Du caractère inaltérable de l’égalité souveraine entre Etats

par Ralph Bosshard, Suisse*

Du caractère inaltérable de l’égalité souveraine entre Etats

Sur le fond, tout est clair: si on s’en tient à l’actuelle définition universelle du droit, tous les Etats jouissent de la même égalité souveraine. Ils ont les mêmes droits et obligations et sont membres, à part entière, de la communauté internationale, quelques soient leurs différences de nature économique, sociale, politique ou autre.
    Après avoir édulcoré le principe de non-recours à la force suite à la fin de la guerre froide, plusieurs pays occidentaux le remettent à nouveau en question en revendiquant pour eux-mêmes des prérogatives, et le font savoir ouvertement. Les acquis résultant de la conclusion de deux guerres mondiales se retrouvent ainsi menacés.
    Un des aspects de cet acharnement est l’inversion du rôle des victimes et des bourreaux. Si l’on étudie les chiffres des victimes de la Seconde Guerre mondiale, on aboutit à des constats sans équivoque : Dans une partie des pays de l’«Axe», notamment en Hongrie, Finlande, Roumanie et Bulgarie, la population civile s’en est tirée – si l’on ose dire - à bon compte et ces pays n’ont jamais vraiment été mis au pilori pour le rôle qu’ils avaient tenu durant la guerre, sans doute parce que cela n’était pas du goût de l’Union soviétique.1 En Allemagne également, le taux de mortalité des militaires a été quatre fois supérieur à celui des civils, et le rapport serait encore plus marqué en faveur des militaires sans les bombardements des Alliés occidentaux.2 Par ailleurs, ce sont surtout la Pologne, l’Union soviétique, la Yougoslavie et la Grèce qui ont payé le plus cher leur résistance armée contre l’Allemagne nazie.3
    Aujourd’hui, tous les pays agresseurs de la Seconde Guerre mondiale – à l’exception du Japon – sont membres de l’OTAN.4 Un autre groupe de pays membres est constitué par les pays qui se sont arrangés avec la Wehrmacht pendant ces années-là.5 Cela ne les empêche pas de minimiser les mérites de l’Armée rouge, qui a eu à déplorer près de la moitié de tous les soldats morts pendant toute la Seconde Guerre mondiale.
    En fondant les Nations unies le 26 juin 1945 à San Francisco, les 51 membres fondateurs ont tiré les conséquences de deux guerres mondiales et ce, en tentant une seconde fois de créer une confédération des peuples du monde entier et ont nommé cinq puissances victorieuses au poste de «chiens de garde» du nouvel ordre mondial.6 Pendant la Guerre froide, il s’est créé des tensions au sein du Conseil de sécurité des Nations unies dont les cinq membres permanents sont parfois devenus adversaires pour des raisons idéologiques. Mais au cours des dix années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique, l’Occident a commencé à faire comme bon lui semblait. Ces dernières années, trois des puissances victorieuses de 1945 se sont alliées à un certain nombre de pays ayant il y a 80 ans compté parmi les agresseurs ou les collaborateurs et se comportent comme les promoteurs de l’«ordre fondé sur des règles».

