Un «outsider» parmi nous: John Pilger (1939–2023)

John Pilger, 1939–2023

par Patrick Lawrence*

Au printemps 1983, feu John Pilger, qui nous manque vraiment beaucoup, a commencé à diffuser à la télévision britannique une série d’interviews intitulée The Outsiders.
    Il a abordé des personnalité issues de différents couches sociales, par exemple le cinéaste Costa-Gavras, Jessica Mitford, membre de l’aristocratie anglaise et militante communiste, Seán MacBride, politicien irlandais et lauréat du prix Nobel en 1974, Helen Guzman, activiste sud-africaine de la lutte contre l’apartheid. Selon le slogan de Channel 4, Pilger choisissait «des gens dont les vies se déroulaient hors du système».
    Parmi les personnes interviewées par John, mes préférées ont été, celles qui comptaient le plus pour moi, Wilfred Burchett et Martha Gellhorn, deux des correspondants étrangers les plus exceptionnels du XXe siècle. Lui a été le seul journaliste occidental à rapporter systématiquement les événements du point de vue adverse, du «mauvais côté», a déclaré John en introduisant la séquence consacrée à Burchett. Quant à Martha Gellhorn, il l’a présentée en ces termes:

«Martha Gellhorn, qui n’a jamais été le porte-parole des pouvoirs en place, a toujours écrit du point de vue des victimes de la guerre et qui, plus que tous les autres, ne s’en est jamais tenue qu’aux faits eux-mêmes. Rien que pour cela, on peut dire que c’est une remarquable ‹outsider›.»

Au tour de John, à présent, de se trouver face à l’objectif de la caméra. En réalisant The Outsiders, il restait dans son milieu, parmi les siens. Si sa longue carrière a été riche d’aspects divers, c’est sa position d’outsider qui a définitivement caractérisé son œuvre. S’il n’avait pas réalisé à quel point il était – et reste – important de savoir où l’on en est, il n’aurait pas réalisé cette série.
    John Pilger est décédé à Londres le 30 décembre dernier, à l’âge de 84ans, après avoir longtemps lutté contre une fibrose pulmonaire. Le plus dur, lorsque j’ai appris la nouvelle de sa disparition dans les heures qui l’ont suivie, c’est que justement ce matin-là je m’étais dit: «Il faut que j’appelle John pour lui souhaiter la bonne année.» Quand cela se produit, on se sent d’autant plus mal d’avoir laissé passer l’occasion et le sentiment de solitude, voire d’amertume en est d’autant plus fort. Cet après-midi-là, c’est une réflexion maintes fois formulée par I. F. Stone qui m’est immédiatement venue à l’esprit: «Tous les vrais journalistes sont des outsiders et des oiseaux rares de leur génération.» De ces oiseaux rares de son temps, John en faisait partie.
    Lorsque John est entré dans la vie active à la fin des années 50, les médias indépendants tels que Consortium News n’étaient pas aussi développés qu’ils le sont aujourd’hui. Un marginal apprenait vite la survie – à partir de l’intérieur.
    Né en 1939 à Sydney, dans le district de Bondi, en Nouvelle-Galles du Sud, un mois après le début de la Seconde Guerre mondiale, il a commencé à 19 ans par exercer le poste le plus discret qui soit: rédacteur dans un tabloïd de Sydney aujourd’hui disparu, le Sun. En 1962, il se rend à Londres, où il travaille un temps au département Moyen-Orient de l’agence Reuters. Un an plus tard, le Daily Mirror l’engage – voilà que l’étoile de John commence son ascension, qui n’a jamais cessé. Distingué plusieurs fois, il a été élu Journaliste britannique de l’année en 1967, Reporter international de l’année en 1970 ainsi que, quatre ans plus tard, Reporter d’actualité de l’année et, encore, Journaliste de l’année en 1979. Ainsi était John,son talent était toujours remarquable!
    Au milieu des années 70, la télévision et les documentaires ont pris une place de plus en plus importante dans son travail: Année zéro: la mort silencieuse du Cambodge (1979), Mort d’une nation: The Timor Conspiracy (1994), Palestine is still the Issue (2002), The Coming War with China (2016): ces titres recouvrent les films les plus marquants de John. Le dernier en date a été son 60e documentaire pour la télévision britannique. L’énergie et le professionnalisme de cet homme étaient prodigieux.

