La Suisse s’affaire pour une Conférence pour la paix – selon la devise «no business like show-business»

par Helmut Scheben*

Voilà qui rappelle le conte sur «Les habits neufs de l’empereur»: la Cour applaudit le «Sommet de la paix» – et les médias grand public se gardent bien de dire ce qui se passe pour du vrai.

Il semble que pour Ignazio Cassis, chef du Département suisse des Affaires étrangères (DFAE), et Viola Amherd, Ministre de la Défense et Présidente du Conseil fédéral, l’Ukraine représente en quelque sorte le dernier rempart de l’Occident démocratique contre le déferlement des hordes de Huns. Tandis que le président Volodimir Zelensky joue le Winkelried, champion de la liberté et de la démocratie. Le Conseil fédéral suisse ignore-t-il donc que  leur ami Volodimir fait abattre sans ménagement les journalistes, les hauts fonctionnaires et les hommes politiques de l’opposition dès lors qu’ils sont considérés comme des «traîtres»? Même des négociateurs en mission diplomatique comme Denis Kireev, qui représentait le gouvernement de Kiev lors des négociations d’Istanbul au printemps 2022, ont été «abattus en pleine fuite» par les services secrets ukrainiens. On doutait de sa loyauté. A Kiev, on élimine ce genre de doute d’une balle dans la tête.

En qui le Conseil fédéral suisse –
place-t-il sa confiance?

Le Conseil fédéral semble mettre toute sa confiance dans un gouvernement dont les services secrets ont badigeonné de sang de porc un homme bien vivant, dont la photo a ensuite  été présentée comme celle d’un cadavre, preuve d’un attentat russe. Dans ce brouillard idéologique, la politique étrangère suisse semble avoir perdu toute boussole. Une «Conférence pour la paix» a été organisée à Kehrsatz et voilà qu’on répète sans relâche qu’elle a réuni des «experts en sécurité» de plus de 80 pays – mais aucun venant de Russie, ni de Chine. Certes, aucune conclusion n’en ressort, car de nombreux participants ne comprennent pas la perte de contact avec la réalité du président ukrainien Zelensky. Mais on fait semblant d’être très importants, en annonçant d’emblée que la Suisse travaille à un nouveau «sommet mondial pour la paix» de haut niveau.
    Le quotidien «Tages-Anzeiger» zurichois titre «La Suisse veut rallier la Chine à un Sommet pour la Paix«. Sur une double page, l’optimisme est de mise, à l’exception d’une petite information en bas à gauche de la double page mentionnant que le porte-parole du Kremlin qualifie cet effort «d’inutile» autant que la Russie n’y participe pas. Comme le dira plus tard l’ambassadeur russe à Berne, la Suisse a «totalement abandonné son rôle de médiateur international impartial». Aux yeux de la Russie, la Suisse est devenue partie prenante à la guerre, mais cette réalité est obstinément occultée et niée. Ce qui n’empêchait pas Gabriel Lüchinger, chef de la division Sécurité internationale du DFAE, dans le cadre du débat quotidien de la radio SRF, de déclarer que la Suisse avait conservé sa neutralité: «La Suisse n’a pas participé à l’alliance contre la Russie.»

