par Patrick Lawrence, USA
Il y a une demi-douzaine d’années, j’étais assis dans le hall de l’hôtel Algonquin à Manhattan et je discutais longuement avec Richard Falk, scientifique, avocat, rapporteur des Nations unies et défenseur des droits des Palestiniens. Inévitablement, la con-versation a tourné pendant un moment autour du droit international, un sujet dont Falk est depuis longtemps d’une autorité reconnue. Voici un petit extrait de ses propos lors de notre entretien:
«Lorsque le droit international est du côté des acteurs géopolitiques, ils ne font qu’insister sur son importance. Lorsque l’ambassade américaine à Téhéran a été occupée après la révolution iranienne, ils ont parlé du non-respect du droit international comme s’il s’agissait du bien juridique le plus sacré qui ait jamais existé pour eux. Le droit international est hautement instrumentalisé. Lorsqu’il s’agit de protéger des investissements privés au Venezuela ou au Chili, il est barbare de ne pas le respecter. Mais quand ce même droit bloque la poursuite d’un quelconque projet interventionniste, en parler est spécieux ou hors de propos».
Cet échange d’idées, ce week-end là, m’est passé par la tête en examinant la décision de la Cour internationale de justice de vendredi [26 janvier 2024]. Elle stipule que l’Etat pratiquant l’apartheid pourrait s’être rendu coupable de génocide contre la population palestinienne de la bande de Gaza, comme le prétend l’Afrique du Sud, et que la plainte déposée par Pretoria au début du mois doit être poursuivie. Plus tard vendredi, l’estimée Phyllis Bennis a cité Falk dans un article qu’elle a écrit pour In These Times. Falk a qualifié cette décision comme consituant le «plus grand moment» de la Cour en ajoutant: «cet acte juridique renforce la portée et la teneur du droit international à être respecté par tous les Etats souverains – et non pas seulement par certains.» Cette cohérence dans la pensée restera admirable.
Ce qui découle de la décision de la CIJ
Les façons d’envisager la décision de la CIJ sont certes multiples et il resterait beaucoup de choses encore à dire. La toute première est que l’importance de l’arrêt intermédiaire de la CIJ est indiscutable. Les actes de barbarie d’une nation souffrant manifestement d’une psychose collective vont-ils cesser maintenant? Non. Ce que Dick Falk a dit il y a six ans reste valable: Israël a déjà clairement fait savoir qu’il ignorerait le jugement de La Haye. Mais ce que «l’Etat juif» fera, cette semaine ou la prochaine, n’est pas notre question pour le moment. Elles visent plutôt les conséquences durables de cette décision sur l’ordre mondial Comment classer l’arrêt du tribunal? Où situer sa signification? Telles sont nos questions. Et Falk avait raison, vendredi dernier: la CIJ a entamé la voie – la longue voie – débouchant sur le rétablissement du droit international, caractéristique fondamentale d’un ordre mondial digne de ce nom.
Les médias grandes entreprises
Ayant dit cela, je dois immédiatement attirer l’attention sur les pitoyables manœuvres de diversion que nous trouvons dans les rapports de nos médias grand-public – qui poussent presque invariablement leurs lecteurs, auditeurs et téléspectateurs à rejeter la décision provisoire de la CIJ étant pour elles – comme Falk a dit – plus ou moins spécieuse et non pertinente. Dans le deuxième paragraphe de son titre principal de vendredi, le «New York Times», pressé de mettre les points sur les i, écrivait: «La Cour n’a pas décidé si Israël commettait un génocide, et elle n’a pas demandé à Israël de cesser son action pour démanteler le Hamas […].»
Trois contre-vérités, et ce dès le début. Premièrement, les Sud-Africains n’ont pas demandé à La Haye de rendre un jugement sur le génocide, d’une manière ou d’une autre. Pour des raisons d’opportunité, afin d’arrêter les atrocités le plus rapidement possible, ils ont demandé ce qu’ils ont obtenu – une ordonnance intermédiaire de la Cour devant poursuivre l’affaire plus importante, la plainte pour génocide.
Deuxièmement, le fait que la CIJ n’ait pas sommé explicitement Israël de cesser le feu dans la bande de Gaza a été monté en épingle. Cela est extrêmement trompeur. On n’a qu’à lire les six dispositions de l’ordonnance, dont la première est la suivante: Israël prend «toutes les mesures en son pouvoir pour empêcher toute commission d’actes à l’encontre des Palestiniens relevant du champ d’application de la Convention [sur le génocide], article 2».
Là, je fais référence à Raz Segal, historien israélien qui enseigne à l’université de Stockton dans le New Jersey. Il s’agit d’un extrait d’une émission de Democracy Now! diffusé il y quelques jours:
«Nous voyons déjà aujourd’hui des titres dans le ‹New York Times› affirmant: ‹La Cour internationale de Justice n’a pas ordonné de cessez-le-feu›– ce qu’elle a pourtant fait en effet, car lorsqu’elle a ordonné qu’Israël cesse toute action génocidaire et facilite l’importation d’aide humanitaire, elle a dit par là: Vous devez cesser le feu parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de le faire!»
