Il y a 70 ans, Albert Schweitzer prononce son discours pour la remise du prix Nobel de la paix de l’an 1953

L’hommage de Max Tau (1897–1976) reste un phare dans la tempête

km. Peu de gens s’en souviennent: il y a 70 ans, le 4 novembre 1954, un an après l’attribution du prix Nobel de la Paix par le comité d’Oslo, Albert Schweitzer s’est rendu lui-même à Oslo pour y prononcer son discours pour la remise du prix. Albert Schweitzer n’a pas besoin d’être présenté, jusqu’à aujourd’hui, beaucoup le connaissent. Il n’en va pas de même pour Max Tau1. Titulaire d’un doctorat en littérature, il fut lecteur aux éditions Cassirer de Berlin à l’époque de la République de Weimar, bientôt en mentor et soutenant de nombreux jeunes talents en Allemagne et en Scandinavie. En 1938, il quitta l’Allemagne, car sa vie était en danger en tant que juif, se construisant une nouvelle existence en Norvège. Il y vécut et travailla jusqu’en 1942 où il fut contraint de fuire encore ses anciens compatriotes allemands menaçant d’occuper la Norvège, et gagna la Suède. Après la fin de la guerre en 1945, Max Tau s’engagea pour la réconciliation des pays envahis par les national-socialistes avec l’Allemagne, ainsi que pour la réconciliation des juifs et des chrétiens. Il  resta à Oslo jusqu’à la fin de sa vie, reprenant son travail de lecteur et en publiant plusieurs livres, témoignant et réfléchissant sa vie marquée par la guerre et les persécutions. Il convient de diriger l’attention notamment sur son autobiographie intitulée, dans son édition allemande, «Trotz allem», qui n’est disponible que par les antiquaires. En 1950, il fut le premier lauréat du Prix de la Paix des Libraires allemands. Dans ses nombreux publications et conférences, il mettait au centre l’entente entre les hommes et la paix entre les peuples. Le 14janvier 1955, deux mois après le discours de Schweitzer à Oslo et à l’occasion du 80e anniversaire d’Albert Schweitzer, Max Tau rendit hommage à cet émanant honoraire du prix Nobel de la paix dans un grand discours que la maison d’édition hambourgeoise Richard Meiner publia en 1955, avec de nombreuses images impressionnantes autour du voyage de Schweitzer à Oslo, discours que nous reproduisons ici, à peine raccourci. Max Tau l’avait intitulé «Albert Schweitzer et la Paix».

1 v. Se sentir proche de Max Tau, c’est se réclamer de l’entente et de la fraternité. Ds. Horizons et débats, no 3/4 du 15 février 2022

Celui qui entreprend de faire hommage à Albert Schweitzer doit faire profession de foi en l’homme avec tout ce qui lui est propre. La plupart des gens regardent avec étonnement ce dont le genre humain est capable d’inventer. Ils les prennent pour des miracles, mais ils n’ont pas encore découvert la force que porte en lui cet autre miracle inné à chaque être humain, à savoir sa capacité d’appaiser les conflits et de répandre la paix. Ses inventions ont dépassé de long terme les forces de l’homme à les maîtriser; il voit en elles leurs destructions aussi, leurs côtés sinistres qui engendrent la peur du lendemain au point que personne ne voit d’issue. Beaucoup en sont affligés se demandant si tous les sacrifices auront été à nouveau vains, toutes les souffrances endurées sans résultats. Nos jeunes attendent. L’expérience de la Guerre se réflète encore dans leurs yeux. Ils cherchent des voies qui leur permettent de vaincre la peur, qui les réconfortent dans leur conviction que la vie vaut la peine d’être vécue.

Les réalités nous interpellent toujours: mais quel est le sens de la vie humaine?