Le bashing antirusse fabriqué en Suisse

Or, pour certains, la Suisse ne fait donc pas partie de la coalition antirusse et la Terre est plate. En réalité, Moscou refuse de reconnaître la Suisse comme médiateur parce que le gouvernement de Berne a adopté toutes les sanctions destinées à ruiner l’économie russe, comme  le demandent sans relâche Bruxelles et Washington. La justice suisse poursuit les citoyens russes d’une manière discutable sur le plan juridique et bénéficie amplement du soutien des principaux médias suisses qui, eux, font la chasse à tout ce qui est russe. Lorsqu’un Etat – qui se proclame Etat de droit – exproprie des biens, il doit prouver que ceux-ci ont été acquis illégalement, ce qui nécessiterait de longues investigations ayant fort peu de chances d’aboutir. L’affirmation selon laquelle le droit à la propriété privée ne s’appliquerait pas aux hommes d’affaires russes parce qu’ils sont «proches» du gouvernement de Moscou ou le soutiennent relève d’une construction juridique hasardeuse. Le droit et la loi suisses ne sanctionnent pas les opinions politiques ou les prises de position, à l’exception de celles qui sont explicitement définies comme des violations du droit (par exemple les articles sur le racisme).
    Mais au-delà de l’efficacité discutable de ces sanctions destinées à ruiner la Russie, même la prétendue «proximité des oligarques avec Moscou» sur le plan politique relève dans la plupart des cas du fantasme. Fin décembre, le banquier Josef Ackermann a déclaré dans une interview: «Les oligarques ont-ils la moindre influence sur Poutine? Il ne s’intéresse absolument pas à ce que pensent les oligarques. Je le sais parce que j’ai siégé plusieurs années au conseil d’administration de la Renova de Viktor Vekselberg

Les symptômes d’une psychose de masse

Mais on ne peut plus escompter de logique ou de rationalité en la matière. Par contre, dans le cas de l’Ukraine, on peut observer des symptômes de psychose de masse. La pensée partisane généralisée à  la Russie toute entère s’est également propagée en Suisse avec une fureur qui ne tolère ni les joueurs de tennis russes, ni les chanteuses d’opéra, ni la littérature russe. Et de courageux journalistes, confortablement calés dans leur fauteuil de bureau, affirment que les Ukrainiens doivent se battre jusqu’à la dernière goutte de sang. Ce sont généralement les mêmes qui avaient évoqué pendant des mois une offensive ukrainienne et une grande «percée». Ce sont donc les mêmes qui discutent désormais chaque jour avec application de la possibilité d’augmenter encore la production d’obus et du nombre de millions d’obus nécessaires pour aider l’Ukraine à remporter la victoire.
    Toutefois, comme même les belligérants de la nouvelle guerre froide semblent désormais pressentir que la guerre contre la Russie ne peut pas être gagnée grâce aux moyens technologiques, ils font appel à des images télévisées pour symboliser leur volonté de tenir bon. L’accolade avec laquelle le ministre suisse des Affaires étrangères, Ignazio [Cassis] a accueilli son «ami Volodimir» à l’aéroport , la chaleureuse réception de ce dernier par les présidents de parti (seule exeption l’UDC), la standing ovation pour une vidéo de Zelensky au Conseil national en juin dernier (sans l’UDC) et toute cette débauche d’émotions brandissant le drapeau ukrainien: on ne saurait trouver de photos public-relations plus impressionnantes pour afficher sur quel côté la Confédération suisse officielle s’est alignée dans cette guerre.

Zelensky –  acteur professionnel

Zelensky, acteur de métier, dont on a pu lire dans les Pandora Papers comment il avait acquis ses millions offshore dans des circonstances douteuses, est célébré comme un héros de la liberté par la majeure partie de la classe politique suisse. L’homme qui a interdit par décret les négociations avec le chef d’Etat russe fantasme actuellement sur un «plan de paix» qui prévoirait à terme la capitulation totale des Russes. Si l’on en croit Zelensky, le gouvernement russe doit être traduit devant un tribunal pour crimes de guerre. Et c’est précisément par ce Volodimir Zelensky que le gouvernement suisse se laisse entraîner en organisant une «Conférence pour la paix» à Davos, au cours de laquelle il se rallie aux exigences du fantaisiste.
    Même pour le quotidien Blick, qui durant la pandémie du Covid ne s’est pas vraiment distingué en tant que quatrième pouvoir critique à l’égard du gouvernement, là, on va trop loin. «La Suisse est en train de perdre son rôle de médiateur», titre le journal de la maison Ringier. Le fait que Berne s’écarte de son rôle traditionnel est «un jeu dangereux», écrit-il.

