Aujourd’hui, le modèle suisse est en danger. La reprise dynamique du droit dans l’accord-cadre 2.0 avec l’UE dévaloriserait le référendum. La neutralité est pratiquement abolie, la libre circulation des personnes de l’UE est au-dessus de la Constitution fédérale, etc. Plusieurs initiatives populaires sont en route pour stopper ce démantèlement.
L’adage souvent cité «l’histoire ne se répète pas, mais elle présente des parallèles» s’applique. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, on ne savait pas comment la démocratie suisse allait évoluer. Déjà dans les années 1930, le Conseil fédéral et le Parlement ont empêché 91 fois le référendum en déclarant trop vite des arrêtés fédéraux urgents. Puis vint le régime des pleins pouvoirs pendant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, les autorités fédérales ont eu du mal à renoncer complètement à leurs pleins pouvoirs. Ce n’est qu’avec l’initiative populaire «Retour à la démocratie directe» de 1949 que l’on a pu remédier à cette situation. Zaccaria Giacometti, professeur de droit public et recteur de l’université de Zurich, était alors une ou la figure marquante des débats sur le rétablissement de la démocratie. En 1954, lors de la cérémonie de fondation de l’université de Zurich, il a tenu une conférence qui a fait date: «La démocratie, gardienne des droits de l’homme». J’ai rendu hommage à cet événement dans ma conférence «Zaccaria Giacometti, Naturrecht und Völkerrecht», tenue lors des débats d’automne de l’Institut des sciences humaines personnelles et des questions de société, IPHG, 2024.
L’artiste Alberto Giacometti, avec ses sculptures marquantes, est sans doute le représentant le plus connu de la famille d’artistes du Val Bregaglia. L’autre grande personalité de famille, son cousin Zaccaria Giacometti, a laissé ses empreintens dans le domaine juridique, notamment sur le plan du développement du droit constitutionnel suisse dont témoigne sa conférence de 1954, mentionnée ci-dessus. Cette question est à nouveau d’actualité aujourd’hui, car la démocratie, et en particulier la démocratie directe, est de plus en plus remise en question par certains cercles. Je ne pense pas seulement à la reprise dynamique du droit que l’UE prévoit pour la Suisse. Je pense aussi aux nombreuses guerres récentes dans lesquelles les solutions démocratiques ont été délibérément mises de côté. Lors des guerres de Yougoslavie, il n’y a pas eu un seul référendum sur l’appartenance à un Etat. Le Kosovo – un produit de ces guerres – n’est toujours pas en paix vingt ans après la guerre. La situation est similaire en Bosnie. En Ukraine, des votes ont certes eu lieu en Crimée et dans le Donbass. Mais les votes, aussi clairs qu’ils aient été, sont mis de côté. Pourquoi la voix du peuple n’a-t-elle pas plus de poids? Le droit à l’autodétermination fait également partie du droit international. – Les votations auraient pu contribuer à éviter la guerre. Zaccaria Giacometti a vécu les deux guerres mondiales ainsi que la grande crise économique des années 1930. Il a toujours exhorté – même pendant la guerre – à respecter les règles de la démocratie. Une phrase clé de son exposé illustre particulièrement bien sa vision de l’homme.
«Il est évident que le peuple et les représentants du peuple, en tant que bénéficiaires des libertés, portent en quelque sorte en eux la garantie des droits de l’homme. […] La fonction de gardien des droits de l’homme devrait être inhérente au peuple en tant que détenteur des libertés».
Zaccaria Giacometti estime que les hommes, en tant qu’êtres sociaux et doués de raison, sont capables de veiller eux-mêmes à l’ordre qui leur convient par nature. Pourquoi la diplomatie et une démocratie soignée avec des votes populaires – comme le souhaitait Giacometti – n’ont-elles pas leur place, depuis longtemps, dans la politique d’aujourd’hui? Les résultats de la politique de guerre sont en effet catastrophiques et intolérables.
Les explications juridiques, politiques et historiques fondamentales qui suivent montrent que c’est au peuple que les droits de l’homme sont le mieux confiés. – J’accompagne donc, dans ce qui suit, le professeur Zaccaria Giacometti, alors recteur de l’université de Zurich, tout au long de son exposé.
