par Karl-Jürgen Müller
Les manifestations des agriculteurs allemands durant la semaine du 8 au 15 janvier ont suscité beaucoup d’attention – autant au niveau national qu’international. Les manifestations et rassemblements étaient motivés par la double décision du gouvernement fédéral de fin décembre 2023 de supprimer à court terme les aides aux agriculteurs allemands – l’exonération des machines agricoles de la taxe sur les véhicules et l’exonération de la consommation de carburant diesel agricole. Le gouvernement a prétendu que ces décisions étaient le résultat de mesures d’économie nécessaires suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale de mi-novembre 2023. Il y a des indices selon lesquels les nouvelles charges pour les agriculteurs sont prévues depuis un an déjà et qu’elles obéissent à d’autres motifs qu’ à l’«obligation de faire des économies».
Une large solidarité
avec les agriculteurs manifestants
Au début, des responsables politiques du gouvernement allemand et certains médias privés et de droit public ont soupçonné à tort les manifestations d’être à l’origine d’une tentative de putsch de l’extrême droite qui les a cloués au pilori. La situation s’est toutefois rapidement inversée. Même des politiciens régionaux du SPD, des Verts et du FDP (libéraux) ont pris leurs distances vis-à-vis du gouvernement fédéral. Sous pression, le gouvernement s’est montré conciliant en retirant sa suppression de l’exonération de la taxe sur les véhicules. De nombreux médias se sont montrés plus bienveillants face aux protestations, donnant la parole aux représentants des agriculteurs. Plusieurs fois, «Bild», le plus grand quotidien allemand, s’est rangé du côté des agriculteurs. Une grande partie de la population a manifesté sa solidarité avec les agriculteurs: cela allait de la nourriture pour les manifestants, en passant par de larges applaudissements lors du passage des tracteurs, à des réponses massives en faveur des revendications des agriculteurs dans les sondages. D’autres groupes professionnels qui ont dû faire face à des pertes de revenus ou à d’autres pressions massives au cours des dernières années se sont joints aux protestations: les chauffeurs routiers, les restaurateurs et d’autres professions de la classe moyenne. L’espoir que le gouvernement fédéral cède est né.
Concessions minimales du gouvernement fédéral
Le 15 janvier 2024, les manifestations se sont terminées (provisoirement) par une marche-étoile vers Berlin, une manifestation centrale d’environ 30000 participants ainsi qu’un entretien avec les présidents des groupes parlementaires des partis gouvernementaux. A cette occasion, il n’y a pas eu d’autres concessions concrètes de la part des partis gouvernementaux. Le débat du 18 janvier au Bundestag n’a pas non plus apporté de résultats concrets pour les agriculteurs. Ce qui a abouti au constat provisoire que, jusqu’à présent, le gouvernement fédéral n’a fait preuve que d’entente minimale face aux revendications des agriculteurs allemands en n’apportant seulement quelques retouches. L’Association fédérale des agriculteurs a donc annoncé poursuivre et étendre les manifestations, persévérant dans son combat contre toutes les décisions de réduction gouvernementales.
Mais même en cas de l’annulation des deux décisions gouvernementales de décembre, la situation de nombreux agriculteurs allemands restera extrêmement précaire. Il est évident que ces décisions récentes ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Et ce dernier est toujours rempli à ras bord.
Nos agriculteurs ne rigolent pas
Plus que jamais, le métier d’agriculteur exige un profond attachement à la terre et un sens aigu des réalités, une énorme disponibilité et un attachement au métier bien supérieur à la moyenne. Chaque jour, un travail difficile attend nos agriculteurs dans leurs fermes. Généralement, il ne leur reste pas le temps de manifester. Lorsqu’ils jugent pourtant inévitable de se mobiliser, les choses vont sûrement mal. La plupart des cultivateurs sont de caractère ferme et droit, dans leurs convictions et dans leur langage. L’extrémisme n’est pas leur style.1 Un coup d’œil sur les discours tenus lors des manifestations et les déclarations dans les interviews le confirme: nous avons affaire à des gens d’esprit démocrate qui se trouvent dans une situation désespérée et sont ainsi légitimement en colère. La cause qui préoccupe la plupart des paysans touche leur survie dans un environnement où l’air devient rare – pour beaucoup d’entre eux même mortel. Cet environnement ne sort pas du néant, il a des causes et un contexte. De très bonnes analyses sont disponibles, notamment ces dernières semaines. Très concrète et claire, par exemple sur le site du magazine mainstream Cicero du 8 janvier2 et sur d’autres sites Internet alternatifs.3
Le gouvernement allemand au pied du mur
La grande solidarité avec les agriculteurs (un sondage téléphonique de la chaîne ntv a révélé que 91 pour cent des personnes interrogées à cette occasion approuvaient les revendications des agriculteurs) est un signe aussi évident qu’alarmant que la politique étroitement partisane du gouvernement allemand est en lambeaux et ne trouve pratiquement plus de soutien dans le pays. Des sondages récents dans les Länder de l’est de l’Allemagne où des élections régionales auront lieu cet automne, montrent par exemple que l’AfD, qualifiée d’emblée d’«extrême droite» par le courant dominant, recueille à elle seule davantage de score de soutien que le SPD, l’Alliance 90/Les Verts et le FDP réunis. Les appels à l’interdiction de l’AfD qui ont repris de plus belle ces dernières semaines n’y changeront rien. Au contraire, de tels appels rendent la politique politicienne du gouvernement actuel encore moins crédible: ses interdictions remplaçant ses arguments.