Endosser une sublime «mission» …

Pendant des siècles, les puissances coloniales européennes ont sillonné le monde, sûrs de pouvoir exercer leur domination sur les territoires qui les intéressaient. Les Espagnols et les Portugais étaient pour ainsi dire mandatés par le pape pour convertir les païens au christianisme. A leurs yeux, le traité de Tordesillas du 7 juin 1494, par lequel le pape divisait la terre en une sphère d’influence espagnole et une sphère d’influence portugaise, les confirmaient dans cette mission.7 Et comme les Espagnols et les Portugais, à la différence des populations d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud, possédaient la clé qui permettait d’entrer au royaume des cieux, ils y transféraient immédiatement des populations entières. C’était là ce qu’ils entendaient par ‹assistance›.
    L’exercice du pouvoir britannique reposait sur une conscience affirmée de sa mission civilisatrice, basée entre autres sur des acquis indéniables du droit constitutionnel anglais, tels que la Magna Charta Libertatum et l’Habeas Corpus Act.8 Le chantre de ce concept missionnaire était L’écrivain anglo-indien Rudyard Kipling, né en 1865 à Mumbai et décédé en Angleterre en 1936, après avoir vécu en Inde, aux Etats-Unis, en Afrique du Sud et au Royaume-Uni. Il ne passa en définitive qu’une dizaine d’années en Inde mais en demeura marqué à vie.9 Dans ses livres et ses récits sur ce pays, il se réclamait de la mission de l’homme blanc cultivé, que Dieu aurait désigné pour éduquer et civiliser les peuples colonisés. Dans cette perspective, l’Empire britannique apparaît comme une sorte de tuteur des peuples colonisés qui n’ont, pour l’instant, pas encore atteint leur maturité.
    Le colonialisme italien s’est développé tardivement, mais de manière particulièrement agressive: Benito Mussolini croyait renouer avec l’antique empire romain. Cela en dit long, car les anciens Romains étaient très à cheval sur deux principes: les étrangers conquis devaient devenir Romains et se soumettre aux lois de l’Empire. Ceux qui refusaient cette romanisation étaient promis à la destruction et à l’esclavage.

… et ce qui en résulte de nos jours

Le cirque de mauvais goût organisé il y a quelques semaines à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques à Paris était sur ce point particulièrement éloquent. La France d’aujourd’hui y a montré sans complexes son vrai visage.
    Bien sûr, Il était prévisible que la France profite des Jeux olympiques pour s’autocélébrer en tant que Grande Nation. En commémorant la Révolution française, elle renouait avec ce sentiment missionnaire qui, par le passé, a entraîné la République française aux quatre coins du monde, là où elle devait faire connaître aux autres peuples les bienfaits de cette même Révolution – laquelle avait par ailleurs envoyé quelque 20000 personnes à la guillotine et fait probablement dans les 200000 victimes en tout.10 Que la jeune République n’ait pu, après l’exécution de LouisXVI, se résoudre à renvoyer en Autriche la reine Marie-Antoinette, issue de la dynastie Habsbourg, est dans l’ordre des choses. Mais le fait qu’elle ait été décapitée après un procès-spectacle, que son fils Louis-Charles ait été amené, de gré ou de force, d’abord à accabler sa mère lors du procès, pour ensuite être laissé pour y pourrir en prison, cela, sans aucun doute, était un crime.11
    Or, les Suisses entretiennent justement une relation ambivalente avec la Révolution française. D’une part, cette dernière a mis fin à la servitude et aux rapports de sujétion qui régnaient dans l’ancienne Confédération. D’autre part, les troupes révolutionnaires françaises ont brutalement réprimé les révoltes en Suisse centrale. Plus tard, Napoléon a eu l’intelligence de s’informer sur la réalité de la Confédération et de ses habitants et a en conséquence imposé aux Confédérés l’Acte de Médiation en 1803.12 Bien qu’il ait fait de la Suisse un protectorat français, Napoléon a été en partie accueilli avec enthousiasme dans la Confédération. Quel dommage que les organisateurs de la cérémonie d’ouverture de Paris n’aient pas trouvé le temps d’évoquer les aspects positifs de la Révolution française.
    Le lien entre LGBTIQ+ et la Révolution française, forgé lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris, n’a cependant rien d’historique mais tout de la propagande: actuellement, la proportion d’homosexuels et de lesbiennes dans la population totale atteint à peu près 5% et non 90%, à l’instar de celle des serfs de l’Etat corporatif du 18e siècle; en outre, ces 5% peuvent sans restriction travailler et vivre où bon leur semble, ce qui n’était pas le cas des serfs du dix-huitième siècle.13
    La conjonction Révolution française/LGBTIQ+ envoie au monde entier un message très clair: la France, comme les autres Européens, a trouvé là une nouvelle conscience de sa supériorité. Sur la base de LGBTIQ+ et de la «tolérance», elle s’arroge le droit de faire la leçon à tous les autres. La France d’aujourd’hui est de nouveau prête à couper des têtes et à organiser des bains de sang. C’est cela le message de Paris.

