L’Europe n’est plus une puissance coloniale. L’Europe doit dire adieu à cette histoire et faire le ménage. Nous voulons construire une Europe fédérale de Lisbonne à Vladivostok contre la reféodalisation qui s’étend de plus en plus librement sous l’égide transatlantique. C’est dans cet esprit qu’a lieu actuellement la braderie des terres noires d’Ukraine aux centres financiers occidentaux. La Banque mondiale veut un «reshape» de l’agriculture en «Europe de l’Est et Asie centrale», et Emmanuel Macron propage un «réveil européen» dans son discours du 27 mai 2024 à Dresde1. De manière peu innovante, celui-ci ne consiste qu’à réchauffer le passé militaire de l’Europe des puissances coloniales agissant à l’échelle mondiale, sous la direction transatlantique de la seule puissance mondiale.
Il y a un peu plus d’un siècle, la «colonisation interne» s’est emparée de la contradiction politique de l’Europe coloniale – en partant de la question du sol!
Le sol objet de convoitise
Dès le début du 16e siècle, lorsqu’en Angleterre, sous Henri VIII, la noblesse foncière sépara de la terre la population rurale qui lui était confiée et la chassait, le problème fondamental du développement économique est apparu en toute évidence: l’homme vit de la terre! Tous les hommes vivent de la terre. La question est de savoir comment les hommes s’organisent sur le sol. La colonisation interne s’occupe de cette question depuis que du 19e siècle, l’industrialisation a commencé à modifier fondamentalement l’ordre spatial, ou plus précisément le rapport et la répartition des hommes sur le sol: la population pratiquant l’agriculture et qui est répartie sur les terres cultivables est devenue nettement minoritaire au fur et à mesure du développement industriel. Ce processus a commencé en Europe au 16e siècle en Angleterre et n’a touché la Russie qu’entre la fin du 19e et le 20e siècle.
Avec, selon la dénomination anglaise l’«enclosure» le seigneur féodal a sorti du contexte féodal le fief qui lui avait été préalablement confié par Dieu et se l’est approprié comme sa propriété privée au sens romain du ius utendi et abutendi (droit d’user d’une chose, mais aussi d’en abuser), faisant des personnes vivant sur l’ancien fief des sans-droits séparés du sol.
Karl Polanyi (1886–1964), économiste et historien autrichien, ayant analysé l’état du monde en 1944 (en exil) sous le titre «The Great Transformation» (La Grande Transformation), a relevé à ce sujet des aspects fondamentaux quand il écrit: «Ce que nous appelons le sol est un morceau de nature indissociablement lié aux conditions de vie de l’être humain. Extraire ce morceau de nature et en faire un marché a peut-être été l’entreprise la plus absurde de nos ancêtres».2 Et d’ajouter, dans ce contexte: «C’est précisément l’absence de menace de famine pour l’individu qui, dans un certain sens, rend la société primitive plus humaine que la société de marché.»3
La Grande Transformation et
l’approche de la colonisation interne
Dans de nombreuses expressions actuelles, on parle de la disparition de l’agriculture comme d’une caractéristique historique de notre époque. En l’espace d’un peu plus d’un siècle, la population travaillant le sol est passée de 90% à quelques pour cent de la population totale.
Contrairement à l’appropriation violente des terres et à l’expulsion de la population ancestrale à l’origine du conflit, la colonisation interne s’occupe de manière opposée de la question de savoir comment le développement économique, spatial et sociétal doit être réorganisé sur la base foncière ancestrale dont dépend toute la société, et ce pour le bénéfice de tous. En effet, les changements structurels provoqués par l’industrialisation, tels que l’exode agricole, les zones d’habitation à croissance rapide et la perte croissante de terres par la population, nécessitent une réorganisation des infrastructures, de l’approvisionnement, de l’énergie, des transports, jusqu’aux mesures de planification pour un développement ordonné de l’ensemble du territoire. La colonisation interne veut organiser elle-même le développement de son propre espace de vie en tenant compte du progrès économique et culturel.
