Neutralité suisse – le prix à payer pour la promotion de la paix

par René Roca*

Récemment, le philosophe allemand Peter Sloterdijk a soutenu que la Suisse infligeait un démenti à la thèse largement répandue de l’impossibilité de la démocratie directe.
    Ce à quoi il a ajouté: «C’est ce qui explique les actuelles tentatives de remise à niveau de la Suisse auxquelles il faut s’opposer, que ce soit à celles de l’extérieur ou à celles de l’intérieur, au travers de son auto-nivellement.» On pourrait en dire autant de la neutralité suisse, elle se trouve également exposée au processus de nivellement depuis un certain temps déjà, et ce de l’extérieur par la pression des Etats-Unis et de l’UE ainsi que par son alignement sur les positions de l’OTAN. A l’intérieur du pays aussi, depuis la fin de la guerre froide, la neutralité suisse fait l’objet d’un mouvement de dilution sans précédent qui a atteint son point le plus bas avec la guerre en Ukraine et les tirs de barrage des médias et des partis politiques. La neutralité suisse est aujourd’hui pratiquement pulvérisée. Cette réalité se reflète clairement dans le résultat de la conférence du Bürgenstock et dans les agissements du Conseil fédéral.
    Officiellement, la Suisse se trouve totalement intégrée dans le «camp occidental» et donc tout sauf neutre. Pour étayer ce comportement de soumission, on avance régulièrement l’argument selon lequel la Suisse devrait enfin se conformer au droit international et à la Charte des Nations unies, et non plus à des traités obsolètes comme la Convention de La Haye. Cet argument est intenable et prétend sceller la situation actuelle de la Suisse au sein de la structure internationale. L’Initiative sur la neutralité, déposée récemment, contredit ce point de vue en proposant de réinscrire la neutralité suisse dans la Constitution et la conscience de la population suisse.

La Charte de l’ONU interdit le recours à la force

Depuis 2002, la Suisse est membre de l’ONU et doit en principe respecter la Charte des Nations unies. La Charte des Nations Unies constitue le droit international en vigueur stipulant l’interdiction de la violence. Le préambule de la Charte des Nations unies est formel quant à son but principal: «Nous, peuples des Nations unies – fermement résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre […]». Après la Seconde Guerre mondiale, cette charte désigne incontestablement une étape décisive sur la voie de la concrétisation du droit international. Cependant, son interdiction du recours à la force a immédiatement été ébranlée par deux restrictions. La première restriction concerne le «droit naturel de légitime défense individuelle ou collective» (art. 51). La seconde définit le droit du Conseil de sécurité de l’ONU de recourir à la force é condition d’être investi d’un mandat correspondant (art. 42 et suivants). La pratique politique depuis la création de l’ONU a rendu évidente la problématique de ces réglementations d’exception. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les grandes puissances ont eu recours à des guerres pratiquement en permanence, directement ou indirectement, et ceci à l’aide de ces restrictions de l’interdiction du recours à la force. En tant que «seule» puissance mondiale, les Etats-Unis ont perpétué cette pratique de la guerre depuis la fin de la guerre froide, que ce soit avec ou sans mandat de l’ONU.