Ignorance vis-à-vis
des origines de la guerre

Le Conseil fédéral ignore-t-il les origines de la guerre en Ukraine? «Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être une grande puissance eurasienne», écrivit, il y a un quart de siècle, Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité du Président américain Jimmy Carter, dans son fameux livre «La seule puissance mondiale. Stratégie de domination de l’Amérique». Brzezinski considérait l’Ukraine comme le principal pivot que les Etats-Unis devaient contrôler afin d’empêcher la création d’un espace économique eurasien allant de Vladivostok à Lisbonne et dirigé par la Russie, et également d’assurer la domination mondiale des Etats-Unis.
    Le Conseil fédéral n’aurait-il pas à sa disposition ces notions élémentaires d’histoire? Même Wikipédia, une encyclopédie partiellement manipulée par des entités politiques et économiques occidentales, admet que la guerre en Ukraine n’a pas commencé en février 2022. Textuellement, on peut y lire:
    «La guerre du Donbass est un conflit armé qui s’est déroulé dans le bassin du Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, à partir de 2014, et qui constitue la phase initiale d’une guerre russo-ukrainienne élargie.»
    Si l’on fait abstraction de la longue histoire de la fracture intérieure de l’Ukraine, la guerre a commencé lorsque le gouvernement de Kiev a été renversé avec la complicité ouverte des Etats-Unis et que des groupes armés d’extrême droite ont pris le contrôle des manifestations protestataires sur le Maïdan. Les combats ont dégénéré en guerre ouverte après le déclenchement par le gouvernement de Kiev, le 14 avril 2014, d’une «opération antiterroriste» militaire contre les autonomistes du Donbass et de la Crimée. Avant que  la Russie n’ait attaqué, en 2022, il y avait eu huit ans de bombardements issus de l’Ukraine occidentale dirigés sur l’Ukraine orientale, ce à quoi les insurgés du Donbass, soutenus par la Russie, avaient répondu pendant huit ans.

«Dans la guerre d’Ukraine, impossible de s’en tenir
à la formule simpliste bourreau-victime»

Si cette information figure même dans les encyclopédies de référence, pourquoi le gouvernement suisse, avec tous ses agents de renseignement et ses experts, n’a-t-il pas plus attentivement analysé les événements? Il serait dans ce cas parvenu à la conclusion qu’une version simpliste de la guerre en Ukraine n’était rien d’autre qu’une fiction et que l’argument selon lequel la Russie aurait «envahi l’Ukraine» en février 2022 parce que Poutine voulait restaurer l’Union soviétique ou l’empire des tsars était un non-sens absolu.
    En refusant de céder aux exigences russes d’une structure de sécurité européenne, l’OTAN a été coresponsable de cette guerre, sabotant même, au printemps 2022, quelques semaines après l’attaque russe, des négociations de paix qui étaient pourtant bien avancées. Certains de ceux qui ont participé aux négociations de l’époque, comme l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennet ou Oleksey Arestovytch, l’ex-porte-parole du gouvernement de Zelensky, l’ont confirmé.
    Le Conseil Fédéral suisse a-t-il lu l’étude de la RAND Corporation, le plus important think tank américain en matière de stratégie militaire, dans laquelle est esquissé, en 2019, ce qu’il faudrait entreprendre pour anéantir la Russie?
    Le Conseil fédéral a-t-il relevé la violence exercée, au printemps 2014, par des milices d’extrême droite sur la population russophone de l’est du pays? Le Conseil fédéral a-t-il enregistré le fait que le gouvernement Zelensky a largement interdit les médias d’opposition?

