Beyrouth-sud: quelle est la valeur de la vie d’un être humain?

par Karin Leukefeld, Bonne et Damas

C’était un vol tranquille. Les hôtesses étaient aimables comme toujours, les passagers perdus dans leurs pensées, endormis ou engagés dans des conversations à voix basse. Seuls deux bébés protestaient à plein volume, lors du décollage tout comme à l’atterrissage, deux moments où la dépressurisation se fait plus forte, voire douloureuse, sur le tympan des petits voyageurs.
    Quant au pilote, il était resté pratiquement muet, à part les instructions courantes aux hôtesses avant le départ et l’atterrissage, on ne l’avait pas entendu. L’interminable vol à destination de l’aéroport international de Beyrouth nous avait emmenés depuis la côte méditérranéenne de la Turquie jusqu’à l’île de Chypre. De gigantesques amas de nuages surplombaient l’île, dont la partie nord est occupée par la Turquie depuis 1974. Contrairement aux nuages noirs que les attaques aériennes des drones et des avions de combat israéliens font monter au-dessus du Liban, ces amas de nuages sur Chypre étaient cet après-midi-là colorés du rouge chaleureux du soleil couchant.
    C’est seulement peu avant de survoler la côte libanaise que le pilote a dirigé l’avion vers le sud pour mettre le cap sur l’aéroport international Rafik Hariri. Des lumières scintillaient le long de la côte, sur le portde Beyrouth et sur la ville que l’avion a atteint près de Ras Beyrouth.
    Les passagers étaient silencieux, tout le monde essayant de capter par le hublot quelques détails de ce pays harassé. L’atterrissage fut à peine perceptible, à l’exception d’ un freinage brusque indiquant malgré tout que le pilote ne voulait pas laisser davantage rouler l’avion en direction du sud. Au sud et à l’est de l’aéroport régnait l’obscurité totale. Dakhieh, c’était là – le faubourg de Beyrouth que l’armée israélienne attaque régulièrement depuis fin septembre.

L’objectif premier des raids aériens israéliens au Sud-Liban

Il n’y a eu, depuis cet endroit précis, aucun tir, aucune roquette, aucun obus de mortier tiré sur Israël – et pourtant, la population de ces quartiers est devenue l’objectif numéro un pour Israël. Aujourd’hui, plus d’un million d’êtres humains de Dakhieh et du sud du pays vivent comme des réfugiés dans leur propre pays, au nord et à l’est de Beyrouth, dans les villages de la montagne libanaise ou bien au nord de la ville portuaire de Tripoli. Des milliers d’entre eux ont fui et traversé la frontière syrienne, dont plus de 400 000 réfugiés syriens qui avaient récemment fui la guerre de la Syrie en se ruant vers le Liban. Ces derniers temps, ils reviennent vers leur pays détruit par la guerre pour se mettre à l’abri des attaques israéliennnes. Des bombardements israéliens ont détruit deux des trois points de passage officiels entre le Liban et la Syrie. En Syrie, les attaques aériennes israéliennes continuent. Dans le nord-est de la Syrie, l’armée turque bombarde des positions kurdes tandis que dans l’est de la Syrie, le long de la frontière de l’Irak, c’est encore l’aviation américaine qui s’en charge. Les attaques sont justifiées selon divers motifs, selon la situation, soit par la contrebande d’armes du Hezbollah (Israël), par la menace pour la sécurité nationale (Turquie) ou par les attaques des milices iraniennes ou encore par des représailles contre l’Etat Islamique (USA). Dans ces scénarios morbides, on a fait depuis le début l’impasse sur la sécurité des populations au Liban, en Syrie et en Irak. Lorsque ces populations abandonnées se défendent, en recourant à ce que l’on appelle des «acteurs non-étatiques» – du fait que leurs armées nationales sont trop faibles et mal équipées – elles sont aussitôt traitées d’«organisations terroristes», et exposées aux bombardements et aux tirs de repésailles.
    A l’origine, tout cela a commencé avec la répartition territoriale de la région après la première guerre mondiale et la destruction de la Palestine par le projet sioniste colonial du nom d’Israël initié vers la fin du 19e siècle et dont le caractère brutal s’est aujourd’hui clairement manifesté dans la bande de Gaza. Israël est soutenu par ses grands idoles, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et avant tout par les Etats-Unis, dont le passé colonial figure comme manuel stratégique de la guerre de destruction qui se joue devant les yeux du monde, menaçant les Palestiniens aussi bien que les Libanais.