Politique étrangère bloquée
Le même scénario têtu de la politique allemande ressort également dans le domaine international: aucun signe de changement de cap en ce qui concerne les plans à moyen et à long terme. L’Allemagne officielle semble poursuivre ses tentatives de modifier toutes les structures éprouvées par cet Etat dans le sens de l’agenda que lui impose l’Alliance US/UE et les fausses théories ou idéologies y sous-tendent. Le 9 janvier, le «Frankfurter Rundschau», «magazine à tendances de gauche» d’antan, a titré: «Guépard, Skynex, Skyranger: l’Ukraine offre la situation de laboratoire aux armuriers allemands». Le 8 janvier, le «Neue Zürcher Zeitung» avait donné la parole à un lieutenant-général allemand responsable de la formation des soldats ukrainiens. Il s’extasiait face aux succès de ses cours de formation sur ce qu’est une guerre meurtrière et citait avec fierté un officier de liaison ukrainien: «Après leur formation en Allemagne, mes gars ont réalisé des performances exceptionnelles au combat, y compris dans la forêt et lors d’opérations d’attaque. Nos combattants sont comme des rois déchirant les orques4 (on entend par là les soldats russes; ndlr. [de la«Neue Zürcher Zeitung»]) en morceaux. Le programme et la préparation étaient donc parfaitement corrects.» (souligné par km). Il s’agit là de deux exemples parmi tant d’autres témoignant de la véritable frénésie de la guerre, dans les cercles des «élites» allemandes.
«La paix n’est pas tout –
mais sans paix, tout est nul» (Willy Brandt)
Ce qui me met en avant l’incontournable question: pourquoi la cause de la paix et les efforts pour rendre l’Allemagne à nouveau capable d’aller vers la paix ne bénéficient pas de la même solidarité que les manifestations des agriculteurs allemands justifiées à tous égards? Pourquoi des dizaines de milliers de tracteurs, de camions et de voitures ne sont-ils pas en route pour une marche en étoile vers Berlin en faveur de la paix? La question est sérieuse, elle n’est pas rhétorique. Tout comme il n’est pas facile d’y répondre. D’aucuns diront: eh bien, lorsqu’il s’agit de ses propres intérêts, on est prêt à s’engager. Pour la paix, c’est une autre histoire. Soit. Mais qu’est-ce qui pourrait être plus fondamental que l’intérêt personnel pour la paix? Tout le monde sait ce que la guerre signifie pour son propre pays. Les agriculteurs allemands ont pris les devants: Avec une participation écrasante, déterminée, non violente et en restant toujours prêts à dialoguer, ils ont rendu publiques leurs préoccupations primordiales. Et il est apparu clairement que les préoccupations des agriculteurs sont aussi celles de la grande majorité des citoyens: chacun ayant besoin de manger à sa faim et de boire de l’eau non contaminée pour survivre. Le lait et le pain, le poisson et la viande, les fruits et les légumes ne sont pas fabriqués à la chaine.
Le changement de cap est possible
Et la paix? La paix juste? Tous les sondages montrent que la majorité des Allemands ne veulent pas que l’Allemagne s’enlise à nouveaux dans des guerres. Les Allemands souhaitent une politique de diplomatie, de négociation, d’équilibre et d’égalité. Si l’Allemagne officielle s’enlise dans des guerres elle ne respecte pas sa population, les Allemands.
La propagande de guerre des années passées a laissé de nombreux citoyens dans l’incertitude: la Russie est-elle vraiment la personnification «du Mal» comme on nous le répète quotidiennement? Menace-t-elle vraiment tout ce que nous avons construits lors des décennies passées? Pour venir à bout de ce niveau de réponses simplistes, il faut donner un fondement réel au débat et plus de connaissances sur les mécanismes du fonctionnement de la propagande va-t-en guerre. La plupart des Allemands pensent différemment que ce qu’ont exprimé les gros titres du «Frankfurter Rundschau» du 9 janvier ou ce lieutenant-général allemand cité dans le «Neue Zürcher Zeitung» du 8 janvier.
Je ne renonce pas à mes espoirs que les Allemands trouveront la volonté, le courage et la force de corriger le cours actuel de la politique allemande devant une nouvelle catastrophe. Les manifestations des agriculteurs allemands et la réaction de leurs co-citoyens ont montré que les Allemands disposent du potentiel pour y parvenir. •
1 Le site Internet du Bauer Willi, connu dans le pays entier, constitue une mine d’informations pour une bonne vision des événements (en allemand): bauerwilli.com; sur l’accusation d’extrémisme, voir notamment: https://www.bauerwilli.com/berliner-in-koeln-so-eine-schoene-demo/ du 8/01/24 et https://www.bauerwilli.com/bauernproteste-die-letzten-48-stunden/ du 10/01/24
2Mit dem Mut der Verzweiflung, ds: Cicero du 08/01/24
3 cf. https://www.anti-spiegel.ru/2024/warum-die-kleinen-bauernhoefe-im-westen-in-die-pleite-getrieben-werden-und-worum-es-wirklich-geht/ du 10/01/24; weltexpress.info/bauernproteste-es-geht-um-blackrocks-griff-nach-dem-brot/ du 13/01/24
4 Les «orcs » sont des personnages imaginaires du roman de Tolkien «Le Seigneur des anneaux». Ils ressemblent à d’horribles monstres.
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