Surmonter l’obsolescence de l’économie, surmonter la pénibilité du travail et le désir d’un approvisionnement sûr relèvent de l’intérêt communautaire. Le retard de la population vivant à l’époque dans les campagnes et les villages et travaillant à 90% dans l’agriculture impliquait également une vie avec 150jours fériés par an4, une vie culturelle avérée qui mariait le temps de travail au rythme de vie. Goethe nous a donné des aperçus saisissants de la vie et du travail dans les ateliers de tissage des petites exploitations agricoles paysannes. La vie professionnelle et la vie culturelle s’imbriquaient l’une dans l’autre et ont créé les bases et les références essentielles des Lumières.
Les fruits de la terre et ceux résultant
de la division du travail
Afin de briser cette période de vie culturelle du peuple et de la convertir à l’exploitation économique créatrice de valeur par les acteurs du marché en plein essor, Henri VIII d’Angleterre s’est senti autorisé à mettre le feu à ses propres villages paysans et à contraindre par la force la population ancestrale à quitter le sol ancestral de son existence et de ses moyens de subsistance et à émigrer sans ressources vers les centres des régions industrielles alors en formation. Et c’est dans cet état de dénuement que ces personnes, devenues travailleurs «libres», perdirent leur part légitime aux fruits de la division du travail, comme elles l’avaient eue par le passé aux fruits de la terre.
Ces conflits entre les améliorations et les changements qu’elles impliquent, immanents au progrès n’ont pas été résolus depuis le XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui et ont toujours été à l’origine de violences, de guerres et de destructions. Par conséquent, il en va de même de la question de savoir comment les hommes doivent s’organiser économiquement pour que non seulement le travail, mais aussi les fruits du travail soient partagés.
Auparavant, 90% de la population paysanne jouissaient de la prospérité modeste mais raisonnable de leur base foncière comme sécurité d’existence. L’expropriation et l’expulsion y ont mis fin brutalement. De plus, l’augmentation des charges fiscales liées aux exigences croissantes de la noblesse féodale laissa à la population travaillant le sol de moins en moins de moyens, si bien qu’elle s’appauvrit. Si les charges fiscales deviennent trop lourdes et que les autorités les consomment sans contrepartie, la population gronde. La compétence de l’ordre féodal est alors remise en question, critiquée pour sa mauvaise gestion ne servant que les intérêts de la noblesse. En France, cela a surtout fait réagir les physiocrates, qui ont mis en avant la production du sol comme base de la richesse économique. Dans son célèbre tableau, François Quesnay, 1694–1774, a tenté pour la première fois d’établir une vue d’ensemble entre les prestations qui extraient des matières, les transforment et facilitent à leur tour rétroactivement le travail de tous au profit de tous. Du point de vue des physiocrates, la seule activité productive est l’agriculture, qui extrait les matières premières du sol. Le reste de l’économie ne s’occupe que de la transformation des matières premières.
Développement industriel sans métropolisation – une visite venue d’Angleterre
En Suisse, en revanche, l’agriculture a pu se développer beaucoup plus tôt, depuis le XIVe siècle, en l’absence de noblesse féodale, et prospérer ainsi pour la reproduction et l’amélioration de l’économie rurale, même sur des sols plutôt modestes du point de vue climatique et pédologique (qualité du sol). Il convient de mentionner que Goethe s’est rendu à plusieurs reprises vers 1800 chez Kleinjogg, un précurseur des méthodes de culture physiocratiques à Rümlang (proche de Zurich), pour s’informer sur les acquis pratiques d’une agriculture paysanne libérée des charges féodales. Il s’est notamment intéressé à l’usage raisonable du sol, consistant à lui restituer ce qu’on lui a retiré, grâce à des cycles de fertilisation.
Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, au milieu du 19e siècle, la Chambre des Communes anglaise envoya John Stuart Mill en Suisse afin de comprendre pourquoi l’industrie textile suisse résistait à la concurrence anglaise malgré des possibilités technologiques limitées. Le fait que l’on se soit posé une telle question en Angleterre montre à quel point cette puissance coloniale était développée et étendait partout ses antennes informelles.
Mill a appris que l’ouvrier textile de la filature d’Uster entretenait, à quelques kilomètres seulement, une petite base de subsistance agricole solide à Nänikon. En cas de ralentissement conjoncturel ou de sous-emploi, il intensifiait sa petite production agricole, tandis que l’entrepreneur de la filature n’avait pas à supporter de coûts salariaux. De plus, la structure décentralisée de l’habitat villageois en Suisse, qui a pu se développer dans un réseau dense de villages et de bourgs après l’expulsion de la noblesse féodale, a été une condition fondamentale pour la première industrialisation du pays. La desserte dense du pays et, par conséquent, les bonnes voies de transport, l’énergie hydraulique accessible de manière décentralisée et le réservoir de main-d’œuvre de la petite agriculture qui, en cas de fluctuations conjoncturelles, pouvait gagner sa vie dans ses propres foyers, ont maintenu les coûts de transaction et les coûts sociaux de reproduction à un niveau bas. La condition décisive était toutefois le fait que la Suisse n’avait pas connue d’expulsion violente de la population des campagnes vers les centres industriels: l’alimentation, l’habitat et le travail étaient restés étroitement imbriqués dans l’espace, ce qui a permis d’une part de réaliser d’énormes économies dans la construction des lieux de vie, et d’autre part de contribuer à une formation scolaire et professionnelle sans précédent de toute la population, ensemble vital richement documentée dans les toiles du peintre suisse Albert Anker. La misère sociale des quartiers ouvriers des villes industrielles dans les dimensions anglaises n’existait pas en Suisse!
Particularités de l’économie paysanne – une autre visite
Un demi-siècle plus tard, en 1912, c’est le professeur Alexandre Chayanov, agronome russe, qui vient en Suisse pour s’informer auprès du Secrétariat des paysans à Brugg sur l’agriculture suisse et son développement. Non pas parce que la Russie cherchait des débouchés ou des avantages économiques dans le commerce avec la Suisse. L’agronome voulait plutôt savoir selon quelles lois économiques la petite agriculture s’était maintenue dans la Suisse industrialisée. Ce qui l’intéressait, c’était de savoir à quelles lois économiques obéissait l’agriculture paysanne suisse.5 Chayanov a tenté d’acquérir des connaissances approfondies sur les particularités de l’économie paysanne afin d’en profiter en Russie se trouvant devant la nécessité de réformes agraires. Suite à elles, il se trouvait donc en quête de moyens réalisables d’organiser le changement de structure agricole de la population rurale russe, majoritaire en nombre mais se trouvant traditionnellement toujours bloquée sur les terroirs faisant le fond de la propriété foncière de la noblesse russe et face aux principes nouvellement introduit de l’exploitation familiale libre. Cela représentait quelque sorte l’inverse de l’enclosure de l’agriculture villageoise et de sa privatisation par la noblesse foncière en Angleterre. En Russie, dans ces années bouleversantes prérévolutionnaire, la noblesse foncière se trouvait face aux idées d’expropriation qui envisageait d’en profiter pour pourvoir attribuer du terroir en propriété aux paysans, entre-temps libérés du servage, il est vrai, mais restés jusqu’alors sans terrain cultivable. Selon les idées réformatrices de l’époque, ils devaient devenir propriétaires terriens à la manière d’une exploitation familiale libre.
Parallèlement, les innovations techniques de l’industrie devaient être intégrées dans l’agriculture afin de faciliter le travail. Chayanov a donc insisté sur la distinction entre l’entreprise capitaliste, qui oriente sa production en fonction du bénéfice net, et l’économie paysanne, qui vise un optimum entre les dépenses et le rendement.