Depuis le début de notre siècle, les écrivains et les philosophes ont rendu hommage aux pouvoirs ou prédit l’anéantissement dans des visions de ruine. L’approche d’Albert Schweitzer était autre. Il a dépeint les conditions dans lesquelles nous vivons avec le regard visionnaire du poète et celui, scrutateur, du chercheur, mais il en a tiré une autre conséquence. Les autres nous ont souvent raconté et montré pour quels buts nous devions sacrifier nos vies, pourquoi nous devions mourir. Albert Schweitzer par contre, n’a pas seulement reconnu, mais démontré par sa propre vie, ce qui nous fait aboutir à une vie digne d’être vécue. De nos temps, la plupart de nos citoyens ne pense à leur avenir sans trembler, il est vrai. La plupart de ceux dont le regard est toujours obstrué par la quête de valeurs purement matérielles sont convaincus que rien n’ y remédiera. Mais en effet, l’espoir et le renouveau sont à notre portée. Ils ne naissent que par nous-mêmes, dans notre for inérieur, dans notre esprit. C’est ce que nous a enseigné Albert Schweitzer. Le jour où on se mettra à écrire l’Histoire de notre siècle on verra, j’en suis certain, qu’il faudra y insérer la légende d’Albert Schweitzer aussi. Dans ma vie, mes rêves étaient multiples, mes espoirs s’envolant souvent vers le ciel, mais tous mes espoirs, tous mes rêves ont été dépassés par ce qui s’est passé à Oslo il y a un an, en ce novembre 1954. Albert Schweitzer, âgé de soixante-dix-neuf ans, c’est rendu en Norvège pour accomplir son devoir. Conformément aux statuts de la Fondation Nobel, il devait consacrer sa conférence sur le sujet de la paix. Mais il s’y passait autre chose encore.

La jeunesse rend hommage à Albert Schweitzer

Dès l’instant où il a mis ses pieds à Oslo, la population accourue a été remplies d’un seul et même enthousiasme. «C’est l’homme le plus grand qui vit!», s’est exclamée la jeunesse. Après la réception de la presse, un écrivain a trouvé la formule: «On a peu parlé de Dieu, mais on a senti d’autant plus fortement l’esprit de Dieu dans l’auditoire». Les parents ont amené leurs enfants. Ils ont pris leurs petits sur leurs bras pour mieux les faire voir, souvent les soulevant au-dessus des têtes. Alors que la jeunesse rendait hommage à Albert Schweitzer dans la salle bondée de l’Hôtel de ville, il faisait dehors un jour de novembre enveloppé de brume. Les étudiants avaient décidé de rendre hommage à Albert Schweitzer en organisant un cortège aux flambeaux. Albert et Hélène Schweitzer se tenaient sur le balcon de l’Hôtel de ville. Leurs traits reflétaient leur message de fond: l’achèvement de la maturité dans leur âme et l’humilité devant la vie, devant tout qui le formait. Lentement, la place se remplissait par l’arrivée des les jeunes gens. D’abord, on ne percevait que deux ou trois flambeaux isolés, tandis qu’à la fin de cet hommage des jeunes on se trouvait face à un océan de lumières. Plus de trente mille personnes s’étaient rassemblées devant l’Hôtel de ville, non pas en suivant un appel, rien sauf leur vive émotion. On n’entendit aucune parole scandée; chacun s’y tenait à part, visiblement restant individu dans cette masse, levant les yeux avec recueillement. C’était comme s’ ils offfraient à Albert Schweitzer un regard sur l’humanité tout court dans cette multitude dont chacun sentait que Schweitzer le regardait, lui aussi. La scène impressionnante ne rassemblait en rien à une cérémonie de victoire où les cris de hourra s’imposent incessemment. Les jeunes et les vieux, ils se tenaient tous là, tranquille et émus. C’est le moment où se produisit ceci: personne ne l’avait planifié ni animé, mais parmi cette multitude, une voix s’éleva soudainement, se mettant à chanter et aussitôt tous reprirent le chant  qui résonnait comme une supplique vers le ciel: «Glorieuse est la terre...» Et de continuer à chanter «Lutte pour tout ce que tu aimes ...».

L’humain en nous retrouve son ange gardien

Les émotions étaient suivies de faits. En trois jours, le peuple norvégien a récolté 315000 couronnes pour Lambaréné. Chacun s’est rendu compte qu’Albert Schweitzer avait changé, par sa venue, l’atmosphère sombre de fond en comble. C’était comme si tous les habitants du pays s’étaient unis et s’étaient retrouvés dans une seule famille de compréhension et de compassion. Les jeunes et les moins jeunes n’ont pas seulement célébré le grand médecin de la forêt vierge, l’humaniste, l’éminent joueur de Bach et le théologien – ils ont en même temps donné hommage à un ange gardien de ce qui est et reste humain en nous: Albert Schweitzer, le seul homme à légitimement prononcer le mot «paix» et lui donner ce sens nouveau et de teneur réellement profonde.
    Albert Schweitzer croit à la victoire de la vérité. Il s’engage avec zèle pour la justice, et il pratique son humanisme partout. Il croit en l’homme, et aucune déception ne peut l’en détourner. Il croit au Bien et cherche à le réaliser. Il fait confiance au pouvoir de la compassion interhumaine et donc à la paix, et il s’est montré capable de maintenir la foi en la paix dont tous dans le monde entier ont droit à l’atteindre. […]