Troisièmement, ce qu’Israël fait dans la bande de Gaza – comme le montre chaque regard sur le nombre quotidien de morts et chaque enregistrement vidéo de cinq minutes – ne peut être qualifié d’«action militaire visant à écraser le Hamas» que par ceux qui se sont tellement engagés à défendre les atrocités israéliennes qu’ils écartent toute idée de reportage honnête.
Presque tous les grands médias ont suivi l’exemple du «Times», comme d’habitude. Parmi les exceptions – et j’avoue ici ma surprise – figure la station National Public Radio. Elle s’est trompée sur la partie concernant le cessez-le-feu, mais a par ailleurs publié un reportage assez bon et équilibré depuis Londres, qui contenait également du matériel précieux de son correspondant en Afrique du Sud (à moins que la NPR ne l’ait retiré de ses lignes):
«Depuis le mandat de l’ancien Président Nelson Mandela, l’Afrique du Sud soutient depuis longtemps la cause palestinienne, car elle voit dans la situation entre les Israéliens et les Palestiniens des réminiscences de l’apartheid.
‹En tant que Sud-Africains, nous ne resterons pas les bras croisés alors que les crimes dont nous avons été victimes sont perpétrés ailleurs›, a déclaré Ramaphosa vendredi. Il a fait remarquer que la CIJ avait réaffirmé le droit de l’Afrique du Sud à traduire Israël en justice ‹bien qu’il ne soit pas partie au conflit à Gaza›.»
Mais malheureusement, les exceptions confirment la règle. Pour illustrer l’absurdité pure et simple du reportage partisan, je dois choisir la chaîne infatigablement monstrueuse MSNBC – et ses phrases usées jusqu’à la corde. Dans le journal télévisé de vendredi soir – vous faites mieux de prendre un moment pour lire deux fois – il était dit que la décision de la CIJ correspondait bien aux exigences du régime Biden censées minimiser le nombre de victimes civiles. En outre, y a-t-on ajouté, nous devrions savoir ce que le jugement de La Haye ne serait pas et ce qu’il ne ferait pas: il ne s’agirait pas d’une accusation contre la politique du régime Biden, non-non, et il ne rendrait guère Biden et les Etats-Unis complices de génocide.
Or, l’opinion prévalant dans les médias américains grand-public est que le jugement de La Haye ne change rien. Qui en serait surpris? Chaque fois que ces médias nous «informent» sur le monde, rien ne change jamais. Parce que l’Amérique ne se trompe jamais. Puisque l’Amérique ne fait jamais d’erreur. Et enfin: l’Amérique n’est jamais du mauvais côté. L’Amérique est toujours bonne. L’Amérique ne perd jamais.
«Diffamation» – le vent a tourné
Part contre, considérons donc les énormes changements qui se sont produits en effet lorsque Joan Donoghue, une juge américaine, présidant actuellement La Cour internationale de justice à La Haye, a lu l’arrêt.
Alors que la machine militaire et de propagande israélienne tournait à plein régime à la fin de l’automne dernier, une amie m’a envoyé un lien vidéo vers un film appelé «Defamation» [diffamation, dénigrement], réalisé en 2009 par un documentariste israélien du nom de Yoav Shamir. Il s’agit d’une représentation étrangement joyeuse, mais tout à fait sérieuse, de la manière dont Israël inculque à ses citoyens, jeunes et adultes, l’idée que le monde entier est rempli d’antisémitisme, qu’ils sont destinés à être haïs, qu’ils doivent rester un peuple à part. Mon amie m’a vivement conseillé d’aller voir le film, au milieu des accusations d’antisémitisme, tout cette vague qui venaient d’envahir l’Amérique. J’ai trouvé le film tragique, autant tragique que le fait de la manipulation cynique de l’histoire et de la mémoire des personnes qui ne semblent pas s’opposer à l’instrumentalisation de leur propre passé et de la souffrance de six millions de personnes.
Ce week-end, j’ai donc regardé à nouveau «Defamation». Je transcris ici un court passage dans lequel s’expriment une certaine Suzanne Prince et son mari Harvey, travaillant au bureau de l’American Defamation League (ADL) à Los Angeles. Shamir, qui parle derrière sa caméra, leur demande pourquoi l’ADL ne cesse de faire référence à des événements remontant à plusieurs décennies dans le passé:
«S.P.: Pour le combattre efficacement [l’antisémitisme], il faut assumer la responsabilité de tout ce qui s’est passé dans le passé, puis aborder le présent et ensuite aller de l’avant ...
Y.S.: Parfois, il faut céder un peu pour obtenir ce que l’on veut.
S.P.: Non, non, absolument pas ... J’évoque tout le passé ... Nous devons jouer avec ces sentiments de culpabilité.
Y.S.: Peut-être que les reproches que nous leur faisons n’aident pas. Peut-être devrions-nous faire preuve d’indulgence à leur égard.
H.P.: Modérément.