Il commence par un rappel historique : Environ 500 ans avant Jésus-Christ, des philosophes grecs ont commencé à développer l’idée du droit naturel. A la Renaissance – près de 2000 ans plus tard – le droit naturel a été développé en lien avec le christianisme – dans le cadre de l’enseignement chrétien (Thomas d’Aquin, Ecole de Salamanque) et plus tard, après la Réforme, dans les pays protestants (Hugo Grotius, Samuel Pufendorf, John Locke). Le droit naturel a pris toute son importance dans la pensée des Lumières, lorsqu’il a servi de base aux premières constitutions démocratiques des Etats-nations naissants. Giacometti cite les documents les plus impressionnants de cette époque et de l’époque plus récente.
La déclaration d’indépendance des –Etats-Unis de 1776
«Tous les hommes sont égaux en liberté et en indépendance par nature et jouissent de certains droits inhérents à leur condition», affirme la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776. La Constitution des Etats-Unis de 1789 nomme ces libertés dans des articles additionnels spécifiques: la liberté de religion, la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de réunion et le droit de pétition.
Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, Paris 1789
L’idée directrice de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, manifeste dans la devise de la Révolution française «Liberté, Egalité, Fraternité», a fait l’Histoire. Les principaux points de la Déclaration sont les suivants: «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune» (1er article). «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression» (article 2). Ces principes et idées directrices ont été intégrés en 1793 dans les constitutions républicaines – la Constitution girondine ainsi que la Constitution montagnarde. Toutes deux contenaient, outre les libertés publiques, des éléments de démocratie directe, aussi bien le référendum que le droit d’initiative du peuple. Ils n’ont pourtant jamais été appliqués en raison des troubles révolutionnaires qui enduraient.
La Déclaration des Droits de l’Homme de l’ONU de 1948
Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté, en 1948, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Dans son 1er article, elle concrétise les Droits de l’Homme de manière beaucoup plus complète que les déclarations antérieures: sont énumérées dans ce document volumineux la liberté personnelle, la liberté de religion, la liberté d’expression, la liberté de réunion, le droit à la propriété, le droit à l’éducation, le droit au travail et bien d’autres droits élémentaires encore.
Aujourd’hui, les Droits de l’Homme se trouvent inscrits dans les constitutions de tous les pays. Cependant, il existe des différences qui trouvent leur origine dans les spécificités nationales, dans les différentes cultures et dans les conditions politiques. De différents exemples tirés de l’Histoire du Droit montrent qu’il ne s’agissait pas seulement de figer les Droits de l’Homme dans un document et dans des constitutions nationales, mais que la manière dont les Droits de l’Homme sont appliqués est de grand poids.
Giacometti a fait remarquer que certains politiciens et contemporains répondaient spontanément par la négative à la question de savoir si la démocratie pouvait être la gardienne des Droits de l’Homme – parce que l’Histoire avait montré que même des droits de l’homme décidés démocratiquement pouvaient être rapidement annulés ou même balayés par les événements politiques. C’est ainsi que les Jacobins sous Robespierre ont instauré un régime de terreur sur la base du droit d’urgence dans les premières années qui ont suivi la Révolution française, sans que la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 et, par la suite, les deux Constitutions de la Première République de 1793 n’aient pu l’empêcher. L’histoire regorge malheureusement d’exemples de ce genre. Hitler a lui aussi réussi à invalider assez facilement et durablement les Droits de l’Homme contenus dans la Constitution de Weimar en invoquant le droit d’urgence (décret d’urgence et loi d’habilitation). Comment y remédier?
La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de l’ONU de 1948 exige que les Droits de l’Homme soient protégés par la primauté du droit. C’est sur ce point que Zaccaria Giacometti est intervenu en donnant aux auditeurs une brève introduction à la science du droit: il a divisé le droit en deux domaines qui se distinguent fondamentalement parce qu’ils appartiennent à des systèmes de normes différents – le droit positif et le droit naturel.
Droit positif
Le droit positif est le droit écrit. En Suisse, il se compose des lois actuellement en vigueur, à savoir la Constitution fédérale, les lois fédérales et les ordonnances. Le droit des cantons est subordonné au droit fédéral et se situe au-dessus des actes législatifs des quelque 2200 communes. Les juristes parlent d’une hiérarchie des lois. Le Tribunal fédéral, en tant que cour constitutionnelle, contrôle les actes législatifs cantonaux pour s’assurer qu’ils ne sont pas contraires au droit fédéral. En revanche, le Tribunal fédéral ne peut pas contrôler les lois fédérales. Le peuple exerce ici le contrôle le plus élevé par le biais du référendum. En Allemagne et aux Etats-Unis, en revanche, la Cour constitutionnelle contrôle la constitutionnalité des lois fédérales et de la politique du gouvernement.