«Tu ne tueras point»

Les accords fondamentaux qui lient, avec cet homme extraordinaire ce qu’il ressent dans son coeur et ce qu’il conçoit par sa raison se sont déjà manifestés dans ses expériences de jeunesse.[…] Tout le monde connaît l’épisode de son ami qui, du temps de la Passion, l’entraîne à tirer sur des oiseaux. Pour Albert Schweitzer, garçon, la proposition semble – terrible, mais il n’ose pas s’y opposer, de peur qu’on se moque de lui. Mais lorsqu’il entend les cloches sonner, annonçant le culte, il jette sa fronde et rentre chez lui en courant. Il éprouve de la reconnaissance aux cloches dont leurs retentissemnt lui on fait se rappeler le commandement capital: «Tu ne tueras pas!». Dans la suite, cette expérience majeure de sa propre  enfance à côté de laquelle toutes les autres s’éclipsent, travaille constamment en lui. A l’époque déjà, il ne  comprendait pas comment il était possible que nous puissions infliger la mort et la souffrance à d’autres êtres vivants. Il savait qu’il était isolé avec sa vision, mais il reconnaissait aussi le fait que la plupart craignaient de partager son choix parce qu’ils avaient peur d’être pris pour sentimental. Toujours est-il que cette expérience aboutissait à ce qu’ il fit le sermon prêté à lui-même de ne jamais se laisser émousser et de ne jamais reculer par pure crainte d’être accusé de sentimentalisme.

Réflexion et raison

Très tôt, il a été convaincu que les différences confessionnelles disparaîtraient un jour. Il vénérait son professeur de religion, mais il ne le suivit plus lorsque celui-ci s’efforçait de lui faire accepter que toute réflexion devait se taire devant la foi. Enfant déjà, Albert Schweitzer était convaincu que la vérité chrétienne – le fondement du christianisme – devait également se confronter au raisonnement. «La raison», disait-il, «nous est donnée pour intégrer toutes les pensées, scientifiques et religieuses, même les plus sublimes». Cette idée le remplissait de joie. L’enseignement des matières en sciences naturelles avait pour lui quelque chose d’excitant, mais les manuels scolaires de son temps, avec leurs explications taillées sur mesure pour être apprises par cœur lui infligeaient la révolte, même le dégoût. Ils ne le satisfaisaient aucunement.  Albert Schweitzer se trouva blessé par le fait que cet esprit étroit ne percevait en rien le caractère absolument mystérieux de la nature. Enfant déjà, il était enthousiasmé par l’esprit des Lumières qui caractérisait la pensée de son grand-père Schillinger, saluant le fait que la raison commençait à remplacer ce qui était longtemps conforme à l’étroitesse de la pensée. Avec un regard prophétique, Schweitzer prévoit la réconciliation des confessions, tout comme il est convaincu pouvoir éveiller la paix en tout un chacun en l’encourageant de le faire par l’ emploi de sa raison, de l’esprit qui l’anime, de son inquiétude intellectuelle et l’éveil. Pour lui, il n’y aura pas de paix sans combat intérieur. Personne ne peut acquérir la réconciliation s’il n’a pas mené ce combat dans son for intérieur et s’il n’est pas parvenu à la paix en lui-même.

La vie, ce don suprême ...

Pour Albert Schweitzer, la vie est le don suprême dont nous ne pouvons nous montrer dignes que de la manière comment nous le vivons. Jeune étudiant encore, en 1896, il résume en fait, en une seule phrase, l’essentiel de ce qu’il pense être fondamental quant au déclin de la culture qu’il constata alors déjà et qui continue. Son acquis se trouve dans son journal où il écrivit: «La science n’est pas identique à l’éducation.» Pour lui les êtres humains, fiers de leurs inventions, enthousiasmés par l’idée que le savoir signifiait le pouvoir, croyaient que les valeurs éthiques et humaines se développaient, en même temps et de manière égale, avec la montée du savoir et des inventions qui en résultent. Ils se berçaient donc dans un rêve chimérique, évoquant sans cesse «le progrès».