C’est le professeur Ernst Laur, qui enseignait à l’EPF de Zurich à avoir recueilli des données statistiques qui allait dans la même direction, ce pour le compte du Secrétariat des paysans situé à Brugg intéressé. Selon ses recherches, les exploitations paysannes suisses pauvres en terres qu’il a étudiées ont triplé leur intensité; cela leur a fait subir une perte importante de revenu par unité de travail, mais elles ont ainsi gagné la possibilité d’exploiter pleinement leur force de travail et de nourrir leurs familles, malgré une surface modeste. Ce qui a permis à Chayanov de tirer des conclusions pour la situation en Russie: «C’est également ainsi que les exploitations paysannes pauvres en terres du nord et de l’ouest de la Russie étendent les cultures de lin et de pommes de terre, qui sont parfois moins rentables que l’avoine, mais qui offrent une plus grande capacité de travail et augmentent le revenu brut des familles».6
Ce qui aboutissait à des questions fondamentales liées à cette situation. Quelles étaient les raisons de la ténacité économique des exploitations familiales par rapport aux exploitations agricoles industrielles et capitalistes? Où se situe l’optimum économique, respectivement technique de l’agriculture paysanne? A la fin du 19e siècle, la Russie était encore un pays agricole, 90% de la population travaillant dans l’agriculture. Au tournant du siècle, le développement industriel n’en était qu’à ses débuts en Russie. Une énorme transformation devait être accomplie en peu de temps.
La colonisation interne il y a 100 ans
En revanche, le développement industriel était déjà nettement en hausse en Suisse, et le transfert de la relation de la population au sol, communément appelé l’exode, avec l’urbanisation qui en découle, étaient déjà bien avancés.
Un extrait du rapport annuel du SVIL de 1919 retient: «En Suisse, qui ne connaissait pas de tradition de colonisation, l’idée de colonisation [interne] a commencé à se dessiner depuis l’économie de guerre de la Première Guerre mondiale. Il s’agissait d’une colonisation interne systématique et ciblée, une tâche de tout premier ordre à long terme pour l’économie nationale et la politique nationale. En relativement peu de temps, la Suisse s’était transformée d’un pays agricole en un Etat industriel dont l’économie nationale hautement développée s’appuyait de plus en plus sur l’apport de l’étranger. Alors que dans la première moitié du 19e siècle, environ 300000 hectares étaient cultivés en céréales encore, la surface cultivée se réduisit à environ 200000 hectares en 1880 et à environ 100000 hectares au tournant du siècle. Cette évolution s’est accompagnée d’une concentration locale de la population, qui a conduit à la formation de villes […]».7
C’est avec ces mots qu’en 1919, le professeur Hans Bernhard, fondateur et directeur de la SVIL, esquissa la future tâche de la colonisation interne en Suisse, décrivant le bouleversement de l’industrialisation progressive et la perte progressive du rapport au sol pour la population dont la migration vers l’industrie ne cessait de se renforcer.
La Suisse n’a pas connu la misère sociale liée à l’expulsion des terres. En revanche, la Suisse a été touchée de manière inattendue par l’effondrement du libre-échange résultant de la Première Guerre mondiale. Au 19e siècle, entièrement axé sur un libre-échange sans droits de douane, les céréales panifiables n’étaient plus cultivées en Suisse, mais presque entièrement importées. Cette importation s’est effondrée en 1917, car les Alliés ont confisqué les transports de céréales débarqués à Gênes, desquels la Suisse avait déjà réglé les coûts, en les détournant vers les régions affamées d’Europe de l’Est. Les pénuries et la menace de famine devinrent aussitôt un sujet de préoccupation en Suisse. On s’est rendu compte que le libre-échange restait entaché du stigmate d’origine de la séparation de la population d’avec sa terre, et qu’il fallait trouver une solution à la crise de l’approvisionnement.