Droit naturel
Le droit naturel, en revanche, qui est à la base des différentes déclarations des droits de l’homme, découle de la nature ou de l’essence de l’homme et se fonde sur des convictions philosophiques, religieuses et psychologiques fondamentales. Ce droit s’appuie sur une image de l’homme et du monde, reposant donc sur une certaine conception du monde. Le droit naturel implique des revendications éthiques envers l’Etat. Selon Giacometti, il s’agit d’un «droit pensé et ressenti», donc pas d’un droit au sens de normes pouvant être imposées.
Selon Giacometti, il existe de différentes approches du droit naturel: comme droit naturel catholique (Thomas d’Aquin), comme droit naturel protestant (Hugo Grotius, Samuel Pufendorf), comme droit naturel rationaliste (John Locke, Emmanuel Kant, Rousseau, Montesquieu et quelques autres), comme droit naturel libéral (David Hume, John Stuart Mill). Ces différents courants de pensée ont cependant un point commun: la nature de l’homme.
Pour Giacometti, l’évolution du droit est optimale lorsqu’au lieu d’un affrontement entre deux systèmes opposés, le droit positif se combine avec le droit naturel.
«La démocratie peut-elle être la
gardienne des Droits de l’Homme?»
Après ces remarques introductives, Giacometti se penche sur la question centrale de savoir qui doit protéger et garantir les droits de l’homme, afin que le droit naturel, respectivement les Droits de l’Homme soient réellement appliqués et vécus. Le système juridique peut-il assumer cette tâche? Pour Giacometti, le principe de la séparation des pouvoirs est une pierre angulaire de la démocratie et des Droits de l’Homme: le pouvoir étatique doit être divisé en pouvoir exécutif (gouvernement), législatif (législateur) et judiciaire. Ces trois pouvoirs partiels se régulent et se contrôlent mutuellement, ce qui empêche les abus de pouvoir et protège les libertés des citoyens. Dans la démocratie directe ou semi-directe, avec le référendum et l’initiative populaire, le peuple représente, avec le parlement, une partie importante du pouvoir législatif, respectivement de la Constitution et de la législation. A ce sujet, Giacometti précise «La citoyenneté active, en tant qu’organe partiel du pouvoir constituant et du pouvoir législatif, assume cette fonction régulatrice vis-à-vis du Parlement et de l’administration».
Giacometti a ensuite expliqué comment, dans la période difficile de l’entre-deux-guerres, la démocratie directe a protégé la Suisse contre le démantèlement de sa démocratie et contre une considérable restriction des libertés, comme cela s’est produit dans la plupart des pays à l’époque. De nombreuses initiatives populaires ont été déposées.
Le rôle du fédéralisme
Giacometti cite le fédéralisme comme un autre principe de droit public qui préserve les droits de l’homme: en répartissant le pouvoir étatique entre les cantons et la Confédération, le fédéralisme protège la liberté individuelle des citoyens. Un effet similaire peut être observé dans les cantons, où les communes disposent d’une large autonomie avec leur propre souveraineté fiscale, et où les citoyens participent activement aux affaires communales. Le «peuple communal» veille lui-même aux libertés.
Giacometti a souligné un point important du fédéralisme: «Tout naturellement, plus une collectivité est petite, plus la participation active et libérale des citoyens à l’exercice des tâches publiques semble intense».
Et le peuple?
Selon Giacometti, c’est la démocratie qui offre la plus grande chance de réalisation des libertés: «Le peuple doit être préparé, politiquement mûr pour la démocratie libérale. Un peuple est mûr pour une véritable démocratie directe s’il remplit les conditions suivantes»:
a) L’idée de liberté: «L’idée de liberté qui doit être vivante dans l’individu et dans le peuple, et le droit naturel de l’Etat de droit doivent être efficaces, non pas en tant que droit, mais en tant que force éthique».
b) La conviction politique: «Il faut faire régner des valeurs de liberté, non pas comme des humeurs euphoriques nées sur le moment ou comme des inspirations opportunistes, mais comme des convictions politiques profondes qui dominent durablement la conscience du peuple et sont portées par les forces vives de la vie politique».