La première guerre du Golfe de 1990/91 et le positionnement de la Suisse

La première guerre du Golfe en 1990/91 a passée être «conforme au droit international» grâce à une résolution du Conseil de sécurité. Après l’occupation et l’annexion du Koweït par l’Irak, le Conseil de sécurité a d’abord décidé d’imposer des sanctions économiques. Mais rapidement, face à l’intransigeance de Saddam Hussein, les Etats-Unis ne furent plus disposés à attendre plus longtemps l’effet des sanctions économiques de l’ONU, ni à répondre aux efforts de médiation du Président soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Les Etats-Unis poursuivaient par la suite leurs propres objectifs géopolitiques et de puissance. Aussitôt après l’expiration d’un ultimatum et sur la base d’une décision du Conseil de sécurité, l’aviation alliée, menée par les Etats-Unis, déclencha une violente offensive aérienne contre l’Irak. Sur les presque 90000 tonnes de bombes larguées par les alliés sur l’Irak, environ deux tiers ne touchèrent pas les cibles prévues. Le nombre de victimes, essentiellement civiles, de ces bombardements est estimé à 150000. Une telle calamité serait-elle en effet «conforme au droit international»? La guerre aérienne a duré plus d’un mois, l’attaque déclenchée ensuite par les troupes au sol n’a duré que quelques jours jusqu’à la reddition totale de l’armée irakienne. Mais même après cela, l’Irak est resté soumis à un strict embargo économique, celui-ci toujours garanti par un mandat du Conseil de sécurité.
    Bien qu’à l’époque, la Suisse n’ait pas encore été membre de l’ONU, le Conseil fédéral déclara appliquer de manière autonome les sanctions économiques contre l’Irak, ce qui, selon lui, était conforme au principe de neutralité. Dans une brochure sur la «neutralité suisse» datant de 2004, document qui n’est plus disponible, on lit à la page 21: «La Suisse s’éloigne de la neutralité intégrale. Elle participe à des sanctions économiques contre l’Irak». La nouvelle brochure du DFAE et du DDPS (mars 2022) n’en ne souffle plus mot! Ce changement de stratégie étrangement dissimulé, qui signifiait à l’époque déjà une érosion de la neutralité suisse, n’a entre-temps jamais été débattu en public. Il a été suivi dans les années 1990, par des sanctions économiques suisses contre la Lybie, Haïti et la Yougoslavie. Le rapport sur la neutralité du Conseil fédéral de 1993 a confirmé et mis en évidence cette nouvelle orientation.
   Or, il a été démontré que les sanctions économiques n’ont jamais atteint leurs buts, comme l’ont montré en particulier les sanctions contre l’Irak, maintenues pendant des années après la guerre encore. Elles touchent avant tout la population civile innocente violant ainsi le droit international (en particulier le droit international humanitaire) ainsi que les droits de l’homme. La destruction des infrastructures et notamment du système de santé en Irak a eu des conséquences désastreuses. Entre 1991 et 2001, selon des organisations onusiennes comme l’Unicef ou l’OMS, plus d’un million de personnes ont trouvé la mort en Irak, dont plus de 500000 enfants de moins de cinq ans, et ce en raison des sanctions économiques, c’est-à-dire du manque de nourriture et d’aide médicale.
    Un rapport dramatique de Hans-Christof von Sponeck, qui a démissionné au bout d’environ 16 mois de sa mision de coordinateur du programme d’aide humanitaire de l’ONU pour l’Irak en signe de protestation contre les sanctions, corrobore également ces faits. La Suisse est, elle aussi responsable des répercussions que la population civile irakienne a dû supporter. Elle a soutenu les sanctions économiques sans les critiquer, portant ainsi gravement atteinte à sa neutralité. La participation suisse à ce genre de sanctions serait rendue impossibles par l’approbation de l’Initiative sur la neutralité, ce qui favoriserait décidément l’action de la Suisse en faveur de la paix. Or le Conseil fédéral, en réaction à l’initiative qui a abouti et qu’il rejette sans contre-projet, présume que les sanctions «serviraient à maintenir un ordre international pacifique et juste». Comme le montre l’exemple ci-dessus, une telle affirmation est totalement déconnectée des réalités. Les sanctions impliquent toujours une aliénation mutuelle intensifiée des parties au conflit, accentuant le risque que la guerre proprement dite s’en trouve prolongée et qu’une éventuelle entente ultérieure entre les peuples concernés devient beaucoup plus problématique.

Précarité du droit international

L’exemple de la première guerre du Golfe illustre bien le caractère précaire du droit international en vigueur actuellement. Oliver Diggelmann, célèbre spécialiste suisse du droit international, souligne également cet état de fait dans son ouvrage de référence «Völkerrecht. Geschichte und Grundlagen mit Seitenblicken auf die Schweiz » (Le droit international. Son Histoire et ses fondements avec regard sur la Suisse). Se référant entre autres à la Charte des Nations unies, il écrit: «Le droit international n’évolue pas différemment du droit national seulement. Il s’impose aussi de manière différente. Ce qui a comme effet qu’il est d’impact plus incertain, plus diffus, moins prévisible. Nous ne connaissons pas, dans le domaine national, cette coexistence – très irritante – entre les grands acquis théoriques et leur précarité sur le plan réel. Cette irritation est loin d’être passagère. Il s’agit là d’une anomalie du droit international qui ne disparaîtra pas dans un avenir proche».
    La première guerre du Golfe n’a été que le prélude à la volonté de puissance des Etats-Unis ayant atteint son apogée après la fin de la Guerre froide. Pour la plupart des guerres qui ont suivi, les Etats-Unis n’ont même plus attendu une décision du Conseil de sécurité, mais ont aussitôt déployé leur dispositif militaire, soutenu par d’autres «volontaires», y compris des mercenaires. La guerre de 1999 entre la Serbie et le Kosovo, déclenchée sans mandat de l’ONU, en est exemplaire. Lors de ce conflit, des crimes de guerre très graves ont également été commis. Ainsi, l’utilisation de munitions DU («Depleted Uranium») a eu des conséquences désastreuses pour les soldats combattants des deux camps et pour la population civile («syndrome des Balkans»), et ce, de manière avérée, à cause des munitions employées. En Irak et en Serbie/Kosovo, le taux de cancer atteint aujourd’hui encore des sommets insoupçonnés. Les Etats-Unis et leurs alliés ont violé de manière flagrante les fondements du droit international humanitaire, mais n’ont, depuis lors, pratiquement jamais fait l’objet de poursuites judiciaires.