et le poids qui incombe à l’éthique

Albert Schweitzer, par contre, a défendu qu’il ne pouvait y avoir de progrès civilisateur dans le monde sans effort d’approfondissement du domaine éthique et donc du développent humain. Lire aujourd’hui sa philosophie culturelle aboutit à reconnaître le profond pessimisme dans sa manière de considérer, à l’époque déjà, les conditions dans lesquelles nous nous trouvons encore aujourd’hui face à cette tâche. Il nous en mettait en garde, avec le regard visionnaire du poète et la minutie du chercheur en sciences humaines. Il savait que les conditions négligées étaient bien trop avancées pour qu’elles changent, par l’action d’un seul. Mais il restait persuadé de la ferme conviction qu’il était destiné à apporter la paix aux hommes. Il avait étudié la théologie pour faire connaître l’esprit de Jésus aux gens. Il a étudié la musique et s’est rendu compte que ce qu’il y avait de plus grand dans l’art de Jean-Sébastien Bach, c’était l’esprit qui émanait de sa musique. Pour Albert Schweitzer, Jean-Sébastien Bach est une âme qui aspire, face à l’agitation du monde, à la paix et qui s’avère être capable de transmettre cette paix aux autres, la leur faire expérimenter en eux-mêmes. De la musique de Jean-Sébastien Bach résonne la paix, dépassant tout raisonnement. […]

La décision devient action

A trente ans, Albert Schweitzer était connu dans le monde entier. Il était reconnu comme enseignant à l’université et comme chercheur en théologie à Strasbourg et en même temps vénéré comme musicien accompli, notamment de Bach. Il avait déjà accompli une œuvre qui, pour d’autres, aurait été le couronnement de leur vie. Ses pensées étaient centrées néanmoins sur sa décision prise de ne pas garder sa vie pour lui, mais de l’offrir à autrui. La plupart des gens connaissent l’épisode lié à la brochure d’une société missionnaire, intitulée «Qui nous aide au Congo?» qu’il lit en se sentant aussitôt interpellé intérieurement. A partir de ce moment, il éprouve une sorte de nouvelle liberté. Il conçoit cette lecture comme vocation d’emprunter réellement sa voie qui était la sienne. C’est le moment où il décida d’entamer ses études de médecine pour pouvoir ensuite aider les Africains. Il vit leur exploitation par les Blancs. A ce moment, il comprit qu’il était plus important d’expier l’action des Blancs que de décrire les degrés de déclin de la culture européenne. Sa décision se transforma en action. […]
    Ses propres écrits montrent de la manière la plus fiable sa vie et son action, démontrait également toutes les difficultés qui s’amassaient en lui rendant difficile l’accomplissement de son action. Ce qui est décisif pour sa nature, c’est qu’il a reconnu, là encore, que l’aide était la plus haute destination humaine. Ses écrits se distinguent par leur simplicité, leur dévouement et leur compréhension d’un monde étranger au nôtre.
    Pour Albert Schweitzer, les véritables héros sont ceux de la patience et du renoncement. Ses écrits montrent sa perception minutieuse de la réalité, jusque dans les moindres détails, avec quelle sûreté de l’instinct et quelle profonde compréhension il maîtrise chaque jour la vie, tout cela avec une responsabilité hors du commun. Par tout ce qu’il faisait, il cherchait à faire éclore et préserver la vie  se comprenant facilitateur de la vie.
    Dans sa forêt vierge, il constate que les missions des deux confessions cohabitent en bonne intelligence. Les pères de la mission catholique sont également ses amis. Chaque personne dégage une atmosphère particulière. Partout où Albert Schweitzer agit, la paix règne. Son humanité oblige à la réconciliation. Il vivait sa conviction que le renoncement ne fait pas perdre mais ennoblit tout être humain.

