Tandis que l’Occident fait de l’affrontement entre démocratie et autocratie la bataille essentielle de notre époque, on perd de vue la question la plus cruciale: L’humanité atteindra-t-elle la fin du 21e siècle dans son ensemble et, si oui, dans quel état et dans quel état d’esprit? Voilà la question politico-morale qui englobe tout le reste. Existerons-nous encore en tant que civilisation, telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec toutes ses imperfections, mais aussi avec tous ses espoirs?
Va-t-on assister à l’ancrage plus solide encore de cet îlot soigneusement protégé de riches et de bienheureux qui ne savent plus à quel vice s’adonner, parce que même tout l’argent du monde n’élimine pas leur soif d’encore plus de pouvoir, d’encore plus de privilèges et de toujours plus de plaisirs? Au siècle dernier, le film La Dolce Vita s’est penché sur le sujet, même si, rétrospectivement, il l’a fait de manière très retenue. Et comment le «reste» des autres peuplant notre planète va-t-il vivre? Oxfam documente chaque année l’évolution de la situation sociale dans le monde, et dans la préface poignante qu’il a rédigée pour ce rapport, le démocrate américain Bernie Sanders le résume ainsi: Nous avançons à grands pas vers une oligarchie mondiale. Jamais auparavant un aussi petit nombre de privilégiés n’a joui d’autant de richesse et de pouvoir politique. Aux Etats-Unis, trois personnes détiennent aujourd’hui l’équivalent de 50% de la population, tandis que 60% survivent au jour le jour de mois en mois. Aujourd’hui comme hier, environ 80% de l’humanité est nettement plus pauvre que les 20% peuplant le Nord prospère. Tout cela n’est pas dû qu’à l’action naturelle et spontanée des lois de l’économie de marché ou à des structures politiques différentes. Ce sont en fait les résultats d’une politique qui mise sur la domination, la guerre, la discorde et la haine, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur et qui, comme par hasard, a conçu les droits des minorités avant tout comme une structure de protection de la plus petite minorité qui puisse exister: au profit exclusif de quelques super-riches, du monde de la finance et de quelques géants économiques du monde de l’entreprise.
Il n’y a pas de politique occidentale réelle destinée au «plus grand nombre» de l’humanité, nulle part, même si, bien entendu, de très nombreuses personnes dans les pays occidentaux se portent toujours beaucoup mieux que la grande majorité des habitants de l’hémisphère sud. Mais qu’entend-on par «aller bien»? Surtout si l’on y ajoute d’autres critères comme le stress, les problèmes psychologiques ou la solitude? Que signifie «aller bien» lorsque l’emploi que l’on occupe est précaire ou que tout ce qui s’exhibe sur les médias sociaux ne comble pas le vide que l’on ressent? Que signifie «aller bien» lorsque, en temps de crise, par exemple de pandémie, on assiste à des actes de véritable humanité, mais aussi à un étalage de mépris de la personne humaine et du manque d’éthique? D’où vient donc tout cela?
Pour réorganiser les relations entre les Etats, nous devons disposer d’une vision de l’avenir qui se fonde sur l’Histoire et non sur des narrations, n’importe si historiques ou issues d’autres perceptions déformées.
En Afrique, par exemple, rien n’est oublié. Les victimes ont une bien meilleure mémoire que les responsables. Nous ne sommes même pas suffisamment conscients de la profondeur des blessures infligées à cette région du monde, ou du fait que de nouvelles blessures ont été ajoutées aux anciennes, pendant la pandémie, par exemple. Ainsi, l’Afrique se rappelle bien qui n’a pas fourni de vaccins, qui n’a pas libéré les droits des brevets ainsi que des conséquences désastreuses de la politique de confinement avec interdiction de vols à destination du grand continent. Beaucoup de ceux qui venaient à peine de sortir de la pauvreté y ont été renvoyés.
Nous ne nous rendons pas compte des efforts gigantesques que la Chine et l’Inde déploient pour faire face à la réduction de la pauvreté à l’échelle mondiale, en améliorant drastiquement les conditions de vie de centaines de millions de personnes. De plus, il y a une différence entre gouverner, comme en Allemagne, un peu plus de 83 millions d’habitants, sur un territoire et avec une histoire relativement gérables, et devoir par exemple maintenir la cohésion d’un empire aussi ancien et grand que la Chine, avec 1,4 milliard d’habitants, ce qui implique une toute autre qualité d’exigences en matière de cohésion nationale et sociale. Or sur le plan international, c’est précisément la Chine qui propose des solutions pratiques et réalisables à d’autres pays. Ce faisant, elle renonce à leur donner des leçons et ne se mêle pas non plus de leurs affaires intérieures. On pourrait s’en inspirer, mais nous n’en voyons que de la mainmise d’une grande puissance sous la direction d’un autocrate. Cependant, d’une manière ou d’une autre, nous devrons nous intégrer dans un monde émergent qui refuse d’être dominé selon les directives occidentales.
