Vous avez une seconde pour me permettre de réfléchir? Puisque je crois qu’il me faut une petite liste. Elle contiendra le génocide à Gaza, la poudrière du Moyen-Orient, Bezalel Smotrich, la guerre par procuration perdue en Ukraine, les relations avec la Russie, le risque de guerre nucléaire, le sort de l’OTAN, la Chine, la menace de guerre avec l’Iran, l’émergence d’un nouvel ordre mondial, le virage de l’Europe vers le populisme, l’endettement du tiers-monde, les inégalités mondiales, la crise climatique qui s’aggrave drastiquement – voilà donc un début de sujets urgents sur l’agenda de la politique étrangère.
Quant aux sujets interminables qui hantent les Etats-Unis eux-mêmes à l’intérieur, on se trouve face aux inégalités sociales et économiques, le rôle de l’argent en politique, notre dérive vers une faillite impériale tardive, la corruption du système judiciaire, la crise immobilière aux dimensions gigantesques, Julian Assange et la liberté de la presse, le régime de censure rampant, la toxicomanie généralisée, l’immigration, le prix des œufs, le budget du Pentagone – permettez-moi d’omettre Taylor Swift et je m’arrête là.
Donc, un bref résumé des problèmes qui s’imposent en déterminant les tâches de nombreux dirigeants du monde en 2024, suivi d’ un autre, concernant les points en position sommet de la première liste ci-dessus, celle destinée à l’homme ou la femme qui se trouvera, pour les prochaines années, derrière le Resolute Desk dans le Bureau ovale à la Maison Blanche. Je me suis installé hier soir à 20heures en pensant que j’allais peut-être entendre parler d’un ou deux points sur chacune de ces listes lorsque Donald Trump et Joe Biden se sont affrontés dans un studio du siège de CNN à Atlanta, rencontre qui mérite toute dénomination sauf celle de débat.
Etonnante ressemblance avec l’empereur Néron face à la Rome incendiée
Rien de tout ce que j’avais attendu, rien. Pas une seule pensée pertinente. Néron aurait dû être le troisième candidat, à titre honorifique – avec sa cithare activée en tant que musique de fonds.
Lorsque ces deux personnes redoutables se sont lancées dans des querelles à propos du handicap de golf de Biden et du tour de taille de Trump, j’ai su que ce premier et probablement dernier échange direct entre deux incompétents en lice pour le poste le plus puissant du monde était une cause perdue. J’ai perdu 90 minutes de mon temps pendant que l’émission a dévalé le toboggan. Mais cela n’a pas d’importance. Il n’y avait pas de gagnant ni de perdant, si ce n’est le peuple américain qui a perdu, mercredi soir, sa cause, et largement. Ce ne sont même pas seulement les Américains qui ont perdu mais tout autant le reste du monde.
La montagne a accouché d’une souris
Je regrette depuis des années que, dans ce pays, les élections ne soient plus déterminées par des idées, du courage et de l’imagination, par des modèles ou l’esquisse de voies viables pour l’avenir, mais par les émotions. Cette une donnée historique qui remonte au 18esiècle – appelons cela de la politique sentimentale. Depuis mercredi soir, il est évident à chaque spectateur qu’en matière des élection présidentielles, événement principalement médiatique, ce n’est qu’un facteur qui joue le rôle principal, les émotions. Guy Debord, l’esprit philosophique tourmenté des événements parisiens [émeutes de mai] de 1968, nous avait avertis, à l’époque déjà, qu’ il y avait, pendant toutes ces années précédant l’éruption, le phénomène suivant, celui de la vie publique dans les traditionnelles démocraties occidentales dégénérant en simple spectacle. Nous l’avons constaté hier soir, mais nous ne devons pas nous arrêter là. Nos processus politiques, nos rituels électoraux – ils se trouvaient hier soir manifestement sur la scène du studio avec les deux bouffons réclamant notre attention, au point que nous devons maintenant reconnaître que tout cela aussi n’a été que de spectacle. Il n’est pas question de parler de quelque chose comme l’art oratoire – cela aurait présupposé la présence de l’une ou l’autre idée.