Souffrir de la Première Guerre mondiale

[…] Mais Schweizer vivait à l’encontre des temps. Il s’était attendu à la guerre mondiale qui éclata en effet, en 1914. En juin encore, il conclut son rapport par un avertissement au monde: «Et là où la mort s’avance déjà en vainqueur, les Etats européens lésinent sur les moyens de l’arrêter, pour lui offrir en échange, dans des armements insensés, la possibilité d’une nouvelle moisson en Europe même.»
    Tout comme Fridtjof Nansen se précipite à travers les montagnes, ébranlé, parce qu’il ne peut pas supporter les douleurs de la guerre, Albert Schweitzer souffre de la même manière en Afrique. Il poursuit son travail avec acharnement, mais ne trouve pas de paix intérieure.
    Les indigènes insistent sur leurs questions: comment était-il possible que les hommes blancs qui leur avaient apporté l’Evangile de la compassion entre les hommes aient pu oublier les commandements du Seigneur Jésus-Christ, au point de s’entretuer? […]
    Après la fin de la guerre, Albert Schweitzer regagna Strasbourg en homme malade, brisé. Tout ce qu’il avait construit était perdu. Il devait recommencer là où il avait commencé: comme médecin auxiliaire et comme prédicateur auxiliaire. La guerre, l’absurdité des hommes avaient détruit l’œuvre de paix de sa vie. Souvent, la vie semble injuste. Mais aucune action véritable n’est vaine.
    En Suède vivait un homme qui aspirait à la réconciliation des confessions et à la paix pour les hommes. Il se souvenait de ce qu’Albert Schweitzer avait accompli en tant que chercheur théologique. Nous ne pourrons jamais être assez reconnaissants envers l’un des hommes les plus nobles, l’archevêque suédois Nathan Söderblom, pour la manière dont il avait invité Albert Schweitzer et son épouse à Uppsala. Là, dans l’atmosphère paisible, les forces perdues lui sont revenues.

Lambaréné

Son action n’a qu’un seul but: se donner les moyens, par son propre travail, d’un Lambaréné reconstruit et plus grand. Albert Schweitzer a toujours considéré comme une grâce le fait de pouvoir sauver des vies et d’aider quand d’autres assassinaient. Mais il se sentait abandonné, isolé et désespéré lorsqu’il voyait le peu qu’il pouvait faire par rapport à toute cette destruction.
    Et pourtant, avec Lambaréné, il a créé un modèle pour l’humanité.
    Pour la plupart des gens, il est facile de s’enthousiasmer pour les idées d’Albert Schweitzer. Ils regardent de loin la plus belle montagne qui existe, mais ils ne se doutent pas qu’ils trouveront des pierres, et rien que des pierres, une fois gravie la montagne. Ce n’est qu’alors qu’il faut faire ses preuves et montrer pourquoi on est né, et prouver par l’action que l’on est humain, à chaque pas que l’on fait. Albert Schweitzer a réussi, par son rayonnement, à gagner des aides du monde entier. Ils ont vu son action, ils ont voulu prouver que leur vie aussi était prête à servir un but plus élevé qui les rendait plus riches. La plupart l’ont remercié pour cet acte. Mais l’acte du penseur, du philosophe pacificateur et sage, est resté largement inconnu jusqu’après la Seconde Guerre mondiale.

«Nous devons nous adresser à l’homme pour qu’il fasse le bien»

Nous devons nous adresser à l’homme pour qu’il fasse le bien. Mais nous ne pouvons le faire que si nous nous efforçons nous-mêmes à chaque instant de réaliser le bien. Nous devons créer un Lambaréné pour les gens en Europe. Nous devons faire ce qu’Albert Schweitzer a fait dans la forêt vierge. Nous devons faire passer les gens de la peur irresponsable à la responsabilité sans peur.
    Il y a trente ans, Albert Schweitzer répandait ses écrits philosophiques sur la culture dans le monde. Au même moment, les gens s’enthousiasmaient et s’effrayaient du «Déclin de l’Occident» selon Oswald Spengler. Oswald Spengler ne voyait plus d’avenir pour l’individu. Tous étaient condamnés à devenir des serviteurs du pouvoir et des Césars qu’il voyait poindre. Oswald Spengler croyait que les cultures venaient, grandissaient, fleurissaient et disparaissaient. Aujourd’hui, nous prenons compte du fait qu’il n’y a plus de cultures différentes. Il n’y a qu’une seule culture, à laquelle tous les peuples collaborent grâce aux hommes qui, nés sous la protection de leur patrie, s’y développent et s’y épanouissent. La culture, c’est ramener à la conscience les trésors du passé dont nous avons hérité, c’est les enrichir par nos propres actions pour qu’ils deviennent des semences pour l’avenir.
    Peu d’autres penseurs se sont autant préoccupés de l’homme qu’Albert Schweitzer. Il voyait comment l’efficacité et le savoir conduisaient certes à une puissance toujours plus grande, mais aussi à une unilatéralité et à un isolement toujours plus grands, comment chaque progrès et chaque invention étaient en réalité une régression, car il leur manquait le lien avec le vivant et l’humain. Il craignait que l’humanité ne s’abaisse au point d’accepter sans réfléchir des jugements et de devenir sans résistance victime du pouvoir.
    Personne n’a prévu plus clairement la fatalité. Et aucun autre n’a déjà commencé à reconstruire, à l’heure de la détresse complète déjà, comme Albert Schweitzer.