Un jour à Beyrouth

Le 17 novembre 2024, l’avion a atterri en début de soirée. Avec un passeport allemand, l’accès du territoire du Liban ne pose normalement pas de problème. Mais en temps de guerre, on pose aux voyageurs étrangers des questions sur leur profession, les journalistes devant d’abord se présenter auprès de la Sécurité Générale – le Service secret libanais – pour présenter leurs papiers d’accrédition. Pendant l’attente, des douzaines de soldats casques bleus entrent dans la salle d’attente, et passent - devant l’auteur qui attend dans les files séparées pour le passage des diplomates et le personnel des Nations Unies. Au vu des petits drapeaux cousus sur leurs épaulettes, ce sont des Espagnols.
    Pendant le trajet vers la ville le conducteur et l’auteure échangent les premières nouvelles. Mohammad Afif, directeur du bureau de presse du Hezbollah,a été tué en début d’après-midi par une attaque ciblée de drones. Le même soir, un drone israélien s’en est pris avec des roquettes à un appartement et un magasin d’ordinateurs situés dans le quartier de la ville basse de Mar Elias, densément peuplé. A. et son frère B. – dont l’auteure taira les noms – ont trouvé refuge dans un village des montagnes à l’est de Beyrouth. La maison de leurs parents dans un village au sud de Sidon a été partiellement détruite par des attaques israéliennes. Depuis plus d’un mois ils n’ont plus de nouvelles de leur village natal. Ces deux frères ainsi que leurs familles sont soutenus par des parents vivant à l’étranger. Un proverbe très répandu au Liban dit: «A celui qu’aime Allah, il lui donne de la famille à l’étranger.» Quand ils étaient jeunes, les frères ont soutenu leurs familles pendant la guerre civile par leur travail à l’étranger. Maintenant, c’est à la génération suivante de soutenir les proches et de les aider face aux problèmes quotidiens – en temps de guerre.

Partout des destructions, des assassinats ciblés ou «des tués par hasard»