c) La conscience historique: «Le peuple doit posséder une tradition libérale. Ses convictions libérales doivent s’enraciner dans une telle tradition. La tradition, une conscience historique, et la tradition libérale est par conséquence une qualité libérale. Or, la démocratie possède une telle conscience historique dans le cas où elle a été marquée par un passé libéral, c’est-à-dire dans le cas où la génération précédente a transmis à la génération active un trésor de représentations politiques, de conceptions et d’expériences libérales. […] Une fois de plus, on peut citer Goethe: «Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder».
d) L’éducation politique: «Une éducation appropriée doit permettre à la génération active de s’approprier cet héritage de conceptions politiques libérales et d’expériences politiques libérales, de les acquérir même de haute lutte. La génération active doit être mise à l’épreuve et faire ses preuves comme acteur constituant et législateur d’une véritable démocratie».
Le référendum, un «grand outil d’éducation politique» (Giacometti)
En 1874, la Constitution fédérale a été révisée, avec une innovation fondamentale. Si les citoyens n’étaient pas d’accord avec une loi fédérale votée par le Parlement, ils pouvaient, avec 30000 signatures, demander une votation populaire. C’était révolutionnaire. Le référendum devait devenir un pilier de l’ordre juridique suisse. Peu après s’est ajouté le droit d’initiative populaire. Depuis 1848, 672 votations populaires ont eu lieu au niveau fédéral, 216 fois sur un référendum portant sur un projet de loi et 234 fois sur une initiative populaire ayant pour objet une modification de la Constitution. A cela s’ajoutent de nombreux référendums dans les cantons et d’innombrables dans les communes. Les chiffres sont impressionnants. Le «chaos» n’a pas éclaté, comme certains le craignaient au départ. La Suisse compte aujourd’hui parmi les démocraties les plus stables. Mais certaines difficultés sont apparues.
La «porte dérobée» du référendum
Lorsque le référendum contre les décisions fédérales a été instauré en 1874, un problème s’est posé. En lisant attentivement l’article constitutionnel, on s’est vite rendu compte qu’il existait une porte dérobée permettant au Parlement d’éviter le vote populaire, ce qu’on appelle le droit d’urgence. Le Parlement pouvait décider à la majorité simple qu’une affaire était urgente et que le référendum n’était pas possible. De plus, la notion d’«urgence» n’était définie nulle part. Il y a presque toujours «urgence» en politique. Quand l’urgence est-elle appropriée? C’est surtout dans la période difficile de l’entre-deux-guerres que le Parlement a très souvent utilisé cette porte dérobée et évité un vote populaire. Bien trop souvent, ont estimé Zaccaria Giacometti et ses pairs: «Cela détruit la démocratie directe!» ont-ils déclaré voulant résoudre le problème.
Un exemple
En 1934, la Confédération a interdit par le droit d’urgence l’ouverture de nouveaux grands magasins ou de nouvelles succursales. L’interdiction entrait en vigueur immédiatement et aucun référendum n’était possible. La Confédération voulait ainsi protéger le commerce de détail, les petits et moyens magasins. Cette mesure était dirigée notamment contre Gottlieb Duttweiler, le fondateur de Migros. Duttweiler avait commencé à étendre le système Migros à l’ensemble du pays, menaçant ainsi l’existence de nombreux détaillants. L’interdiction a été sans cesse renouvelée et n’a été levée qu’en 1946. «Pour l’amour du ciel, ce n’est pas possible. C’est une violation de la liberté du commerce et de l’industrie. Nous vivons dans un pays libre», s’est exclamé Duttweiler. Giacometti lui a donné raison: ce n’était pas possible. Certes, l’économie était en crise, mais pourquoi ne pouvait-on pas voter sur les mesures à prendre, et justement sur celles qui aident le peuple à surmonter une crise? Duttweiler fonda un parti, l’Alliance des Indépendants, prépara une initiative populaire et transforma sa société anonyme en coopérative en offrant les parts sociales d’une valeur de 30 francs à ses employés et à ses fidèles clients. En outre, Duttweiler ne s’est pas laissé décourager par le droit d’urgence. Il envoyait des camions comme magasins mobiles dans les quartiers et les villages afin d’approvisionner la population en produits de première nécessité à des prix avantageux. De tels «magasins» mobiles circulaient jusque dans les années 1980. Aujourd’hui, Migros est le plus grand «détaillant» de Suisse, avec un large réseau de grands centres et de magasins.
