce qui est de l’importance inestimable de l’é cole pour nos enfants et nos jeunes, je me souviens du film «Sur le chemin de l’é cole», qui montre des enfants âgés de 8 à 12 ans sur le parcours difficile et parfois dangereux qui les mène à l’é cole. Ils acceptent naturellement et sans se plaindre les pires contraintes parce qu’ils veulent aller à l’é cole …
Oui, c’est vrai, parce que pour eux, c’est un grand privilège d’avoir une école, d’avoir un instituteur, un privilège pour lequel aucun sacrifice n’est trop grand. Nos enfants ont un bus qui les conduit à l’é cole, tout est acquis, tout est gratuit et c’est une grande erreur. Je pense que dans l’é ducation, il faut introduire l’idée que le savoir n’est pas un cadeau qui nous tombe du ciel. Le savoir est une conquête. Dans ma vie, j’ai appris à lire et à écrire – une perspective totalement différente de celle de mes parents, qui ne savaient ni lire ni écrire correctement. C’est là que tu comprends que lire et écrire peut changer ta vie. Et c’est pourquoi tu le fais, parce que tu sais que cela va changer ta vie, pas pour décrocher un diplôme. C’est une chance. Ce que tu vas faire va complètement changer ta vie. Les étudiants d’aujourd’hui n’en ont aucune idée, pas la moindre notion, ils débarquent, il y a des amphithéâtres, des professeurs, des ordinateurs, tout est là. Il manque l’effort à faire pour acquérir tout cela. Les professeurs devraient avoir pour mission de montrer aux élèves ou aux étudiants que pour apprendre, ils doivent relever le défi, c’est-à-dire faire des efforts.
On trouve à ce propos un beau passage chez Rilke. A la question de savoir ce qu’il faut pour devenir un bon poète, Rilke répond qu’un bon poète doit avant tout savoir attendre et avoir de la patience. C’est la lenteur qui fait naître ou grandir les choses, et non la rapidité. Mais Rilke ajoute: «Il faut toujours chercher dans la vie le chemin le plus difficile, parce que c’est la difficulté qui nous forme le mieux. Ce qui est acquis facilement ne nous forme pas.
Il existe également un très beau passage de Wittgenstein à ce sujet. Il dit: «Je ne suis pas fier des choses que j’ai apprises. Je suis fier du sacrifice que j’ai dû faire pour apprendre quelque chose. Et cet effort, aujourd’hui, me donne le droit de parole, le droit à la parole».
Un grand merci pour cet entretien si enrichissant! •
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