Tout au long de la route qui mène de l’aéroport au centre-ville, la moindre place disponible est occupée par des voitures en stationnement. Ces réfugiés dans leur propre pays, ayant quitté le Liban du sud et Dakhieh, ne sont pas tous pauvres, beaucoup d’entre eux ayant travaillé, pendant des décennies, ailleurs dans le monde entier afin de pouvoir faire bâtir une maison au pays avec le fruit de leur labeur. Ils ont ouvert des magasins, un hôtel ou des installations sportives, ou cultivé des vergers pour les fruits destinés au marché local. Ce qui a été et reste le plus important pour ces familles, c’est d’investir cet argent, durement gagné, de façon à leur donner accès à une vie meilleure pour eux, leurs enfants et leurs parents. Actuellement, ils sont contraints de dépenser leurs économies pour des logements de fortune.
    La nuit est agitée. En deux lourdes vagues d’attaque les drones et les avions de combat israéliens déchargent leur cargaison mortelle au-dessus de la banlieue de Beyrouth-sud. En raison des attaques massives et meurtrières de la veille sur les quartiers de Mar Elias et Ras al Nabeh, non loin de l’ambassade de France et de l’hôpital français, le ministère de l’Education a décrété la fermeture de toutes les écoles de Beyrouth pour deux jours. Ces deux quartiers sont situés à l’intérieur de la circonscription administrative officielle de Beyrouth et les bombardements ont été perpétrés sans aucun avertissement préalable par Israël.
    A Mar Elias, l’attaque a détruit le routeur principal permettant d’alimenter en Internet la rue et les routes secondaires impactées, rapporte C., qui a dû fuir avec sa famille un village de la province méridionale de Nabatieh. L’auteure préfère taire son nom. Il avait enfin pu recommencer à bénéficier de l’enseignement en ligne, comme il l’a raconté à l’auteure. Comme il s’agit de sa dernière année scolaire avant le baccalauréat, comparable à  la Maturité suisse, ces cours sont d’une importance capitale pour C.. La connexion aux cours en ligne est maintenant coupée et il faudra du temps pour que le service en charge puisse réparer les dégâts.
    Premier déplacement de la matinée, l’auteure se rend dans un magasin de photocopies afin de photocopier son passeport avec le visa d’entrée et la lettre de créance du journal pour le Centre de presse du ministère de l’Information. En chemin, le ciel de Beyrouth ouvre les vannes et il pleut si fort que l’achat d’un parapluie (made in China) s’impose. Les réfugiés de l’intérieur, surtout les hommes, assis devant les maisons où ils ont trouvé refuge, s’abritent sous le porche des maisons. Comment les familles qui campent sous des tentes de fortune sur le front de mer ou le long des routes peuvent-elles se protéger? Où dormiront-elles lorsqu’avec l’hiver commencera la saison des pluies?
    Munis des indispensables documents officiels, A. et l’auteure se rendent l’après-midi sur les lieux bombardés la veille. A Mar Elias, l’immeuble abritant le magasin d’informatique et l’appartement dans lequel deux personnes ont été tuées par les drones israéliens sont noircis par la suie, comme s’il avait été dévasté par une boule de feu.
    Les voitures garées devant le bâtiment sont détruites, la police et l’armée ont bloqué la rue, où les passants s’arrêtent pour constater les dégâts. Tout le monde ici connaît ce magasin d’informatique. On dit que le propriétaire aurait été le frère d’un officiel du Hezbollah. Pour Israël, c’est apparemment une raison suffisante pour détruire ces deux hommes et l’œuvre de leur vie.

La mort – une réalité quotidienne

Trouver le lieu de l’attaque de Ras al Nabeh s’apparente à chercher une aiguille dans une meule de foin. Ce quartier résidentiel, situé à proximité de l’université française SaintJoseph, de l’hôpital français et de l’ambassade de France, se compose d’innombrables rues et ruelles étroites, dans lesquelles des immeubles de 20 étages surplombent de typiques maisons basses, anciennes, à la libanaise. A. trouve enfin la ruelle qui a été bouclée par la police et l’armée devant le bâtiment détruit. La cible de l’attaque était la maison du parti Baas syrien, un bâtiment historique de trois étages aux volets verts. C’est au dernier étage que les missiles israéliens se sont abattus, tirés par un drone qui avait identifié sa cible sans avertissement préalable. Mohammad Afif, chef du bureau des médias du Hezbollah, a été tué en même temps que cinq autres personnes.
    Afif était un intrépide journaliste et professionnel des médias qui avait mis ses connaissances et son courage au service du Hezbollah depuis de nombreuses années.
    Les journalistes occidentaux ont manifesté leur indignation face à ses conférences de presse publiques tenues au milieu des décombres de Dakhieh. Le bureau des médias du Hezbollah avait également été la cible des attaques israéliennes. Quelques jours seulement avant d’être tué, il y avait tenu une autre conférence de presse en plein air, sachant qu’Israël avait menacé de l’exécuter. Se référant aux menaces israéliennes d’anéantir le Hezbollah, connu au Liban et au-delà sous le nom de «résistance», Afif avait déclaré: «La résistance est une nation, et une nation ne meurt jamais.» Sur le site web de la chaîne d’information Al Manar, qu’il avait contribué à créer, on pouvait lire en mémoire d’Afif qu’il était «un lion dans le monde des médias», une personnalité exceptionnelle.