Les BRICS ont le vent en poupe sur le plan économique. Ils représentent aujourd’hui 29% de la richesse mondiale, au regard des 42% dont disposent les G7, si l’on se base sur le dollar. En revanche, en termes de pouvoir d’achat, ils ont désormais dépassé le G7 (avec 32,1% contre 29%). Par contre, en ce qui concerne le PNB par habitant, il est clair qu’il existe toujours un écart important entre les Etats du G7 et des BRICS. Le niveau de vie s’avère être encore plus élevé chez les habitants des pays du G7. La question de savoir dans quelle mesure les BRICS pourraient rattraper leur retard dépend de nombreux facteurs. Ce retard parait extrêmement difficile à combler et jusqu’à présent, il n’y a pas beaucoup d’exemples de pays qui aient réussi à se projeter vers l’avant.
Mais la science, la recherche et la capacité d’innovation devraient continuer à jouer un rôle important à l’avenir. Dans ce domaine, les BRICS ont des points forts et des points faibles. Leur force réside tout d’abord dans la taille de leur population. S’ils parviennent à garantir de bonnes voies d’éducation et de formation sur l’ensemble du territoire et à les mettre à profit, ils disposeront alors proportionnellement d’avantage de talents que le monde traditionnel. La Chine, mais aussi la Russie, semblent décidées à suivre cette voie. Dans le classement Pisa, la Russie n’a cessé de progresser (elle ne figurait apparemment pas dans le classement 2022). La Chine, qui brille par des performances très remarquables en sciences, a encore progressé depuis 2018. C’est d’autant plus impressionnant qu’au cours de cette période, nombre de résultats se sont nettement dégradés dans de nombreux pays.
L’évolution de l’idée que l’on se fait d’une société moderne performante devrait également jouer son rôle. La sous-estimation de la performance industrielle qui a prévalu pendant des décennies a fait passer l’Allemagne pour un véritable dinosaure avec sa forte proportion de production industrielle. Pourtant, l’économie réelle constitue en quelque sorte le sel de la terre. C’est là que sont fabriqués les produits dont les gens ont vraiment besoin et dont ils devraient disposer dans le monde entier, si l’on se réfère aux exigences modernes: depuis les produits alimentaires de haute qualité, élaborés dans le respect de l’environnement, jusqu’aux systèmes de santé et d’éducation les plus modernes.
Le fait que nous ayons une économie basée sur la finance, hypertrophiée et détachée de toute base matérielle, qui spécule sur tout ce qui lui tombe sous la main et qui invente sans cesse de nouveaux instruments pour faire encore davantage de profits, est une évolution extrêmement malsaine.
Cette économie ne se soucie pas de savoir qui a gagné une guerre, tant qu’elle dispose de l’information nécessaire pour miser sur ou contre un pays. Elle est devenue un producteur mondial de crises tandis que les conséquences désastreuses de l’année 2008 pèsent sur le dos de nombreux pays sous la forme de montagnes de dettes. Il serait grand temps de se poser des questions fondamentales sur l’éthique et l’avenir de la spéculation sur les matières premières et les denrées alimentaires, ou sur les guerres qui font grimper les actions des entreprises d’armement.
Ces questions ne datent pourtant pas d’hier. Quel est l’impact sur notre prise de conscience actuelle de ces faits lorsque nous autres Européens nous trouvons engagés politiquement et avec enthousiasme dans une guerre par procuration, pour laquelle nous ne disposons toutefois même pas des bases matérielles nécessaires?