Fidèle à son éthique
professionnelle et à ses idéaux 

Ici ou là, dans la presse écrite ou dans divers entretiens, John avait l’habitude de faire remarquer qu’il y avait eu autrefois des espaces dans la presse d’entreprise, un très petit nombre il est vrai, où les reporters et les correspondants pouvaient défendre leurs idéaux, leur éthique professionnelle et les normes sensée être respectées par les les journalistes dans leur travail. Toute sa carrière l’avait par ailleurs prouvé.
    Mais il ajoutait toujours que ces lieux s’étaient rétrécis au point de pratiquement disparaître. Si j’ai bien compris, il semblait croire qu’il s’agissait d’une conséquence de la fin de la guerre froide. Pour moi, je fixais plutôt à 2001 la date du déclin précipité de la profession que nous partagions, mais cela est sans importance: nous étions également d’accord sur le fait que la presse d’entreprise où l’on pouvait encore produire un travail honnête – anglais, américain, australien – avait disparu et que, selon la tournure prise par les événements dans les années à venir, il se pourrait que ce type de presse disparaisse à tout jamais.
    Je dois à présent parler du cheminement qui nous a conduits, John et moi, séparément, vers les médias indépendants. Depuis lors, je l’ai considéré comme la preuve d’une vérité qui est pour moi fondamentale. Pour le meilleur ou pour le pire, et jusqu’à présent, les véritables journalistes indépendants sont ceux qui ont été formés aux méthodes – mais certainement pas à l’idéologie et à tous les compromis avec le pouvoir – des médias traditionnels.
    Bien avant de le rencontrer personnellement, je connaissais déjà John Pilger. En 1982, il s’était rendu en Asie pour le compte du Daily Mirror afin d’enquêter sur les réseaux pédophiles et la traite des mineurs en Thaïlande, deux sinistres réalités qui perduraient déjà depuis longtemps. À l’époque, je dirigeais le bureau de Singapour de la Far Eastern Economic Review et j’étais sur le point d’en être expulsé en raison de mes reportages.
    L’article que John avait écrit pour le Mirror racontait l’histoire d’une petite fille de 8 ans, Sunee, achetée par John pour 85 £, pour ensuit la rendre à sa mère. L’article a été repris dans le monde entier. Par la suite on a appris que Sunee et sa mère avaient été payées par l’interprète et intermédiaire thaïlandais de Pilger pour raconter une histoire totalement fictive dans le but de faire la une du journal.
    John soupçonnait, comme il me l’avait encore expliqué lors d’une conversation téléphonique l’été dernier, qu’il s’agissait d’un coup monté par les services de renseignement dans le but de le discréditer. Je pense pour ma part, en me basant uniquement sur toutes les idioties que les gens peuvent entreprendre dans cette profession, qu’un intermédiaire local avait concocté cette histoire sensationnelle pour faire plaisir à ses employeurs européens. Je mentionne cet incident parce qu’il figure dans le dossier et qu’il doit être abordé. Il y a deux points importants à retenir. Premièrement, John s’est peut-être fait avoir, mais il n’y était pour rien – en d’autres termes, il a été pris dans le piège, mais il l’a esquivé. Deuxièmement, sa réputation professionnelle est demeurée intacte, comme il se doit, et nous pouvons considérer l’incident thaïlandais comme une bourde et rien de plus.
    Ce qu’il a fait après la Thaïlande compte parmi ses plus belles réalisations. Un an plus tard, en fait, il a produit «The Outsiders» pour Channel 4, une remarquable série d’interviews.