«Ce qu’ils font – ce n’est pas juste et ne le sera jamais»

Dans les médias libanais, des articles se sont demandés si quelqu’un qui était une cible aussi manifeste avait le droit de se trouver dans des quartiers résidentiels où elle «mettait tout le monde en danger».
    Kazim Issa, un octogénaire, enseignant à la retraite et voisin de la maison détruite, a répondu à une question de l’auteure à ce sujet: «Si un individu est – à tort ou à raison – accusé d’un crime, il est inadmissible d’attaquer n’importe quelle maison, attroupement ou n’importe où dans la vie civile juste pour le tuer.» Dans d’autres pays, on aurait lancé un mandat d’arrêt, procédé à une arrestation et engagé une procédure judiciaire pour établir la culpabilité de cet individu. Kazim Issa a grandi dans ce quartier et, enfant, ses parents lui avaient enseigné ce qu’est une cohabitation respectueuse et pacifique. «Là-bas, nous avons une église, là, nous avons une mosquée pour les sunnites, et ici, nous avons une mosquée pour les chiites», décrit l’homme, enveloppant son environnement d’un ample geste. Et d’ajouter qu’il a appris – et enseigné à ses élèves – qu’il existe des règles en matière de comportement en temps de guerre parallèlement à celles de la cohabitation pacifique.
    «Supposons que je veuille quelque chose de toi, je ne peux pas me servir comme ça. Je ne peux pas simplement tuer ta famille qui vit là.» Aujourd’hui, ces règles sont apparemment inconnues des riches et des puissants, poursuit l’enseignant. Ils sont cupides, dit-il, ils volent, ils se servent des gens uniquement pour leurs propres intérêts, et leur vie et leur destinée leur sont indifférentes. Ils ignorent la foi et les convictions, seuls les intéressent le pouvoir et l’argent. A la question de savoir si les «riches et les puissants» ont une nationalité, Kazim Issa fait signe que non. Non, dit-il, ils n’ont pas de nationalité, pas de religion, pas de valeurs telles que la civilisation humaine les a développées pour vivre ensemble. Il remercie ensuite l’auteure d’être venue de loin pour parler avec lui, un simple Libanais, et écouter ce qu’il a à dire. «C’est bien de ne pas simplement croire ce que les médias racontent.»
    Il commence à faire nuit lorsque l’auteure et A. atteignent un camp pour 3000 réfugiés de l’intérieur dans «Downtown», la vieille ville de Beyrouth récemment restaurée. Les gens sont logés dans un immeuble de bureaux de l’ancienne banque Antra et bénéficient de soins attentifs. Lors de discussions avec un groupe d’étudiants, une enseignante et le directeur de l’établissement, on évoque de nombreux détails et problèmes qui seront relatés plus tard.
    Le soir, l’auteure est à nouveau informée d’une attaque de roquettes israéliennes dans le centre de Beyrouth. L’élève C., qui a trouvé refuge à Mar Elias, raconte. Il revenait de la mosquée lorsque deux roquettes, tirées par un drone, se sont abattues sur un immeuble voisin de Zokak al-Blat. «Encore ce bruit horrible, cette terreur.» Et peu de temps après, une autre connaissance raconte: «La cible était le quartier général de l’organisation humanitaire Al-Zahra. Dans ce bâtiment, il y avait de la nourriture, des matelas et des couvertures pour les personnes déplacées.»
    Le ministère libanais de la Santé fait état de cinq morts et d’au moins 18 blessés parmi les employés de ce centre.
    Ce 18 novembre 2024 à Beyrouth s’achève sur l’annonce d’autres attaques de roquettes israéliennes ayant de nouveau frappé le centre. Cette fois-ci, elles ont touché un bâtiment situé non loin du quartier général du Premier ministre libanais Najib Mikati, qui n’assure que temporairement l’intérim jusqu’à l’élection d’un nouveau président. On suppose que Mikati et son équipe se préparaient à une rencontre avec l’envoyé spécial du président américain Joe Biden, Amoz Hochstein, attendu à Beyrouth le lendemain, 19 novembre. Il y serait question du cessez-le-feu.1

Première publication: https://www.nachdenkseiten.de/?p=125054  le 21.11.2024

1Celui-ci a été entre-temps instauré, de façon très précaire, on s’en doutait. NdlR

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