Des menaces partagées par l’armée?

Et c’est ainsi que la conscience de la mission des Européens (leur exceptionnalisme) fête à nouveau joyeusement ses débuts dans de nouveaux habits – avec des conséquences militaires bien réelles. Les navires de guerre occidentaux sillonnent le monde pour imposer la liberté de navigation et mettre en œuvre une convention de l’ONU sur le droit de la mer que la prétendue nation leader de l’Occident, les Etats-Unis, n’a même pas ratifiée. Droit ou injustice? Ni l’un ni l’autre – le pouvoir!
    Les alliés de la France et les pays membres de l’OTAN disposent de plus de 40% de la puissance économique mondiale assumant plus de 50% des dépenses militaires mondiales14. Il s’agit sans exception de pays qui n’ont pas été attaqués sur leur propre territoire depuis 80 ans, mais qui, par contre sont allés attaquer, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux autres pays sur leur propre territoire à eux – et qui ont le front de présenter leurs agressions comme de la légitime défense. L’OTAN, dans son ensemble ainsi que ses membres individuellement, n’a pas le droit de déclarer que d’autres pays constituent une menace pour leur sécurité ou pour la paix mondiale. Ils n’ont pas non plus le droit, selon l’Acte final d’Helsinki de 1975, d’étendre leur sécurité et leur confort aux dépens de ceux sur le territoire desquels ils font la guerre.
    Devant le tollé général, le comité d’organisation de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris s’est excusé d’avoir porté atteinte aux sentiments religieux et de les avoir offensés. Les regrets ne suffisent pas là où la modestie serait de mise: cette modestie qui renonce aux prérogatives sanctionnées par le droit, ainsi que celle qui se trouve dans l’attitude garantissant l’absence de toute tentative de donner des leçons au monde, notamment celles soutenues par l’armée.