Ainsi, entre les deux guerres mondiales, le Parlement empêchait 151 fois un référendum de cette manière ou autrement, le plus souvent pour des raisons économiques. Le peuple a en partie compensé cette restriction par des initiatives populaires. Durant cette période, 21 initiatives populaires et 7 référendums facultatifs contre des projets de loi ont été soumis au vote, certains avec plus de 300000 signatures, dix fois plus que ce qui était demandé.
Giacometti a néanmoins estimé que la démocratie directe ne devait pas être contournée de cette manière. Un droit d’urgence exagéré était nuisible. Giacometti et d’autres ont réfléchi à la manière de résoudre le problème. Fallait-il limiter étroitement le droit d’urgence ou exiger une majorité qualifiée au Parlement? Ces questions étaient ouvertes. Plusieurs initiatives populaires ont été déposées, et il n’y avait pas de solution simple.
Cour constitutionnelle?
En 1939, peu avant la Seconde Guerre mondiale, un groupe de professeurs a proposé, par le biais d’une initiative populaire, d’instituer une sorte de cour constitutionnelle. Un panel de juges devait décider si, dans un cas ou une situation donnée, le droit d’urgence était justifié ou non. Un référendum a eu lieu. Le peuple a voté non à une majorité des trois quarts, avec le non totalisant tous les cantons: non pas les juges, mais le peuple devait veiller sur les libertés et les droits de l’homme. Giacometti prit clairement position à ce sujet par la suite: «Un juge au-dessus de la Constitution, c’est une idée insupportable». Ce fut un tournant fondamental dans l’ordre juridique de la Suisse. Aujourd’hui encore, la Suisse n’a pas de cour constitutionnelle pour le droit fédéral, contrairement à la plupart des pays.
L’initiative populaire «Retour à la démocratie directe»
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Conseil fédéral a obtenu du Parlement des pouvoirs étendus, qu’il a maintenus en partie après la guerre. En 1949, le peuple a approuvé l’initiative populaire «Retour à la démocratie directe», à laquelle Zaccaria Giacometti avait participé en coulisses. Depuis lors, «le droit d’urgence, mis en vigueur immédiatement, reste possible. Mais en cas de violation de la Constitution, il y a référendum obligatoire dans un délai d’un an. En cas de violation d’une loi, un référendum facultatif est possible.»
Ainsi, même en cas de droit d’urgence, le peuple contrôle les libertés et les droits de l’homme, selon Zaccaria Giacometti.
Les référendums «corona»
«Est-ce que ça fonctionnera?», demanderont certains. Oui, nous l’avons vécu, il y a quelques années, lors de la pandémie de coronavirus. Lorsque le nombre de cas a augmenté en 2020, le Parlement a promulgué une loi fédérale urgente, la loi Covid-19, qui est entrée en vigueur immédiatement et a donné au Conseil fédéral des pouvoirs étendus. Je ne citerai que quelques mots clés: vaccination obligatoire, certificat, masques, quarantaine, télétravail, école à la maison, etc., inutile d’en ajouter.
L’opposition aux restrictions de plus en plus radicales de la liberté personnelle et des libertés en général ne tarda pas à se manifester, surtout en Suisse centrale. Je me souviens du groupe des Amis de la Constitution (Verfassungsfreunde) du canton de Schwyz, qui s’est manifesté avec des cloches de vaches contre les restrictions massives de la liberté personnelle. Mais il y avait aussi des médecins qui mettaient en doute les mesures du point de vue médical. Chaque fois que le Conseil fédéral et le Parlement durcissaient la loi Covid 19 et ordonnaient d’autres mesures urgentes (qui entraient immédiatement en vigueur), les opposants lançaient un référendum et la votation avait lieu au bout de quelques semaines: une première fois le 13 juin 2021, une deuxième fois le 28 novembre 2021, et enfin, le 18 juin 2023, les électeurs ont voté une troisième fois sur des modifications. A chaque fois, environ 60% des votants ont déposé leur «oui» dans l’urne, en faveur de la politique du Conseil fédéral. Certains penseront: pourquoi a-t-on voté? C’était pourtant l’affaire des médecins et des experts? Cela dit, les trois votations populaires ont conforté le Conseil fédéral et ont quelque peu calmé l’ambiance surchauffée.