C’est par notre action que nous réalisons ce à quoi nous sommes destinés

Albert Schweitzer s’oppose à toute connaissance du monde basée uniquement sur les sciences naturelles. Nous ne pouvons pas connaître l’infinité qui est dans le monde. Il se présente à nous avec tous ses mystères. Nous ne pouvons pas explorer la vie, nous ne pouvons pas calculer la vie. Issus de l’éternité nous ne sommes capales de réaliser notre courte vie que par nos actes, ce à quoi nous sommes nés. A la naissance, chaque être humain se voit attriber un don, une graine divine. Cette lumière ne peut briller que par la compassion qu’il reçoit des autres, de son entourage humain. Cette force de préserver l’humain est plus forte, plus puissante que toutes les armes. Elle sommeille encore sans être découverte. Mais peut-être devons-nous d’abord surmonter toutes les épreuves difficiles avant de pouvoir recevoir la clarté sur la plus grande des puissances. La force qu’un ami éveille chez l’autre est toujours plus grande que celle dont il dispose lui-même.
    Ayant pris conscience de la dégradation de la culture euopéenne, Albert Schweitzer a douloureusement souffert de cet état de fait à la quête, pendant des années, d’une issue. Il tâtonnait en notant des bribes, de manière souvent plutôt inconsciente. Puis la porte s’est ouverte, ce fut le moment où il lit cette écriture qui la couronnait, en grosses lettres: «Respect de la vie».

«Le respect de la vie»

Son enseignement de la vie, le respect de la vie, rend sa responsabilité à chacun. C’est par une orientation affirmant la vie que nous pouvons l’atteindre. Ce n’est que par la force éthique, synonyme de  la responsabilité envers autrui que la vie nous est donnée. Le respect de la vie ne promet pas de récompense. Toute garantie purement matérielle de la vie appauvrit l’homme. Elle lui ouvre certes les voies vers les trésors de la terre, mais elle ne peut pas lui offrir le ciel protecteur. En chaque homme vit pourtant le désir d’accomplir, par le travail de ses mains, par la force de sa pensée, quelque chose dans lequel se reflète la beauté de l’éternel. L’ordre purement matériel prive l’homme de la joie de ce qu’il a créé lui-même, de la vérité de ce qu’il a imaginé et de l’exemple qu’il peut donner par son travail.

L’œuvre d’hommes libres

Albert Schweitzer est pourtant conscient du fait que la liberté matérielle et la liberté spirituelle sont indissociables.
    La culture ne tombe pas dans nos mains ouvertes comme un fruit mûr; l’arbre doit être entretenu si l’on veut qu’il porte des fruits. Cela ne peut jamais se faire sous la contrainte. Ce doit être l’œuvre d’hommes libres. Il y a un espoir: nous devons faire demi-tour. Nous devons nous libérer de la prison des préjugés et retrouver de l’intérêt pour le développement et les idéaux de la vraie culture. Elle est là, la «leçon» d’Albert Schweitzer. Elle est si simple qu’elle risque d’être sousestimée. Mais elle possède dans sa simplicité une profondeur et une luminosité qui dépassent d’autres approches.
    Albert Schweitzer a fondé sa philosophie sur une pensée essentielle, élémentaire. Il exige que tout être vivant doit mettre à l’épreuve son existence. Il nous enseigne ainsi le principe fondamental de la moralité. Elle reste à faire. Ce principe fondamental doit nous donner la direction, il doit nous accompagner tout au long de notre vie. Le bien, dit-il, c’est préserver la vie, promouvoir la vie, porter à sa plus haute valeur la vie de sorte qu’elle puisse évoluer. Le mal, c’est détruire la vie, nuire à la vie, empêcher la vie d’évoluer.
    Si les hommes tenaient compte de cet enseignement simple, s’ils laissaient leur pensée et leur volonté se renouveler par lui: demain déjà, nous nous réveillerions dans un autre monde! […]