Développer l’économie de l’armement ne peut pas être la bonne réponse, sachant que la production de cette dernière a pour but ultime la destruction des hommes, des animaux et de l’environnement. Les conflits guerriers et la nécessaire protection écologique et climatique de toute vie sont deux univers diamétralement opposés l’un de l’autre. […]
Après des siècles de domination euro-américaine, nous sommes arrivés à l’état actuel du monde. Par rapport aux défis mondiaux et à la mission que nous imposent les droits de l’homme universels en matière de politique de paix, cet état est tout sauf bon. L’espoir du «grand nombre» des êtres vivant peuplant ce monde est de répartir les responsabilités sur des épaules plus larges et de faire mieux. Nous devrions partager cet espoir afin de contribuer à façonner les temps changeants, en tant qu’égaux parmi les égaux. Les choses ne peuvent absolument pas rester ce qu’elles sont. •
Source: Verheugen, Günter/Erler, Petra. Der lange Weg zum Krieg. Russland, die Ukraine und der Westen – Eskalation statt Entspannung, Heyne-Verlag 2024, p. 267ss; ISBN 978-3-453-21883-3;
(Nous avons renoncé aux annotations de bas de page; reproduction avec l’aimable autorisation de l’éditeur, traduction Horizons et débats; réd.)
L’un des meilleurs livres actuels sur la guerre en Ukraine
km. Le texte reproduit ici est un extrait du livre de Petra Erler et Günter Verheugen paru à la mi-mai 2024, «Der lange Weg zum Krieg. Russland, die Ukraine und der Westen: Eskalation statt Entspannung». (La longue route vers la guerre. La Russie, l’Ukraine et l’Occident: l’escalade au lieu de la détente).
Ce livre présente au moins trois aspects particuliers. Il est paru chez une maison d’édition appartenant au «courant grand public» germanophone (Editeur Der Spiegel). Contre toute attente, sa ligne directrice ne suit pourtant guère la «tendance grand public». Tout au contraire, les sujets examinés dans ce livre se démarquent manifestement de ce qui est publié ailleurs, et ce longtemps avant le 24 février 2022 déjà: l’ouvrage dénonce cette vision simpliste selon laquelle, les Etats-Unis, l’UE et l’OTAN se trouveraient du côté des «bons» tandis que la Russie et son Président mériteraient les critiques les plus féroces ... à la manière d’une propagande nivelée par force.
Le titre du livre, «La longue route vers la guerre», résume son message clé: la recherche des causes de la guerre en Ukraine ne peut en aucun cas débuter le 24 février 2022, ni même au printemps 2014, mais bien en deçà. Petra Erler et Günter Verheugen retracent avec une grande rigueur, et toujours avec des faits bien documentés à l’appui, l’«échec» des gouvernements occidentaux face à la nécessité de stabiliser le conflit au cours des 35 dernières années. Ces gouvernements (principalement les Etats-Unis et les pays de l’UE) ont en effet saboté le grand espoir de paix qui prévalait à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix du siècle dernier. Ils ont ainsi empêché la création d’un ordre de sécurité européen sur la base de celui établi en 1975 par l’Acte final d’Helsinki et la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).
Après avoir émis d’abord, envers la nouvelle Russie, ses faux sons de l’échalas, l’Occident s’est redressé avec détermination affichant par la suite son rôle de «vainqueur de la guerre froide» se montrant réticent à l’idée d’établir des relations d’égal à égal avec la Russie post-soviétique. Et plus la politique russe, surtout sous la présidence de Vladimir Poutine, a insisté sur cette égalité et agi en conséquence, plus les gouvernements des pays de l’OTAN et de l’UE ont réagi de manière agressive. D’où la perfidie des plans visant à affaiblir stratégiquement la Russie de manière à l’éliminer une fois pour toutes en tant qu’acteur de la politique mondiale. Eh oui, les faits exposés de Petra Erler et de Günter Verheugen donnent raison à ceux qui défendent que l’Occident a sciemment provoqué la guerre en Ukraine. Les deux auteurs la définissent donc de «guerre par procuration». Ce qui leur semble particulièrement tragique, c’est que les gouvernements des Etats de l’UE suivent les directives de Washington à la manière de vassaux inféodés – bien que l’Europe et surtout l’Allemagne, notamment en raison de son Histoire, aient en premier lieu le devoir de rétablir et consolider la paix dans le monde ce qui présuppose qu’elles s’émancipent de la politique américaine qui est orientée à maintenir son hégémonie.