Ces trois votations en Suisse ont été uniques au monde. Nulle part ailleurs, la population n’a pu voter sur la politique de santé de ses autorités. Il y a environ septante ans, Zaccaria Giacometti a ouvert la voie. Même dans des situations d’urgence graves, comme en cas de pandémie, la politique doit impliquer le peuple, dans l’esprit de Giacometti, pour protéger les libertés et les droits de l’homme. Depuis 1949, j’ai compté quinze référendums d’urgence. A chaque fois, le peuple a voté oui et a soutenu le gouvernement. Un autre exemple: lorsque le système de Bretton Woods s’est effondré en 1972, une véritable pluie de dollars s’est déversée sur la Suisse. Le Conseil fédéral a reçu la compétence de prendre immédiatement, avec la Banque nationale suisse, des mesures de défense urgentes pour protéger la monnaie. Lors de la votation populaire qui suivit, près de 90% des votants ont approuvé cette mesure.
Il n’est pas certain que de tels référendums soient encore possibles dans le domaine de la santé. L’OMS a récemment édicté un Règlement sanitaire international et un accord international sur les pandémies est sur la table, tous deux classés être supérieurs au droit national. C’est l’OMS, et non plus les autorités nationales, qui devrait à l’avenir ordonner les mesures urgentes. Ces textes ne prévoient certainement pas de référendum.
La démocratie comme processus d’apprentissage
Or, la démocratie est un processus d’apprentissage qui n’est pas si simple, ni pour le Parlement ni pour le gouvernement. Cet été, le Conseil fédéral et le Parlement ont préparé la réforme des caisses de pension, une histoire compliquée. Certains ont lancé un référendum. Le 22 septembre, «nous», le peuple, avons dit non, et tout le travail peut recommencer. Dans quelques semaines suivra le référendum sur le financement uniforme du système de santé, tout aussi complexe. Ce n’est pas pour rien que Zaccaria Giacometti a qualifié le référendum de «grand outil d’éducation politique».
Dans les premières décennies après 1874, le Conseil fédéral et le Parlement n’avaient pas encore tout à fait confiance dans le peuple. C’est pourquoi les politiciens ont fréquemment eu recours au droit d’urgence et ont évité le vote populaire, une pratique qui serait aujourd’hui incompréhensible. Zaccaria Giacometti et ses pairs ont mis un terme définitif à cette mauvaise habitude avec leur initiative populaire «Retour à la démocratie directe».
La Constitution fédérale,
un chantier permanent
La poursuite du processus d’apprentissage n’est possible que si la souveraineté de la Suisse est maintenue. Aujourd’hui, on observe des tendances à restreindre à nouveau la démocratie directe. Ainsi, le Parlement a tendance à ne pas mettre en œuvre les initiatives populaires. La libre circulation des personnes de l’UE aurait la priorité et passerait avant la Constitution fédérale, dit-on au Parlement.
Le Tribunal fédéral a contribué à ce changement de paradigme sans avoir été légitimé par la Constitution et le peuple. En octobre 2012, il a pour la première fois placé le droit international non impératif au-dessus de la Constitution fédérale. Il a justifié sa décision en déclarant que s’il existe un véritable conflit de normes entre le droit fédéral et le droit international, c’est en principe l’obligation de la Suisse en vertu du droit international qui prime, et que cela vaudrait même pour les accords n’ayant pas pour contenu les droits de l’homme ou les droits fondamentaux. Ce positionnement est nouveau, restreint considérablement le cadre juridique de la démocratie directe. En plus, les juges se verraient ainsi confier une tâche qu’ils n’avaient pas jusqu’à présent. Les critiques parlent à juste titre d’un coup d’Etat silencieux.
On ne peut qu’imaginer ce qui attend la Suisse si la reprise dynamique du droit, telle que l’UE la prévoit pour la Suisse, se produit. Le référendum perdrait son caractère de «grand outil d’éducation politique», comme l’avait qualifié Giacometti. Si le résultat d’une votation populaire ne lui convient pas, l’UE décréterait des sanctions ou des mesures compensatoires. Perspective monstrueuse, Giacometti se retournerait dans sa tombe! Les électeurs et votants suisses ne seraient plus les «gardiens des droits de l’homme».
Arrêts problématiques de la Cour
Européenne des Droits de l’Homme
Le Conseil de l’Europe a été créé en 1949 et a adopté la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) en 1950. En 1959, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CrEDH) a été créée à Strasbourg, mais avec des pouvoirs limités. Giacometti était sceptique. Ce n’est qu’en 1998 que la Cour actuelle a été créée en tant que tribunal de plein exercice qui intervient considérablement dans l’ordre juridique des différents pays. La Suisse avait ratifié la CEDH en 1974, sans vote populaire, car le Conseil fédéral et le Parlement partaient du principe que les Droits de l’Homme étaient de toute façon contenus dans la Constitution fédérale.
