par Eliane Perret
Le tour du monde – en 472 jours au lieu des 80…
Cevio? Cavergno? Val Maggia? Val Bavona? Ces dernières semaines, ces villages et vallées du Tessin (Suisse méridionale) ont fait l’actualité car ils ont été ravagés par des intempéries dévastatrices. Elles ont coûté la vie à plusieurs personnes, d’autres ayant dû être évacuées. Des glissements de terrain à différents endroits ont ravagé plusieurs villages détruisant des maisons, des routes et ponts ayant été inaccessibles pendant plusieurs jours. A Cevio, le pont de Visletto, important pour la localité, a été emporté par les masses d’eau. Grâce à une intervention de grande envergure sous la direction de l’armée, le raccordement routier a pu être rétabli grâce à un pont de secours de 60 mètres de long sur la Maggia. Mais il reste encore beaucoup à faire avant que la vie quotidienne puisse reprendre son cours.
Un regard sur l’Histoire
Si vous souhaitez profiter de ces tristes événements pour en savoir plus sur l’Histoire de cette magnifique région du sud de notre pays, n’omettez pas de vous rendre sur les sites, par exemple au Museo di Valmaggia à Cevio. Une exposition permanente y garde l’héritage d’ un précieux patrimoine historique offrant un aperçu de la vie de la population de l’une de nos plus importantes vallées du sud des Alpes. Les habitants ont jadis cultivé le sol pour l’agriculture et l’élevage. Mais pour beaucoup, cela ne suffisait pas à subvenir aux besoins de leurs familles. Ils partaient travailler comme saisonniers à Venise, à Padoue, en Flandre ou même en Hongrie. Le plus grand exode a eu lieu dans la seconde moitié du 19e siècle, de sorte qu’entre 1850 et 1920, la population de Cavergno est passée de 450 à 360 personnes. L’or australien et américain, ainsi que l’espoir d’un avenir meilleur les attirait à miser sur un avenir ailleurs. Dans cette période difficile, plusieurs familles importantes et prospères ont transféré leur domicile à Locarno, tout en restant attachées à leur vallée. La famille Balli, par exemple, en faisait partie. Ses traces sont à retracer jusqu’au 15e siècle, nous menant à différents endroits européens, où ils ont travaillé comme architectes, maçons, ramoneurs, mais aussi comme commerçants. Grâce à l’argent gagné ailleurs, ils ont pu offrir une vie souvent plus aisée aux membres de leurs familles respectivement restées en Suisse méridionale, ou retournées. Pendant une courte période de leur vie, ils profitaient de la chance de se former, étudier ou même faire un tour du monde. Le père d’Emilio Balli par exemple, Valentino Alessandro Balli, a fait du commerce de tissus à Fribourg-en-Brisgau, en travaillant pour l’entreprise familiale, en Hollande, jusqu’en 1848, avant de revenir à Locarno, période qui lui a permis et de pouvoir vivre de ses revenus. De ses onze enfants, nombreux sont décédés en bas âge. Emilio, le plus jeune des enfants, est né le 27 avril 1855. Il reçut une éducation de premier ordre au collège des Barnabite de Monza et étudia les sciences naturelles à l’université de Louvain en Belgique. Comme on peut le lire dans des lettres adressées à ses frères, il s’est intéressé très tôt aux sciences naturelles, a entretenu des collections de plantes séchées, de coquillages et de pierres pour ensuite se voir offrir la chance de collaborer avec des savants qui l’ont encouragé à poursuivre dans cette voie. C’est à cet Emilio Balli qu’une exposition spéciale actuelle est consacrée au Museo di Valmaggia, ouvert encore au public jusqu’au 31 octobre 2024.