Hans Bernhardet Alexandre Chayanov étaient liés par la même idée de réforme, mais applicable différemment à leurs pays respectifs. Bernhard affirme: «A l’étranger, la colonisation interne entreprenait principalement des mesures de partage des grands biens. En Suisse, en revanche, le principal mal résidait dans le morcellement des biens nécessitant leur regroupement».8
Ce qui aboutit sur des questions concrétisées de la sorte. Dans le cas de la Russie: comment la dissolution des grandes propriétés foncières de la noblesse et la fin du servage peuvent-elles permettre de raccorder à la terre la population ainsi libérée, et comment cette agriculture doit-elle s’organiser pour éviter que le rendement du sol ne s’effondre, tout en facilitant le travail du sol en fonction des moyens techniques disponibles? Comment aménager les efforts et les bénéfices sans que la pensée capitaliste du rendement ne s’empare unilatéralement du sol et ne prive toute la population de ses moyens de subsistance?
Dans le cas de la Suisse: comment une petite agriculture densément structurée dans un pays industriel déjà avancé peut-elle être restructurée par la colonisation interne avec les moyens techniques disponibles, de manière à ce que la surface agricole ainsi que le rendement du sol soient maintenus comme sécurité alimentaire et d’approvisionnement de la population, mais selon la structure d’une paysannerie professionnelle?
Terres noires: l’Ukraine et le «Nouveau pacte vert» (Green New Deal)
De telles questions semblablement urgentes se posent également dans l’actualité: la vente libre de millions d’hectares de terres paysannes, coopératives et publiques, rendue possible en Ukraine par la récente abrogation du droit foncier en vigueur, rend le pays accessible aux stratégies alimentaires mondiales d’acteurs financiers internationaux pesant des milliers de milliards de dollars!9
Selon la Banque mondiale, la valeur des biens et services réels dans le monde s’élève à 90 billions de dollars. Toutefois, la bulle de l’économie financière s’élève déjà à plus de 500 billions de dollars, que les Blackrocks et consorts font tourner en rond en dehors de l’économie réelle et que les banques et les banques centrales alimentent avec des milliards de dollars pompés dans le système financier à partir de rien. Entre-temps, même ces milieux ont compris que cela ne pouvait pas continuer ainsi. Que faire alors de cet énorme surplus d’actifs financiers avant qu’il ne s’effondre?
Leur idée est de financer ainsi un «Nouveau pacte vert». Mais cela ne répond pas encore à la question de savoir comment la conversion à une économie écologique pourrait, en termes d’investissements, être rentable par rapport à une économie de croissance. On y parviendrait en achetant de grandes surfaces de notre planète telles que forêts, réservoirs d’eau et terres agricoles. Ces ressources permettraient de faire bénéficier la population en général de prestations environnementales, et donc de lui taxer les «prestations éco systémiques» liées à cette propriété. Les banques d’investissement estiment la valeur des écosystèmes naturels à 4000 billions de dollars à l’échelle mondiale. En investissant 500 billions de dollars, on peut donc acquérir une valeur d’environ 4000 billions de dollars!
Il s’agit de la poursuite de l’«enclosure» à l’échelle mondiale: la privatisation à grande échelle de la base de subsistance naturelle qu’est le sol!
Dans le rapport de l’Oakland Institute datant de 2023 et intitulé «Guerre et spoliation: la prise de contrôle des terres agricoles ukrainiennes», on peut lire en substance ce qui suit à propos de la situation en Ukraine:
«Avec 33 millions d’hectares de terres arables, l’Ukraine dispose de vastes étendues de terres agricoles parmi les plus fertiles du monde. Depuis le début des années 1990, des privatisations mal avisées et une gouvernance corrompue ont concentré les terres entre les mains d’une nouvelle classe oligarchique. Environ 4,3 millions d’hectares sont consacrés à l’agriculture industrielle, la majeure partie, soit 3 millions d’hectares, étant aux mains d’une douzaine de grandes entreprises agroalimentaires. En outre, selon le gouvernement, environ 5 millions d’hectares ont été «volés» à l’Etat ukrainien par des intérêts privés. Le reste est cultivé par 8 millions d’agriculteurs.