Des exemples récents montrent toutefois que les craintes de Zaccaria Giacometti étaient justifiées. Les jugements de La Cour européenne des Droits de l’Homme lui servent souvent à influencer la politique, ce qui affaiblit l’Etat national. Les juges ont décidé si un crucifix pouvait être accroché dans les salles de classe italiennes ou s’il existait un droit humain à un minaret, si les élèves musulmans devaient participer aux cours de natation, etc. La dernière décision de la CrEDH contre la Suisse concerne la plainte des «Aînées pour le climat». Ce groupement de femmes a exigé devant le Tribunal fédéral que les autorités fédérales fassent davantage pour atteindre les objectifs climatiques. Elles estimaient que les mesures déjà mises en place étaient insuffisantes. Leur droit à la vie et leur droit au respect de la vie privée et familiale avaient été violés, disaient-elles. Le Tribunal fédéral n’étant pas entré en matière, elles ont déposé une plainte auprès de la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui leur a donné raison.
Pour la première fois, le Conseil fédéral et le Parlement ont protesté. Le Conseil fédéral estimait que la Suisse répondait suffisemment aux exigences de l’arrêt en matière de politique climatique. Le Conseil des Etats ainsi que le Conseil national ont rappelé à l’ordre le panel de juges, exigeant que la Cour se limite à la protection des droits fondamentaux et ne fasse pas d’activisme politique. Mon épouse, Marianne Wüthrich, a également exprimé clairement le malaise dans son article publié par Horizons et débats du 21 mai 2024: «Quel rapport existe-il entre la protection du climat et le droit des femmes d’âge avancée au respect de leur vie privée et familiale? Mais aucun, pour toute personne ayant gardé un peu de bon sens».
De tels jugements extérieurs, qui ont même un impact au-delà des pays concernés, affaiblissent la démocratie dans les différents pays et détournent l’attention de l’essence même des droits de l’homme. Et surtout, ils détournent l’attention du fait que les Droits de l’Homme les plus élémentaires sont aujourd’hui violés de manière flagrante dans de nombreux endroits du monde, surtout dans les régions en crise, et suite à la politique de guerre intolérable que mènent également des pays ayant ratifié la CEDH. Tout cela nous appelle à ne pas oublier l’exposé du professeur Zaccaria Giacometti, ancien recteur de l’université de Zurich.
La conclusion de Giacometti de 1954
est un sérieux avertissement à nous contemporains:
«En Suisse, le peuple est largement garant direct des Droits de l’Homme, et notre pays se caractérise malgré tout par l’harmonie d’un large spectre de libertés individuelles et politiques. Cette harmonie provient d’une atmosphère libérale reposant sur des idéaux politiques, sur une vieille tradition libérale et sur l’expérience et l’épreuve politique. Oui, la Suisse constitue un cas unique de démocratie où le peuple, en tant que législateur, est lui-même le gardien des Droits de l’Homme, et elle apporte ainsi de la plus belle manière la preuve vivante de la possibilité d’existence d’un véritable Etat démocratique et libéral».
L’exposé de Zaccaria Giacometti se termine sur les paroles du défenseur des droits civiques Gottfried Keller:
«Ce pays est juste,
ni trop bon ni trop mauvais,
ni trop grand ni trop petit,
pour y être un homme libre!» •
Sources:
«Die Demokratie als Hüterin der Menschenrechte». Festrede des Rektors der Universität Zürich Prof. Dr. Zaccaria Giacometti, gehalten an der 121. Stiftungsfeier der Universität Zürich am 29. April 1954. (Jahresbericht 1953/54)
Linder, Wolf; Bolliger, Christian; Rielle, Yvan. Handbuch der eidgenössischen Volksabstimmungen 1848–2007. Bern 2010
Kölz, Alfred. Neuere Schweizerische Verfassungsgeschichte. Ihre Grundlinien in Bund und Kantonen seit 1848. Bern 2004 – mit Quellenbüchern. Bern 1992 und 1996
Wüthrich, Werner. Wirtschaft und direkte Demokratie in der Schweiz. Zürich 2020
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