La montée du tourisme naissant change les données
Pendant des siècles, le rayon de déplacement des gens était plus ou moins limité à leur entourage naturel, auparavant il était presqu’impossible pour les particuliers de s’aventurer au loin. Dans les années 1870, le tourisme a toutefois pris son essor. De nouvelles conquêtes techniques telles que la machine à vapeur et le télégraphe, mais aussi les chemins de fer transcontinentaux, les lignes de navigation ou l’ouverture du canal de Suez (1869) et plus tard du canal de Panama (1914) ont ouvert un réseau mondial de possibilités de voyage inaccessibles autrefois et permettant soudainement d’envisager des voyages autour du monde. Certes, Magellan avait déjà entrepris un tour du monde entre 1519 et 1522, et plusieurs navigateurs l’avaient suivi. Il s’agissait là pourtant de voyages d’exploration commandés par des donateurs nobles ou très riches, poursuivant des objectifs militaires, politiques ou scientifiques.
Le tour du monde en individuel, une nouvelle opportunité
Le roman à feuilleton de Jules Verne, publié en 1872 dans «Le Temps» sous le titre «Le Tour du Monde en 80 jours», constitua un événement primordial de soutien pour ces nouvelles évolutions. Alors qu’il avait fallu 100 jours encore pour réussir le tour du monde, 30 ans plus tôt, la concurrence s’est mise en place pour conquérir à surenchérir la marque de Jules Verne. Les expositions universelles ont d’ailleurs permis, à un public moins téméraire, de s’offrir «le tour du monde» en une seule journée.
II faut donc situer cela dans l’air du temps: Emilio Balli, âgé de 23 ans seulement, répond à une annonce publicitaire parue dans le «Journal de Genève», dans laquelle la Société d’ Etudes autour du Monde proposa ces tours à buts scientifiques. L’offre s’adressait à des jeunes hommes de bonne famille qui avaient terminé leur formation classique. Deux professeurs étaient à disposition sur le bateau, une série de conférences et une riche bibliothèque étaient à leur disposition. Ce voyage semblait être une excellente occasion s’offrant à Emilio Balli pour tirer profit et élargir sa passion de façon concrète. Le Tessinois du Val Maggia faisait donc partie des quelques centaines d’Européens qui, dans ces années-là, ont eu la chance d’entreprendre un tel tour du monde. Il était prévu de partir de Marseille pour un voyage autour de monde durant 320 jours, les coûts se situaient entre 15000 et 20000 francs, selon le choix de la cabine. C’était beaucoup d’argent, puisque le salaire annuel d’un mineur, par exemple, était à l’époque de 1400 francs. Emilio Balli disposait des deux conditions: un milieu familial aisé et une base solide d’ études qui le prédestinaient à ce voyage. Or, son tour du monde a finalement duré 472 jours et ne s’est pas déroulé sans événements inattendus. Il a commencé, le 2 août 1878, à Marseille, lorsque 20 voyageurs et un équipage de 75 personnes sont montés à bord du petit paquebot d’outre-mer dénommé «Junon».
Une fin inattendue du voyage protégé
De Marseille, le voyage s’est poursuivi via Gibraltar et Madère jusqu’aux îles du Cap-Vert, Rio de Janeiro et Buenos Aires. Le navire a ensuite atteint le point le plus au sud du voyage, le détroit de Magellan, pour finalement entrer dans le port de Panama, le 14novembre 1878. C’est là que les passagers ont appris la nouvelle, déjà pressentie par certains, que la SWEAM (leur compagnie de voyage) se voyait hors état de continuer à réunir les moyens financiers nécessaires à la location du navire. Poursuivre le voyage par ses propres moyens ou rentrer chez soi par le chemin le plus court? Emilio Balli décida de poursuivre la première option, continuer seul. Dans une lettre à ses frères, il écrivit: «Bon ou mauvais, à pied, à la nage, en calèche ou en canot pneumatique, je continuerai de toute façon ce tour de de monde ’capricieux’ ». Emilio Balli a pris le risque de poursuivre son voyage en compagnie du Genevois Alfred Bertrand. Les deux aventuriers se sont rendus aux chutes du Niagara (voir illustration ci-dessus) pour ensuite parcourir les Etats-Unis. A San Francisco, Balli rencontra des compatriotes tessinois dont l’accueil chaleureux le surprit et le toucha.