En 2021, ces conditions ont été consolidées par une réforme agraire controversée: elle faisait partie d’un programme d’ajustement structurel mis en place sous les auspices d’institutions financières occidentales et dans le sillage du renversement de Maidan, qui a porté au pouvoir un gouvernement pro-UE.
Aujourd’hui, 28% des terres fertiles, soit 9 millions d’hectares, sont contrôlés par des oligarques, des individus corrompus et des multinationales de l’agroalimentaire. Outre les oligarques, les plus grands propriétaires terriens sont aujourd’hui principalement européens ou américains, y compris deux sociétés anonymes, l’une basée aux Etats-Unis, l’autre en Arabie saoudite.
Parmi les investisseurs de premier plan, on trouve le Vanguard Group, Kopernik Global Investors, BNP Asset Management Holding, NN Investment Partners Holdings de Goldman Sachs et Norges Bank Investment Management, qui gère le fonds public de Norvège. Un grand nombre de fonds de pension américains et de fondations privées et universitaires ont également investi dans des terres ukrainiennes. Et nombre de ces entreprises sont endettées auprès d’institutions financières occidentales, notamment la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), la Banque européenne d’investissement (BEI), la Société financière internationale (IFC), le bras de la Banque mondiale pour le secteur privé.
De plus, en 2023, Kiev a demandé à BlackRock et JPMorgan d’aider à créer un fonds pour lever des capitaux publics qui pourraient attirer des investissements privés pour la reconstruction de l’Ukraine, dont le coût est estimé à des centaines de milliards de dollars.»10
Questions non résolues
Associés à l’impératif de croissance économique, les conflits pour les marchés ne sont toujours pas résolus malgré l’OMC. La terre, les matières premières et l’énergie sont des points de discorde qui s’aggravent, comme Halford John Mackinder avait déjà illustré, il y a 100 ans, dans «Le pivot géographique de l’histoire». A la fin des années 1990, Zbignew Brzezińsk a également attiré l’attention sur ce lien déterminant la géopolitique dans son livre «Le Grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde». Aujourd’hui, 100 ans après Mackinder, la Suisse se dirige sans alternative vers une population de 10 à 12 millions d’habitants, alors que la population de l’Ukraine diminue sensiblement en raison de l’émigration. Comment la Suisse résout-elle la disparition de sa propre base de subsistance? Cette question ouverte, ne conduira-t-il pas vers l’abandon de sa souveraineté? Comment se présente, aujourd’hui, la dépendance de l’approvisionnement vis-à-vis de la base naturelle – dans un monde où la division du travail est poussée à l’extrême, la base foncière agricole élargie et l’idée fondamentale de la colonisation interne sont-elles encore d’actualité?
Les «enclosures totales» visent l’ensemble de la base naturelle, micro biome compris. «Digi, nano, bio, neuro» sont les sigles des technologies qui sont encouragées afin de s’approprier davantage notre environnement de vie et de pouvoir ainsi prétendument résoudre les conflits légués par les technologies utilisées jusqu’à présent. Comme le montre le professeur Mathias Binswanger, la prise en compte globale de toutes ces interdépendances ne conduit pas à une plus grande marge de manœuvre et à un ordre plus efficace, économe en ressources et offrant plus de liberté. On observe plutôt que les données individuelles à réguler augmentent plus rapidement que les capacités de calcul disponibles.11 En d’autres termes, celui qui dispose de la plus grande puissance de calcul détermine les faits, et celui qui dispose du plus grand pouvoir d’achat dispose des ressources matérielles.
Quels sont les nouvelles bases de subsistance que la numérisation, la nanotechnologie, les sciences de la vie (micro biome) et les neurosciences permettent d’exploiter et qui n’étaient pas disponibles jusqu’à présent?