S.P.: La culpabilité du père ne devrait pas être reportée sur les fils, c’est vrai ...
H.P.: On ne peut pas le laisser sombrer, mais on ne peut pas non plus le pousser à bout comme le font certaines personnes. Il faut être modéré.»
Ce dialogue remonte maintenant à 15 ans. Jusqu’à vendredi dernier, j’aurais dit que nous aurions probablement encore à faire à ce genre de choses pendant au moins 15 ans. C’est peut-être vrai – les Israéliens ont déjà commencé à sonner la cloche de l’antisémitisme en réaction à la décision de la CIJ – mais le pneu des Suzanne et Harvey Prince parmi nous s’est dégonflé. La carte de l’Holocauste, pour le dire autrement, est enfin jouée.
Prendre ses responsabilités
implique le devoir d’y répondre
Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce moment. Comme d’autres l’ont déjà fait remarquer, 75 ans d’impunité israélienne vont maintenant prendre fin. Les crimes d’Israël peuvent désormais être qualifiés de crimes d’Israël. Je vais donc décrire, du mieux que je puisse, ce changement de conscience ou celui des règles du discours officiel, ou les deux. Toutes ces balivernes selon lesquelles la critique d’Israël serait antisémite peuvent désormais être rejetées pour ce qu’elles sont. Dans les six conditions qu’elle impose à Israël, la CIJ exige que Tel Aviv rende compte à la Cour, dans un délai d’un mois, de ses efforts pour «prévenir le génocide». C’est à la fois subtil et perspicace. Elle place ainsi les Israéliens sous une instance supérieure. Par cette formule, elle leur dit: «Dorénavant, vous n’êtes plus seulement responsables devant vous-mêmes seuls (ni bien sûr devant les Etats-Unis). Vous avez des comptes à rendre à la communauté internationale.»
Beaucoup de choses ne sont pas encore claires à l’heure actuelle. Si Israël ignore la Cour internationale de justice, ce qui est probable, et que le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit en conséquence, que fera le régime Biden? Mettre son veto à une résolution disciplinaire? S’abstenir de voter? Dans quelle mesure Israël sera-t-il isolé? Et dans quelle mesure les Etats-Unis avec lui? Et qu’en est-il des Européens? Répondront-ils avec une certaine autonomie au jugement de La Haye? Vont-ils cesser les ventes d’armes, les échanges scientifiques et culturels? Il y a trop de questions de ce genre pour que l’on puisse les énumérer de manière exhaustive.
Un grand pas
Quelle que soit l’issue de tels événements, il y a des perspectives plus vastes que nous ne devons pas ignorer. Désormais, le droit international, comme l’a bien fait remarquer Richard Falk, prend plus de poids, même si les Israéliens le transgressent pour l’énième fois. De même, le fait que ce soit l’Afrique du Sud qui ait déclenché ces récentes évolutions est de grande importance. Ces dernières années, les Sud-Africains se sont révélés être des défenseurs engagés d’un nouvel ordre mondial que je qualifierais de post-occidental. Ils font témoignage d’une identité croissante en tant que puissance non-occidentale.
Nous devons tous soutenir les Palestiniens, quelle que soit la manière dont nous pouvons l’exprimer. Mais nous ne pouvons pas prendre la décision de la CIJ pour un remède à un cas isolé de génocide ou d’agression de puissances occidentales contre le Non-occident. Ce qui s’est passé le 26 janvier à La Haye peut être compris au mieux comme une étape, un grand pas vers la fin d’un demi-millénaire de génocides et de violence.
Le Non-occidental s’est prononcé, il a fait entendre sa voix. Désormais, il aura son mot à dire – qui pèse dans la balance. •
Source: Scheerpost du 27 janvier 2024
(Traduction Horizons et débats)
Tweet d’Alfred de Zayas concernant l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024
«Il y a de la lumière au bout du tunnel. La CIJ vient d’émettre des mesures conservatoires ordonnant à Israël de mettre fin au massacre de la population civile dans la bande de Gaza. La CIJ va-t-elle maintenant appeler les choses par leur nom et ainsi qualifier un génocide de génocide?
Les juges de la CIJ n’ont guère eu d’autre choix que de suivre leurs propres précédents. Il aurait été incohérent et incompréhensible de rejeter des mesures conservatoires. La CIJ aurait perdu toute autorité et toute crédibilité.
Il est incontournable que le jugement de 1996, dans le cas Bosnie contre Serbie, s’applique pleinement à la guerre de Gaza, et qu’Israël a fait dépasser de loin les crimes de Srebrenica. Moi aussi, je prie pour les otages israéliens – des victimes qui doivent être libérées.
Seul le principe de prévention du droit international a contraint la CIJ à édicter des mesures de protection conservatoires. Derrière chaque statistique se cache une tragédie humaine – des deux côtés. Le cessez-le-feu n’est que la première étape.
Nelson Mandela, devenu Président, a déclaré: ‹Notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens›. Mandela n’a jamais oublié qu’Israël a soutenu l’apartheid en Afrique du Sud.»
(Traduction Horizons et débats)
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