La jeunesse s’enthousiasme …

Il a fallu trente ans pour que l’enseignement d’Albert Schweitzer prenne racine dans la nouvelle jeunesse européenne en train de reprendre les rennes. La jeunesse nous regarde avec ses yeux enthousiastes et pleins d’attentes. Elle veut grandir face aux idéaux. Elle veut évoluer vers la paix; elle sait qu’elle doit naître dans l’intérieur de nous-mêmes. Nous avons perdu les grands idéaux de l’humanité. Nous devons retrouver le chemin vers eux en étant bons, en étant simples. Nous devons réapprendre à penser par nous-mêmes, à travailler sur nous-mêmes, à aspirer à des idéaux plus élevés. La connaissance de soi et l’autodiscipline sont le chemin envers la croissance, la paix intérieure et celle entre les hommes.

pour  la redécouverte de l’humanité

Nous vivons la plus grande crise de confiance que l’humanité ait jamais connue. Nous devons essayer de nous montrer dignes de confiance les uns envers les autres. Le mal nous contraint apparemment à la méfiance. Surmontons enfin ce préjugé! Ce n’est qu’en voulant le bien que nous pouvons inspirer de la confiance. Seul celui qui a fait la paix avec lui-même est capable d’en rayonner. Mais la paix ne naît qu’à travers l’autre, la personne à laquelle nous pouvons nous confier, à laquelle nous pouvons consacrer tout notre compassion, tout notre amour.
    L’amour ne connaît que la confiance. Il ne sait rien de la peur, cet amour de l’homme, de la nature, de l’univers; c’est le désir qui afflue vers nous, incorporé de cette nouvelle jeunesse européenne. La puissance qui émane par la découverte de l’humanité est sans limite. Elle est capable de tout changer quand personne ne croit plus au changement; elle peut nous ennoblir et purifier par le dévouement, par la foi en l’homme, donc en nous. Ce n’est pas vrai, ce que les faux prophètes et les écrivains en quête de sensations martèlent sans cesse, à savoir que seules les forces du mal sont contagieuses et agissent. La visite d’Albert Schweitzer à Oslo a montré qu’un peuple entier, animé par de bonnes forces, est prêt à soutenir le bien.
    Ce qui s’est passé à Oslo peut – j’en suis sûr – se reproduire, aujourd’hui à Berlin et demain partout. […] Nous devons nous ouvrir et préparer nos esprits à la paix. La paix n’est pas une harmonie permanente, un rêve. Toutes les aventures, toutes les transformations, toutes les luttes et toutes les tensions sont contenues en elle, ce qui comprend aussi la souffrance. Mais il s’agit avant tout de découvrir l’humain, d’éveiller l’enthousiasme chez l’autre, d’ouvrir les yeux sur la richesse visible et présente dans l’humain. La vie devient alors une nouvelle révélation. Tous ceux capables de réfléchir ne pourront alors penser autrement qu’en faveur de la paix.
    Lorsqu’Albert Schweitzer a lancé son appel à la «fraternité de tous ceux marqués par la douleur», les hommes sont restés muets. Leurs cœurs étaient encore fermés. Aujourd’hui, je crois que le changement d’époque a déjà commencé. Jamais Albert Schweitzer n’a eu autant de frères inconnus. Je vois les germes dans la jeunesse européenne. Elle veut réaliser ses idéaux sans compromis. Nous ne pouvons que semer et préparer la voie à la jeunesse, par notre vie et notre action. Je crois que le pré-printemps pour l’ère de l’homme a déjà commencé. Pour les jeunes poètes d’Europe, le respect de la vie et la figure d’Albert Schweitzer sont déjà devenus une source de force inspiratrice. […]

Nous devons tous agir en précurseurs de la paix

Si nous voulons célébrer Albert Schweitzer, nous devons nous montrer reconnaissants envers l’humain. Nous devons nous repentir, expier et pardonner; nous réconcilier pour préparer les voies aboutissant vers la paix. Nous devons trouver la jeunesse et, en croyant que nous sommes appelés à être des précurseurs de la paix, vivre, agir et nous épanouir dans l’esprit d’Albert Schweitzer.
    En chacun de nous vit quelque chose de ses possibilités. Si nous les réalisons, chacun à notre place, nous pouvons changer le monde.
    Ne nous quittons pas aujourd’hui sans réaffirmer notre ferme conviction que chacun de nous est coresponsable de ce qui arrivera demain.