Le Japon et la Chine
De San Francisco, il entame une traversée d’un mois durant vers Yokohama au Japon, l’un des cinq ports japonais dont l’ouverture aux navires marchands américains a été forcée. Emilio Balli est resté deux mois dans ce pays. Sa culture le fascine, tout comme ce fut le cas avec les peintres impressionnistes de la fin du XIXe siècle, qui s’inspiraient des magistrales gravures sur bois japonaises. Les œuvres d’art en laque et la porcelaine ont également retenu son attention, ce qui l’a tenté d’envoyer dans son pays des caisses de souvenirs, de photos et de pièces destinées à ses collections.
Son voyage s’est poursuivi en Chine, un pays difficilement accessible à l’époque. La Chine était alors considérée en Occident comme un pays menacé de disparition. Elle avait été vaincue par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France ainsi que de l’Allemagne impériale lors des guerres de l’opium, leurs troupes ayant détruit, dévasté et pillé le palais d’été de l’Empereur, lui infligeant, ainsi qu’à son peuple sous le choc, cette immense humiliation. Même si cette intervention rendait Emilio Balli critique, il n’en reprenait pas moins les préjugés occidentaux à l’égard du grand empire et de ses habitants. Son intérêt s’est à nouveau porté avant tout sur la tradition artisanale de sorte de que de nombreux émaux et objets en porcelaine sont entrés dans sa collection. Après son séjour de deux mois en Chine, Emilio Balli est rentré à Marseille après 472 jours, en passant par Singapour, l’Inde et l’Egypte.
Engagement pour l’agriculture et la culture
De retour dans son pays, le jeune et innovant Emilio Balli n’est pas resté inactif. Certes, il avait contracté la malaria en Inde et était affaibli, mais il ne se laissa pas décourager. Grâce à ses connaissances en sciences naturelles, il devint un spécialiste agricole important et s’engagea dans différentes commissions et coopératives. De plus, il transforma sa grande propriété agricole de Selva en une ferme modèle avec un vignoble, une grande pêcherie et une culture d’asperges, ainsi qu’un élevage et un poulailler. Ses intérêts culturels s’orientaient surtout vers l’histoire naturelle, la numismatique et l’archéologie. Il a alors soutenu les premières fouilles archéologiques à Tenero, qui ont permis de découvrir plus d’une centaine de tombes datant des premiers siècles de notre ère.
Il possédait une grande collection de coquillages qu’il collectionnait lui-même sur les rives de ses voyages ou qu’il avait échangés ou achetés sur le marché. Il avait également construit un herbier de plantes et une collection de pierres et de minéraux qu’il était en train de développer. Des souvenirs des pays visités s’y sont ajoutés. Il s’agissait notamment de nombreuses photos réalisées à l’époque par des studios spécialement conçus pour les touristes et proposées à la vente. Elles faisaient partie de la collection qu’Emilio avait apportée ou confiée à la prestation incertaine de la poste de l’époque ou qu’il avait fait transporter chez lui par bateau (une partie s’est malheureusement perdue).
Le rêve d’un musée
Pendant toute sa vie, sa grande préocuupation fut de planifier un musée municipal à Locarno. Une société de musée fondée à cet effet s’en chargea, si bien que le musée put finalement être inauguré le 13 mai 1900 dans trois salles de l’école communale «Alla Motta». Balli a été l’âme du musée pendant plus de trois décennies, il en a été le directeur et a soutenu la cause en tant qu’actionnaire et collectionneur. Il a mis à disposition plus de 1000 objets d’exposition de sa collection. D’autres collectionneurs se sont joints à lui, de sorte qu’un musée d’histoire naturelle diversifié a vu le jour. Dans les années d’Après-guerre, le musée a connu des temps difficiles. Les multiples changements de locaux du musée, des politiciens désintéressés et une association de musée de plus en plus restreinte ont fait pâlir l’éclat du musée. Emilio Balli n’en démordit pas et, jusqu’à sa mort en 1934, il consacra toutes ses forces à la poursuite de la construction du musée.