Le livre des deux auteurs dépasse le cadre des faits liés à cette guerre et de ses causes. Ils avancent en plus des conclusions politiques qui en découlent replaçant la guerre d’Ukraine dans le contexte de la politique mondiale et des changements qui s’opèrent, ces derniers temps, dans ce domaine se résumant dans le passage d’un monde unipolaire à un monde multipolaire. Cette transformation, ils ne la considèrent pas comme un pur automatisme, mais comme un défi et une mission de politique mondiale concernant tous les pays de ce monde. Pour eux, le vrai enjeu consiste à œuvrer ensemble pour éviter de nouvelles victimes et créer les bases d’une coexistence pacifique et égalitaire. Dans ce but, les tâches urgentes ne manquent pas! Les auteurs ne s’arrêtent donc pas au diagnostic, mais démontrent en détails pourquoi une nouvelle escalade dans la guerre serait une impasse meurtrière et pourquoi – en ce qui concerne l’Allemagne – il n’existe aucune alternative valable à une relance de la politique de détente. Dans ce contexte, les auteurs se réfèrent à la politique de Willy Brandt, Helmut Kohl et Gerhard Schröder. La politique allemande actuelle, qui s’est considérablement éloignée de ces principes – une tragédie notamment pour le SPD au pouvoir actuellement – fait l’objet d’une analyse critique spécifique.
Tout au long de leur livre, Petra Erler et Günter Verheugen développent un raisonnement constamment factuel étayant leurs réflexions, en évitant toute polémique. Ce faisant, ils révèlent également de quel côté bat leur cœur: du côté de la paix pour ce monde déchiré.
Un point fort de ce livre est en plus le fait qu’avec ces deux auteurs, le lecteur entre en contact avec des personnages de renom. Petra Erler, née en RDA en 1958, où elle a terminé ses études à l’Institut des relations internationales de l’Académie d’Etat et de droit de Potsdam par son doctorat. Elle a fait partie de l’opposition pacifique et, après les élections à la Chambre du peuple, au printemps 1990, elle a d’abord été Conseillère (sans appartenance à un parti) et membre de l’équipe de planification du Ministre des Affaires étrangères Markus Meckel (SDP, Parti social-démocrate de la RDA), ensuite Secrétaire d’Etat au cabinet du Premier ministre Lothar de Maizière (CDU). Après le 3 octobre 1990, elle fut nommée (1991) Rapporteur en chef du département pour la politique communautaire européenne à la représentation du Land de Brandebourg, à Bonn. En 1999, elle est devenue une proche collaboratrice de Günter Verheugen, alors Commissaire européen. Entre 2006 et 2010, elle a été sa «cheffe de cabinet».
Günter Verheugen, né en 1944, a d’abord été élu au sein du FDP allemand, mais a quitté ce parti lors de son revirement en 1982 qui a consisté dans l’éloignement de ce parti de la coalition gouvernementale avec le SPD pour se rapprocher de la CDU et de la CSU. Verheugen est ensuite devenu membre du SPD. De 1983 à 1998, il a été membre de la Commission des affaires étrangères du Bundestag allemand. Lors du changement de gouvernement à l’automne 1998, il est devenu Ministre d’Etat au Ministère allemand des Affaires étrangères (jusqu’en septembre 1999). De 1999 à 2010, il a été Commissaire européen, ensuite Vice-président de la Commission de 2004 à 2010. Je me souviens encore très bien de son commentaire sur le coup d’Etat en Ukraine en février 2014. Il était alors le seul homme politique allemand de renom à critiquer ouvertement le fait qu’en politique allemande, les choses ne se déroulaient plus comme elles le devaient. Comment était-il possible, entonna-t-il, que Steinmeier, alors Ministre allemand des Affaires étrangères en exercice, ait participé à l’élaboration et à la signature d’un accord avec Ianoukovitch, le Président en exercice, sur un changement pacifique dans le pays, alors que deux jours plus tard, ce même Ministre allemand des Affaires étrangères approuvait un gouvernement issu d’un coup d’Etat?
Et un troisième point, très particulier, en faveur de ce livre: bien que le livre de Petra Erler et Günter Verheugen n’abonde absolument pas dans le sens de la tendance «grand public» allemande, il se trouve, depuis huit semaines déjà, sur la liste des meilleures ventes de livres spécialisés du magazine d’information Der Spiegel. De toute évidence, on constate un vaste mouvement d’intérêt pour enfin lire, entendre et voir autre chose que la propagande antirusse quotidienne obligatoire: en effet, la lecture de ce livre dénonce à mainte reprise comment cette propagande est dépourvue de toute objectivité ne fonctionnant pratiquement qu’avec des demi-vérités, des polémiques et de la provocation. Sa réussite est un bon signe que la propagande fatigue de plus en plus les lecteurs attentifs qui insistent sur leur droit civique à de l’information inaltérée et digne de confiance. C’est un signe prometteur. N’en déplaise à nos maîtres-menteurs, seule la paix convient au genre humain partout dans le monde et non la guerre.
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