Le Problème de la Paix

Discours d’Albert Schweitzer lors de la remise du Prix Nobel de la Paix; Auditorium de l’Université d’Oslo, 4 novembre 1954; (Extraits)

«Les hommes d’Etat responsables de la construction du monde actuel par les négociations après chacune de ces deux guerres [mondiales] avaient de mauvaises cartes en main. Leur but n’était pas tant de créer des situations susceptibles de favoriser un développement large et prospère, mais plutôt de consolider durablement les résultats de la victoire. […] Ils étaient contraints de se considérer comme les exécuteurs de la volonté des peuples conquérants. Ils n’aspiraient donc pas à établir des relations entre les nations sur une base juste et appropriée […].
    Nous avons appris à tolérer les faits de la guerre: que des hommes soient tués en masse […], que des villes entières  et leurs habitants soient anéantis par la bombe atomique, que des êtres humains soient transformés en torches vivantes par des bombes incendiaires. Nous apprenons ces choses par la radio ou par la lecture de journaux les jugeant selon notre propre évaluation du succès pour le groupement de peuples auquel nous appartenons ou pour nos ennemis. Si nous admettons que de tels actes résultent d’un comportement inhumain, cet aveu est accompagné de l’idée que le fait de la guerre lui-même ne nous laisse pas d’autre choix que de les accepter. […]
    Si nous nous résignons sans lutte à notre destin, nous nous rendons coupables d’inhumanité. Ce qui compte vraiment, c’est que nous reconnaissions tous que nous avons été coupables d’inhumanité. L’horreur que nous inflige cette reconnaissance devrait nous tirer de notre léthargie et diriger nos forces envers nos espoirs et nos intentions vers l’avènement d’une ère où la guerre soit obsolète. Cette espérance et cette volonté ne peuvent avoir qu’un seul but – celui d’atteindre, par un changement d’esprit, cette raison supérieure qui nous empêche d’abuser du pouvoir dont nous disposons. La guerre est aujourd’hui synonyme de destruction […].
    Pour assurer la paix, des mesures décisives sont à prendre qui aboutissent à des résultats significatifs, immédiatement. Tout cela ne peut se faire que par l’esprit. L’esprit est-il capable de répondre à ce que nous devons attendre de lui dans notre besoin? Ne sous-estimons pas sa puissance dont les preuves sont visibles tout au long de l’histoire de l’humanité! C’est l’esprit qui a créé cet humanisme qui est à l’origine de tout progrès vers une forme d’existence supérieure. Inspirés par notre humanité, nous sommes fidèles à nous-mêmes et capables de créer. Animés d’un esprit contraire, nous sommes infidèles à nous-mêmes et victimes de toutes sortes d’erreurs. […] Si aujourd’hui nous voulons éviter notre propre ruine, nous devons nous réengager dans cet esprit. Il doit produire un nouveau miracle […].
    L’esprit [de paix] n’est pas mort ; il vit dans l’isolement. Il a surmonté la difficulté d’exister dans un monde qui ne correspond pas à sa substance éthique. Il a compris qu’il ne peut trouver d’autre patrie que dans la nature profonde de l’homme. L’indépendance qu’il a acquise par l’acceptation de ce constat lui prête un avantage en plus. […]
    Une fois de plus osons-nous donc faire appel à l’être humain tout entier, à sa capacité à réfléchir et à compatir, en l’invitant à reconnaître ce qu’il est et à rester fidèle à lui-même. Nous réaffirmons notre confiance dans les qualités profondes de sa nature. Nos expériences vécues nous donnent raison. […]
    L’unique originalité que je revendique est que cette vérité s’accompagne pour moi de la certitude intellectuelle que l’esprit humain est capable, en notre époque, de créer une nouvelle mentalité, une mentalité éthique. Animé de cette certitude, je proclame cette vérité ensemble avec l’espoir que mon témoignage contribuera à empêcher son rejet à la manière de ceux qui le méprennent en tant que sentiment admirable mais  impossible sur le plan pratique. De nombreuses vérités sont restées longtemps inaperçues parce que personne n’avait reconnu leur potentiel à devenir réalité. Ce n’est que lorsque l’idéal de paix naîtra et évoluera dans les esprits des peuples que les institutions créées pour l’ancrer et le maintenir rempliront efficacement leur fonction attendue.»

Source: https://www.nobelprize.org/prizes/peace/1952/schweitzer/lecture/ 

(traduit de l’anglais par Horizons et débats)

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