L’amitié

Quelle agréable surprise lorsque, quelques décennies plus tard, John m’a écrit alors qu’il préparait The Coming War with China pour me demander si je pouvais l’aider à s’y retrouver dans les multiples revendications territoriales maritimes en mer de Chine méridionale. C’était une question complexe dénaturée par les gouvernements américains successifs pour faire de la Chine le grand méchant loup néo-impérialiste de l’Asie du Sud-Est.
    Par la suite, nous sommes devenus amis, via le cyberespace. Deux ans plus tard, lorsque j’ai transféré ma rubrique Affaires étrangères à Consortium News, John faisait partie du conseil d’administration. Lorsque, quelques années plus tard, j’ai commencé à publier The Floutist sur Substack, John s’est montré généreux en envoyant des articles que nous pouvions publier. Nous l’avons toujours fait, et ils étaient toujours excellents.
    Rien, peut-être ne reflète mieux sa compréhension de l’importance des médias indépendants, tout comme sa profonde humanité, que le soutien qu’il a apporté à Julian Assange. Quand Assange a été arrêté à Londres en 2010, c’est lui, entre autres, qui a payé la caution. Des années plus tard, lorsque Assange a été expulsé de l’ambassade de l’Equateur et transféré à la prison de Belmarsh, John lui a rendu régulièrement visite, avec une compassion et un soutien constants. Leur amitié a perduré, bien sûr, jusqu’à la mort de John.
    «Le journalisme, c’est tout simplement l’acte qui consiste à s’en tenir uniquement aux faits.» Ainsi John cite-t-il Martha Gellhorn dans l’introduction de l’entretien qu’il lui a accordé en 1983. C’est ce que John représentait pour moi depuis longtemps. C’est une question de professionnalisme sans compromis et de compréhension du journalisme comme un pôle de pouvoir indépendant – deux choses dont nous ne disposons plus aujourd’hui.

Les fondements

Un autre point mérite encore d’être souligné. Tous les correspondants apportent leur vision politique avec eux – ce qui est naturel, ce qui est une bonne chose, une affirmation de leur identité civique et engagée qu’il ne faut surtout pas regretter. La tâche consiste à gérer sa politique en accord avec ses responsabilités professionnelles, en fonction de la place unique occupée par les correspondants dans l’espace public. John l’a compris aussi bien, sinon mieux, que n’importe lequel d’entre nous. C’était ancré dans les fondements de son action et c’est ce qui donnait de la teneur à tout ce qu’il entreprenait.
    En mai dernier, au nom d’une coopérative d’édition en Suisse, j’ai invité John à prendre la parole lors d’une série de conférences prévues à la fin de l’été. Il m’a répondu qu’il adorerait être présent, mais qu’il était souffrant et qu’il était peu probable qu’il soit en mesure de voyager d’ici le début du mois de septembre. John étant un homme réservé et plutôt discret, j’ignorais alors la nature de son mal et je n’ai pas jugé bon de lui poser de questions. Mais c’est à ce moment-là que j’ai compris que son combat contre la maladie était vraiment sérieux.
    La veille du Nouvel An, j’ai téléphoné à Eva-Maria Föllmer-Müller, qui participe à l’administration de la série des colloques suisses dont j’ai fait allusion, pour lui annoncer la mort de John. Elle était déjà au courant. «Il écrivait avec une grande clarté d’esprit», a-t-elle déclaré sans hésiter. «Mais il écrivait aussi avec beaucoup d’émotion, du fond du cœur.» Je ne pourrais pas mieux dire sur ce qu’a fait John Pilger.
    George Burchett, l’un des fils de Wilfred Burchett, lui-même peintre et actuellement installé à Hanoi où il est né, était un ami de John (comme il l’est pour moi). Le jour du Nouvel An, il a rédigé un bref commentaire qu’il a envoyé par l’intermédiaire du People’s Information Bureau, son bulletin d’information distribué à titre privé.
    George écrit, et je partage ceci avec les lecteurs comme il l’a fait avec moi:

«Je me souviens d’un courriel envoyé à John dans un moment de désespoir, il y a quelques années, dans lequel je lui demandais: ‹Mais qu’est-ce que nous sommes censés faire?›

Et John de me répondre aussitôt:

‹George, continuons donc à faire ce que nous avons toujours fait!›

C’est un conseil judicieux, surtout dans les moments difficiles.»

Merci John! Pour tout!                             

* Patrick Lawrence, longtemps correspondant à l’étranger, principalement pour l’International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier et auteur, notamment de Journalists and Their Shadows, disponible auprès de Clarity Press ou sur Amazon. Parmi ses autres ouvrages, citons Time No Longer: Americans After the American Century. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré.

Première parution dans Consortium News,
8 janvier 2024

(Traduction Horizon et débats

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