Le populisme versus les «élites»
libérales-autoritaires
La rencontre entre Biden et Trump peut donc être comprise comme une confrontation entre le populisme émergeant dans le monde atlantique et les élites libérales-autoritaires qui le combattent politiquement, socialement, économiquement et idéologiquement à partir de leurs tours de défense d’un pouvoir verrouillé. Mais j’admets qu’il s’agit là d’un réflexe trompeur. Si Biden est une description suffisante de ce qu’est devenu le libéralisme américain – ou de ce qu’il a été, à mon avis, pendant au moins un siècle – alors Trump est un représentant effrayant du populisme tel qu’il renaît aujourd’hui, même dans sa version de droite. Je n’ai pas de problème à prendre au sérieux Jordan Bardella portant désormais le drapeau du rassemblement national de Marine Le Pen. Quant à Trump, c’est tout de même différent. Après mercredi soir, même les quelques bonnes idées que Trump a eues au fil des ans, par exemple une nouvelle détente avec Moscou, ne le sauvent plus.
Un fanfaron qui invente des choses rencontre un homme confus et somnolent qui en a fin. C’est donc ainsi que se résume la doctrine immédiate parmi les médias grand public. II est toujours frappant de voir avec quelle promptitude ils se mettent d’accord sur ce qu’ils vont écrire et diffuser à l’unisson, leur ultime «narratif» – ce qui est ensuite diffusé en guise d’être la bonne, la vraie histoire, mais qui ne l’est guère. La vérité consisterait à se rendre compte que nous sommes confrontés à des difficultés immédiates, graves et lourdes de conséquences. Dans l’avenir immédiat, nous devrons donc affronter la réalité indéniable, enregistrée et ainsi manifeste sur télévision, qu’un homme dément est désormais (peu importe le nombre d’heures par jour) le dirigeant le plus puissant du monde. Et puisque l’être humain appartient, par sa nature, à un genre doué d’une très bonne vue, y compris les Américains, c’est sans doute le moment pour se rendre compte que ces deux hommes ne constituent pas un choix raisonnable. Nous avoir contraint à «ce choix» impossible constitue donc une insulte pour tous ceux insistant sur la nécessité que l’acte de voter soit sensé.
L’état mental de Biden
est connu depuis longtemps
Ces années passées, je me suis souvent demandé comment l’appareil démocrate, Wall Street et tous les libéraux flasques d’Hollywood avaient pu placer leur confiance et des millions de dollars dans un homme dont les capacités mentales et physiques déclinaient. Cela n’avait aucun sens, si ce n’est que les démocrates agissaient en fonction de qui avait son tour ou qu’ils ne pouvaient pas trouver de candidat crédible. Miranda Devine, chroniqueuse de droite du «New York Post», a rapporté dans son exposé «The Laptop from Hell» de 2021 que des personnes du cercle intime de Biden avaient signalé dès 2012 le début de sa démence.
En outre, l’homme de Scranton ne s’était tout simplement pas présenté comme quelqu’un étant «papabile». C’est une chose de conclure des accords basés sur des contreparties au Congrès, où le marchandage et la corruption font plus ou moins partie de la routine, et c’est une toute autre de croire qu’un sénateur vétéran qui s’est blanchi les dents peut déménager ses habitudes à la Maison Blanche et les appliquer dans son train de vie ! Et personne n’aura donc jamais pu se rendre compte de ces disproportions.
Enfin une réaction tardive des médias!
La soirée de mercredi a enfin réveillé les scribes du projet Biden dans les médias. James Carville, sudiste connu pour sa langue de bois et conseiller des démocrates depuis des décennies, a fait remarquer avant le débat que tous les libéraux mainstream allaient le suivre, le cœur sur la main, espérant qu’il n’y aurait pas de dérapage fatal ou de silence. Il y en a eu quelques-uns, mais on n’exagère pas trop en affirmant que toutes ces 90 minutes de Biden, face aux millions de téléspectateurs, ont été un seul et unique dérapage, du début à la fin.