1 De tous les alliés de l’«Axe», c’est la Hongrie qui a payé le plus lourd tribut en victimes, avec plus de 10% de sa population, la majorité des civils tués étant des Juifs, qui ont été principalement déportés en 1944, avant même que la Hongrie ne quitte l’alliance. La majorité des victimes allemandes étaient des soldats de la Wehrmacht et des SS – 80% environ du total des victimes. Dans le cas de la Finlande, de la Roumanie et de la Bulgarie, les soldats représentaient la grande majorité, avec plus de 95% de victimes.
2 Aujourd’hui, on estime généralement à quelque 1,2 million le nombre des décès dans la population civile allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, dont environ 600000 à cause des bombardements anglo-américains. Sur les 210000 Allemands juifs, il n’en restait pas plus de 15000 encore en Allemagne à la fin de la guerre. La grande majorité d’entre eux avaient été expulsés ou assassinés.
3 Pendant la guerre, la Pologne a perdu plus de 17% de sa population, dont environ 3 millions de Juifs, et la Yougoslavie, plus de 10%. L’Union soviétique a perdu environ 14% de sa population.
4 Le Japon a perdu environ 5,2 % de sa population.
5 Les Pays-Bas ont perdu environ 2,5% de leur population, la Belgique 0,8% et la France 0,9%. Une bonne moitié des victimes civiles étaient des Juifs déportés.
6 La création de la Société des Nations fut l’un des 14points du programme du Président américain Thomas Woodrow Wilson en 1918. Elle devait à la fois promouvoir la coopération internationale, servir de médiateur en cas de conflit et veiller au respect des traités de paix. Les délégués se sont réunis pour la première fois le 15 novembre 1920. La Société des Nations a officiellement perduré jusqu’en 1946.
7 Le traité de Tordesillas a été numérisé par le Ministère espagnol de la Culture et publié sur Internet. Voir Tratado de Tordesillas. Versión portuguesa , texte original en portugais, en ligne sur https://pares.mcu.es/ParesBusquedas20/catalogo/description/121026?nm La frontière entre les territoires portugais et espagnols devait se situer sur une ligne nord-sud à 370 léguas (environ 2282 kilomètres) à l’ouest des îles du Cap-Vert. Cela correspond aujourd’hui au méridien de 46°37′ de longitude ouest. Toutes les îles et tous les pays de l’Atlantique situés à l’ouest de cette ligne devaient faire partie du territoire de la couronne espagnole, ceux situés à l’est de celui de la couronne portugaise.
8 La Magna Carta Libertatum du 15 juin 1215 garantissait les libertés politiques fondamentales de la noblesse vis-à-vis du roi d’Angleterre et limitait son arbitraire. Le fameux article 39 (article 29 dans les versions ultérieures), en particulier, fonde le droit de procédure en stipulant qu’aucun homme libre ne peut être jeté en prison sans jugement. Il est toujours à la base du Rule of Law, le droit constitutionnel anglo-saxon. Le texte anglais est publié en ligne sur le site de la «Yale Law School»: The Avalon Project, Documents in Law, History and Diplomacy à l’adresse https://avalon.law.yale.edu/medieval/magframe.aspL’Habeas Corpus Act accorde à toute personne arrêtée le droit de voir sa détention examinée par un tribunal, ce qui la protège contre toute privation de liberté arbitraire. Voir Habeas Corpus Act 1679, The National Archives, en ligne sur https://www.legislation.gov.uk/aep/Cha2/31/2/data.pdf
9 Biographie de RudyardKipling et aperçu de ses œuvres, ds: «Rudyard Kipling, British writer», sur Encyclopædia Britannica, en ligne sur https://www.britannica.com/biography/Rudyard-Kipling/Legacy 
10 v. Winfried Schulze: «Die Zahl der Opfer der Französischen Revolution», ds: Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, 59 (2008) 3, p. 140-152 (abstract sur «Fachportal Pädagogik», en ligne sur https://www.fachportalpaedagogik.de/literatur/vollanzeige.html?FId=2962185 . cf. aussi Arrestations et exécutions sous la Terreur pendant la Révolution française de juin 1793 à juillet 1794, sur «Statista», en ligne sur https://de.statista.com/statistik/daten/studie/1087169/umfrage/verhaftungen-und-exekutionen-in-der-terrorherrschaft-der-franzoesischen-revolution/ .
11 voir Silvia Dethlefs: «Marie Antoinette, Erzherzogin von Österreich», ds: Neue Deutsche Biographie (NDB). Volume 16, Berlin 1990, en ligne sous https://www.deutsche-biographie.de/gnd118577905.html#ndbcontent . Sur son fils Louis Charles voir «Genforscher: Ludwig XVII. starb in Festungshaft», ds: Der Tagesspiegel du 10/04/2000, en ligne sous https://www.tagesspiegel.de/gesellschaft/panorama/genforscher-ludwig-xvii-starb-in-festungshaft-672124.html  et Laurent Dandrieu. «Les morts mystérieuses: 6. Louis XVII ou l’indicible martyre», dans: Valeurs actuelles du 18/08/2010, en ligne sur https://www.valeursactuelles.com/histoire/les-morts-mysterieuses-6-louis-xvii-ou-lindicible-martyre , en français.
12 voir «Epoche des Wandels: die Schweiz zwischen 1798 und 1848», site des Archives fédérales suisses, sous https://www.bar.admin.ch/bar/de/home/recherche/recherchetipps/themen/die-moderne-schweiz/epoche-des-wandels-die-schweiz-zwischen-1798-und-1848.html  et Andreas Fankhauser. «Acte de médiation», dans: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 08/12/2009, en ligne sous https://hls-dhs-dss.ch/de/articles/009808/2009-12-08/ 
13 voir L. Graefe: «Sexuelle Identifikation in ausgewählten Ländern 2023», chez Statista du 2/06/2024, en ligne sur https://de.statista.com/statistik/daten/studie/1414281/umfrage/sexuelle-identifikation-in-ausgewaehlten-laendern/ 
14 voir SIPRI-Bericht: «Weltweite Militärausgaben auf Allzeithoch», sur ZDF Heute du 22/04/2024, en ligne sur https://amp.zdf.de/nachrichten/politik/ausland/sipri-militaerausgaben-waffen-100.htm 

(Traduction Horizons et débats)

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