L’«ordre basé sur les valeurs» de l’Occident

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le discours occidental concernant un «ordre fondé sur des valeurs» est régulièrement mis en avant. La question est de savoir de quel «ordre» il est question dans notre monde chaotique, et surtout sur quelles «valeurs» s’appuient les pays occidentaux. La valeur de la «démocratie», par exemple, est soumise à une érosion dramatique dans certains pays européens et aux Etats-Unis, comme nous pouvons le constater actuellement.
    Il est toutefois intéressant d’observer à quel point les pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie perçoivent différemment les conflits et les guerres en cours.
    Ils opposent leur propre évaluation à l’historiographie simpliste selon laquelle Poutine aurait violé le droit international en attaquant l’Ukraine et ainsi détruit «l’ordre de sécurité basé sur des règles» tel qu’il aurait existé depuis la fin de la guerre froide. Ils soulignent la longévité des conflits et le fait que le «droit international à la légitime défense» fait partie de la logique de guerre de l’Occident dans la plupart des guerres depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce serait ainsi une justification toute trouvée aux guerres en soi et à leur poursuite. C’est avant tout le droit international humanitaire qi est ainsi bafoué. Les pays du Sud global en particulier insistent sur ce que les institutions de l’ONU, notamment le Conseil de sécurité, soient réformées afin de prendre enfin en compte la nouvelle multipolarité du monde et permettent enfin au droit international de se développer de manière équitable.

La Suisse neutre – garante du droit international humanitaire

La Suisse est l’Etat dépositaire des Conventions de Genève. C’est précisément à partir de cette position responsable que la Suisse devrait défendre le droit international humanitaire et miser sur une position neutre crédible. Le droit international humanitaire est moins précaire que la Charte des Nations unies qui, comme on l’a vu, repose sur une base juridique internationale instable. La Charte des Nations unies est régulièrement instrumentalisé des cercles résolus à saper une Suisse honnêtement neutre. Ils négligent le fait que la neutralité suisase s’est constituée au fil du temps et se base sur des traités souvent anciens, il est vrai, comme l’Acte du Congrès de Vienne de 1815 et une des Conventions de La Haye de 1907. Cependant, l’ancienneté d’un document ne révèle en principe rien quant à sa signification pour le présent.

    Le préambule de la Charte des Nations unies le stipule: «Nous, peuples des Nations unies, [sommes] résolus à créer […] les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international». L’essence de la neutralité suisse ne se résume cependant pas à des traités et des documents, la neutralité est la tête, le cœur et l’âme de la Suisse, elle est figée dans un certain état d’esprit nécessitant des actions qui en découlent. L’histoire de la neutralité comporte de nombreux exemples positifs de médiation et de bons offices en faveur de la paix. Malheureusement, ceux-ci n’ont pas encore fait l’objet d’une étude sérieuse, en particulier pour la période de la guerre froide. Il s’agit maintenant d’y remédier par des études concrètes.

L’importance de l’Initiative sur la neutralité

L’Initiative sur la neutralité, qui selon la Chancellerie fédérale a abouti, apporte la clarté nécessaire et donne une orientation au Conseil fédéral et au Parlement. Cette démarche est essentielle dans une période de plus en plus conflictuelle. La neutralité suisse doit être clairement définie dans la Constitution fédérale. Dans un document censé résumer ses arguments contre l’Initiative sur la neutralité, le Conseil fédéral déclare
    «Elle (la pratique actuelle de la Suisse en matière de neutralité) offre une certaine flexibilité et peut ainsi être utilisée de manière optimale comme instrument de défense des intérêts nationaux». Une telle mentalité de «je-picore-et-je choisis-à-la-carte» ferait passer la Suisse aux rangs des profiteurs. Cette «flexibilité», cette neutralité «à la carte» devra désormais appartenir au passé, de telles attitudes doivent changer.
    La neutralité suisse a un prix et ce prix, aussi élevé soit-il, la Suisse doit l’acquitter en faveur de la paix, même si elle doit pour cela se voir contester par les grandes puissances.
    Car, comme l’écrit l’historien suisse Wolfgang von Wartburg: «Il faut qu’il y ait un endroit dans le monde qui soit exclusivement au service de la paix». L’acceptation et la mise en œuvre de l’Initiative sur la neutralité permettront de garantir qu’il n’y ait plus de nouveau rapprochement avec l’OTAN et que la Suisse puisse servir la paix de manière conséquente. Ce que le penseur libéral Robert Nef affirme à propos de la permanence de la neutralité sera alors de nouveau valable: «Il est de l’essence même des principes qu’ils soient conçus pour durer et qu’ils se montrent résistants aux changements de l’esprit du temps».
    Grâce à l’acceptation de l’initiative, la Suisse pourrait à nouveau développer cette capacité de résistance et de résilience, tout en lançant des processus de réflexion sur la manière dont le droit international général (notamment la Charte des Nations unies) pourrait servir encore mieux la paix sur la base d’une conception de l’être humain fondée sur le droit naturel.


* René Roca, Historien universitaire promu, est membre du comité d’initiative «Maintien de la neutralité suisse» (initiative sur la neutralité; www.neutralitaet-ja.chchoisir langue française).

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