Le «New York Times» a publié une page d’opinion dans son édition de vendredi, digne d’étonnement. Pas moins de six auteurs réguliers, tous des partisans éprouvés de Biden depuis des années, affirment désormais qu’il doit démissionner. La manchette de Tom Friedman: «Joe Biden est un homme bon et un bon Président. Il doit maintenant se retirer de la course.» Paul Krugman: «Le meilleur Président de ma vie d’adulte doit se retirer». Et Ross Douthat, dans l’une de ces «conversations» mise en relief par «Times» dans ses pages: «Biden est-il trop vieux? Eh bien, les Américains ont eu leur réponse.» Dans le cas de Krugman, il y a une particularité. Son article dans lequel il argumentait que Kamala Harris serait une bonne remplaçante si Biden devait se désister, a été retiré du site quelques heures après sa publication, fait tout de même surprenant dans le cas de Krugman. Je me défends de spéculer sur les raisons qui auraient poussé l’économiste, ayant évolué en idéologue du parti démocrate, à prendre cette décision.
Des années de triomphe
de l’irresponsabilité
Je refuse de qualifier ce soudain revirement de sagesse. Pour moi, le volte-face médiatique significatif ne reflète rien d’autre que la fin abrupte des années d’irresponsabilité, de conformité idéologique et de comportement de moutons de Panurge dans un océan politique agité.
«Personne ne nous respecte», a souligné Trump à plusieurs reprises, au cours des 90minutes fatidiques, suivi des «le monde se moque de nous». J’ai mes doutes concernant la possible amélioration de la situation allant de pair avec la présidence de Trump. Cependant, son rappel de ce à quoi ressemble la politique américaine ailleurs était juste. «Je suis inquiet de l’image projetée vers l’extérieur», a écrit, sur X, Sergueï Radchenko, un expert en relations internationales à l’université John Hopkins. «Ce n’est pas une image de leadership. C’est une image de déclin définitif.»
On peut le dire. Qu’en pensent-ils, en effet, à Paris, Moscou, Brésil, Pékin, Mexico, Pretoria? La question ne me sortait pas de la tête, comme un lancinant acouphène.
J’ai entendu et lu différentes réponses, toutes attendues, aucune encourageante. Beaucoup d’observateurs étrangers se montrent préoccupés, la plupart inquiets, certains même plus encore. En voici une voix venant de l’œil du cyclone. Mazin Qumsiyeh, professeur à l’université de Bethléem et éditeur engagé d’un bulletin d’information diffusé en privé, vient d’écrire ceci, le lendemain du désastre télévise, et je ne vois pas de raison d’atténuer son dur langage:
«L’empire jumeaux US/Israël poursuit sa marche, avec quelques succès et quelques revers. L’imposteur Trump, choisi par les sionistes, a affronté le génocidaire Joe, choisi par les sionistes, dans un débat présidentiel à la modération (publiquement invisible) par deux juifs sionistes engagés, Jake Tapper et Dana Bash […]. La scène a offert au public américain une diversion pour entretenir l’illusion qu’ils vivent toujours dans une démocratie, au lieu de la confronter aux vrais défis, comme le changement climatique, le fait que les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, la folie de la guerre, etc. […]. Il faut mettre fin à Israël en tant que régime d’apartheid, sinon la machine à tuer US/Israël continuera et nous conduira, grâce aux intérêts des lobbies, à une guerre mondiale catastrophique. Nous devons concentrer tous nos efforts sur l’arrêt de l’addiction à la guerre (et au génocide) incitées des cercles qui en tirent leurs profits et travailler à la construction d’un avenir durable.»
Une réponse de la Palestine
Ces quelques mots donc pour nous rappeler la tonalité empruntée entre-temps par les habitants des régions reculées des centres de l’empire. Le professeur Qumsiyeh a fondé et dirige l’Institut palestinien de la biodiversité et de la durabilité. Il signe ses lettres d’information par «Restez humains et gardez la Palestine en vie!». •
Source: ScheerPost du 29 juin 2024
(Traduction Horizons et débats)
*Patrick Lawrence, correspondant de longue date à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son avant-dernier livre est «Time No Longer: Americans After the American Century», Yale 2013. Son nouveau livre «Journalists and Their Shadows» est paru en 2023 chez Clarity Press. Son site web est patricklawrence.us. Soutenez son travail via patreon.com/thefloutist.
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