A cela s’ajoutent des postulats de durabilité visant à détacher l’alimentation humaine du sol pour des raisons de soi-disant protection de l’environnement et à la transférer dans des réacteurs industriels de synthèse. Les arguments «bio» et de protection de l’environnement utilisés jusqu’à présent ainsi que la «médecine de santé» s’associent à un mode de production ou respectivement de fabrication détachée du sol biologique. Le monde de la vie est ainsi dégagé de sa base naturelle et transféré dans le «secteur bio». Il s’agit d’imposer ce contre quoi la colonisation interne avait mis en garde il y a 100 ans: l’industrialisation de la base naturelle. C’est ainsi que se réalise l’utopie d’un mode de vie dégagé de la nature et transféré dans les éprouvettes!
Le «marché libre» de l’économie de croissance ne peut pas résoudre les conflits grandissants liés à l’alimentation, au logement, à l’urbanisation, à la mobilité et à l’approvisionnement en énergie et en matières premières. En effet, alors que l’on insiste sur le caractère inattaquable du marché libre, les guerres commerciales s’intensifient. De plus, les objectifs de durabilité sont constamment renforcés. On tente d’imposer des réglementations globales dans les domaines de la santé, de l’alimentation et du métabolisme énergétique, tout en observant la dissolution des frontières entre les guerres commerciales ouvertes et les réglementations des objectifs de développement social. La protection de l’environnement est-elle au service de la guerre commerciale, ou la guerre commerciale justifie-t-elle ses objectifs par des arguments de protection de l’environnement? L’accord de Paris sur le CO2 vise-t-il l’approvisionnement énergétique des pays BRICS? La géo-ingénierie est-elle une guerre climatique? Les «Objectifs de développement durable» servent manifestement à imposer la fabrication synthétique de l’alimentation humaine par le biais du soulagement si souvent évoqué de l’environnement. Le fait que cette réinitialisation, telle qu’elle est par exemple défendue par le WEF, ne fasse qu’aggraver la crise, notamment dans le domaine de l’énergie et de l’alimentation, n’a aucune importance pour ses promoteurs. Car le contexte sous-jacent est tout autre: les objectifs environnementaux propagés et la «réinitialisation» exigée doivent servir à imposer l’«enclosure 2.0» mondiale.
Solutions hatives et peu durables
Plus les processus de crise s’aggravent, plus on voit s’élargir le champ de la régulation de la société et de son cadre de vie. Les premières réflexions dans ce sens ont été formulées à l’occasion de Rio+20. Depuis, elles sont devenues un puissant appareil de pouvoir mondial réunissant les 17 Objectifs de développement durable (ODD), la Grande réinitialisation du WEF et le régime étendu de sanctions de l’économie financière des Etats-Unis. Le principe méthodologique de ce type d’économie a été mis en évidence par Polanyi dans l’ouvrage cité plus haut, au chapitre «Le marché et l’homme»:
«Dans le cas des Etats puissants de l’Occident, cette souveraineté monétaire illimitée et sans frontière était associée à son total contraire, une pression incessante pour étendre l’économie de marché et la société de marché à d’autres domaines».12 Polanyi complète son constat par une réflexion fondamentale: «Séparer le travail des autres activités de la vie et le soumettre à la loi du marché, c’est effacer toutes les formes organiques de l’être et les remplacer par une autre forme d’organisation, une forme atomisée et individualiste».13
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle tente de réguler cette «forme atomisée et individualiste» de l’être générée par l’«enclosure» évoquée plus haut, au risque de perdre le moteur principal, le sens de la vie!
Dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, nous sommes donc confrontés à une question décisive: sous le couvert de la durabilité (ODD), compte tenu des différences constatées jusqu’à présent dans les conditions de production et de marché spécifiques, telles qu’elles existent entre l’agriculture et l’industrie, et compte tenu du conflit non résolu entre une économie de marché exclusivement axée sur la croissance et le fondement naturel de toute activité économique sensée, ne s’impose-t-il pas une forme de vie et d’alimentation connectée plus organiquement aux bases naturelles de la vie? Ne trouvons-nous pas, en fin de compte, face à une industrialisation sans âme de l’alimentation à la manière du WEF, c’est-à-dire d’une alimentation mondiale déconnectée des contextes de vie réels, qui sacrifie le sens de la vie et le bonheur des hommes? Sur cette voie, il y a de gros risques que l’illusion de maîtriser l’accroissement illimité des richesses fasse oublier le lien réel avec leur base naturelle. Cette illusion en nourrit aujourd’hui une autre, concrète et dramatiquement actuelle: à savoir que l’économie pourrait en principe remplacer de manière autonome son sol, qui est pourtant indissociable de la base naturelle de l’économie. On veut résoudre le conflit de plus en plus aigu entre la base naturelle non reproductible et la pression de croissance éternelle par le décloisonnement total des bases naturelles de vie, un nouveau secteur d’affaires immense. C’est très clairement ce que l’on tente de faire aujourd’hui en Ukraine, mais cela se produit également ailleurs. La logique illusoire du monde, poursuivant frénétiquement l’acquisition de millions et de millions d’hectares de terres agricoles nous le montre clairement. Et si on ouvre les yeux , tout cela, s’effectue sous le couvert de la promesse d’un «Nouveau pacte vert». •
1https://www.youtube.com/watch?v=wIr4YScuuo
2 Polanyi, Karl. Polanyi, Karl. The Great Transformation, (stw) 2021, p. 243; (La Grande Transformation, Gallimard, 1983 (citations en traduction du texte original de l’auteur, en allemand, ndt.)
3 Polanyi, ib., p. 225
4 Selon une estimation du 13e siècle, des familles entières de paysans ne travaillaient pas plus de 150 jours par an sur leurs terres. Les registres des domaines de l’Angleterre du 14e siècle montrent une année de travail extrêmement courte, 175 jours, pour les serfs. Les travailleurs préindustriels travaillaient moins d’heures que les travailleurs actuels. La colonisation interne veut rétablir cet ordre à l’échelle humaine, mais de manière nouvelle, sur la base des acquis de la division du travail.
5 Chayanov, Alexandre. Die Lehre von der bäuerlichen Wirtschaft, 1923. Campus 1987
6 Chayanov, Alexandre. Zur Frage einer Theorie der nichtkapitalistischen Wirtschaftssysteme, Archive des sciences sociales et de la politique sociale, vol. 51, cahier 3, Tübingen 1924
7Rapport d’activité SVIL n° 2, 1919
8Rapport d’activité SVIL n° 9, 1922
9How Climate Change Impacts and Adaptation Responses Will Reshape Agriculture in Eastern Europe and Central Asia, Groupe de la Banque mondiale, 2013
10https://www.oaklandinstitute.org/guerre-spoliation-prise-controle-terres-agricoles-ukrainiennes
11 Binswanger, Mathias. Die Verselbständigung des Kapitalismus. Wie KI Menschen und Wirtschaft steuert und für mehr Bürokratie sorgt. Weinheim 2024
12 Polanyi, op. cit.
13 Polanyi, op. cit.
Contact: Schweizerische Vereinigung Industrie und Landwirtschaft SVIL (www.svil.ch )
hd. La colonisation désigne à l’origine le défrichement et la colonisation de terres en friche, et plus tard également l’assujettissement économique de pays déjà occupés. La colonisation interne désigne en revanche le développement de l’espace économique et de l’habitat à l’intérieur du pays.
L’Association Suisse Industrie et Agriculture (SVIL) est une association de droit privé qui agit sans but lucratif dans l’intérêt de la sécurité alimentaire. Ses statuts mentionnent la protection du sol suisse et son utilisation rationnelle comme objectif principal. L’accent est mis sur la préservation et la promotion du sol en tant que ressource renouvelable et base alimentaire sûre.
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