Des trésors à redécouvrir
Fin 2018, le Museo di Valmaggia a été informé par l’arrière-petit-fils dEmilio, Alessandro Botteri Balli de l’existence d’archives aussi vastes que précieuses, pratiquement inédites, de la famille Balli. L’intérêt du musée de Cevio a naturellement été grand, même s’il était clair qu’il assumait ainsi la tâche significative et exigeante de mettre ces trésors à la disposition du public, dans le cadre d’une exposition exceptionnelle – pour la première fois depuis plus de 140 ans – forte d’une riche sélection de documents et d’objets. Le journal de voyage soigneusement tenu qu’Emilio Balli avait rédigé étape par étape, les nombreuses lettres adressées à ses frères, les nombreuses photos et les collections de coquillages, d’herbes, de fleurs, d’animaux et de curiosités sont autant de témoignages et de documents précieux qui peuvent désormais être redécouverts à Cevio. Les visiteurs peuvent ainsi se rendre compte de la grande aventure qu’était un voyage autour du monde à l’époque.
Tout un monde pour les enfants aussi
L’exposition est également passionnante pour les enfants et les adolescents leur offrant un aperçu des défis auxquels les gens étaient confrontés autrefois et de la manière dont ils les maîtrisaient! Toutefois, elle exige des adultes qui les accompagnent et qui s’y intéressent autant ou plus et qu’ils se renseignent si nécessaire, car chaque objet et chaque lettre exposés racontent une histoire vécue. Ils peuvent ainsi ouvrir le regard des enfants et des adolescents sur d’autres cultures, avec d’autres mœurs, coutumes, modes de vie et de magnifiques produits artisanaux. Autrefois, les voyages de découverte étaient souvent marqués par l’arrogance occidentale. Il en résulte ici une possibilité de promouvoir le respect et la compréhension d’autres espaces de vie et une cohabitation humaine dans la paix.
En complément de l’exposition, le livre «Le Tour du Monde en 472 jours. Souvenirs de voyage d’un globe-trotter suisse 1878–79» y est disponible, mettant en lumière le contexte historique, géographique et politique dans lequel s’est déroulé le tour du monde d’Emilio Balli, grâce à des articles bien informés et faciles à lire, ainsi qu’à de nombreuses photographies et cartes (sur lesquelles l’itinéraire du voyage est consigné). Il donne un aperçu approfondi de la culture des pays visités, en particulier du Japon et de la Chine, et demeure disponible en allemand, français et italien. La publication offre également une possibilité de montrer aux enfants et aux jeunes comment acquérir de nouvelles connaissances. De plus ce livre, offrant des vues et expériences vécues sur des domaines alors amplement inconnues témoigne également de la fascination que les livres sont capables d’exercer, en dépit d’un monde souvent aveuglé par l’actuel.•
Sources:
Botteri Balli, Alessandro; Pieroni, Raphaël; Staszak, Jean-François (éd.). Le tour du monde en 472 jours. Souvenirs de voyage d’un globe-trotter suisse 1878–79. Locarno (Armando Dadò Editore) 2024; disponible au Museo di Valmaggia ou en librairie
(ISBN 978-88-8281-696-4).
Guide à l’exposition du musée:
«Il Giro del Mondo di Emilio Balli 1878–1879»
Museo di Valmaggia, Cevio vecchio 6/12,
CH-6675 Cevio; jusqu’au 31 octobre 2024;
www.museovalmaggia.ch
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