Une propagande mensongère systématique

Le Conseil fédéral a-t-il jamais remarqué que le gouvernement Zelensky se livrait à une fabrication systématique de propagande mensongère, comme celle de la déléguée aux droits de l’homme Lyudmilla Denissova, qui affirmait avoir la preuve que des soldats russes violaient les petits enfants?
    On peut se demander si Ignazio Cassis et ses collaborateurs connaissent d’autres sources d’information que la «Neue Zürcher Zeitung» dont le rédacteur en chef se prononce de la sorte:
    «Les Etats-Unis et leurs alliés aspirent à la stabilité et à la paix. Les puissances révisionnistes que sont la Russie, la Chine et l’Iran n’aspirent qu’au chaos» (18/11/23).
    Donc la paix ou le chaos, c’est avec cette biblique formulation de prédicateur que la «Neue Zürcher Zeitung» veut résumer la politique mondiale. Pour certains, le monde est visiblement en noir et blanc, les nuances de gris étant inconnues.
    Arthur Ponsonby, haut fonctionnaire britannique, politicien et pacifiste, publia en 1928 son livre «Falsehood in War-Time», dans lequel il constate qu’il a dû y avoir «entre 1914 et 1918 plus de mensonges proférés dans le monde qu’à n’importe quelle autre période de l’histoire mondiale». Aujourd’hui, bien des choses renvoient à 1914.

«Le débat public ressemble
à un bal masqué»

Le débat public ressemble à un bal masqué où nombre de politiciens et de journalistes n’osent pas enlever leur déguisement et faire un constat dur et sans appel: nous voyons bien que l’empereur est nu et que ce plan de paix Cassis-Amherd est une connerie. Mais comme, ainsi que l’affirme un proverbe espagnol, «on ne peut pas cacher le soleil avec un doigt», il faut se livrer à d’intenses contorsions pour camoufler et atténuer la réalité au niveau verbal, autant que faire se peut. On évite donc les jugements sévères et froids:
    «Il faudrait peut-être se montrer un peu plus humble, plus réaliste», déclare prudemment Toni Frisch, ancien diplomate de l’OSCE, à la Radio suisse. Peut-être. Même si Frisch est lucide depuis longtemps: «Personne ne s’attend à ce qu’un traité de paix soit signé à la fin de cette Conférence». Donc une Conférence pour la paix en forme de nuage rose. Mais ça, personne n’ose le dire.

«La diplomatie suisse devrait faire attention à ne pas
sombrer dans la tradition du théâtre de l’absurde»

Micheline Calmy-Rey, ancienne cheffe du Département suisse des Affaires étrangères, déclare dans le «Tages-Anzeiger» zurichois, avec mansuétude, que «les manœuvres diplomatiques» sont «pour le moment toujours au niveau abstrait» et qu’une «certaine pression pèse désormais sur M. Cassis pour qu’il puisse présenter des résultats concrets après ses précédentes déclarations». Au niveau du concret, Cassis lui-même annonce au journal télévisé sa prochaine Conférence globale pour la paix: «J’ai aussitôt entamé ces discussions sur le plan mondial, avec notre corps diplomatique. Je ne peux bien sûr pas en dire plus.»
    Et Amherd, la ministre de la défense, de le compléter en disant avoir «pu parler avec différents chefs d’Etat de la Conférence pour la paix planifiée» et n’en avoir reçu «dans l’ensemble quasiment que des échos positifs».
    «Ubu Roi», la pièce du théâtre de l’absurde (1896), met en scène un roi dont le sceptre est une brosse à WC. La diplomatie suisse devrait veiller à ne pas tomber dans la tradition de ce genre de théâtre.

Première publication: globalbridge.ch du 24/01/24, reproduction avec l’aimable autorisation de l’auteur.
(Traduction Horizons et débats)


* Helmut Scheben (*né en 1947 à Coblence, Allemagne) a été reporter d’agence de presse et correspondant pour la presse écrite au Mexique et en Amérique centrale de 1980 à 1985. A partir de 1986, il a été à Zurich rédacteur de la Wochenzeitung (WoZ), puis de 1993 à 2012 rédacteur et reporter à la Télévision suisse SRF, dont 16 ans au journal télévisé.

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