Se comporter en être humain signifie être présent, les uns avec les autres

par Eliane Perret

Quelle chance qu’il y ait encore des livres nous invitant à réfléchir sur un sujet donné. Parmi ceux-là excelle, selon moi, le livre d’images pour enfants de l’auteur Louise Spilsbury, avec des illustrations de Hanane Kai. Il porte le titre prometteur: «Wir sind für einander da»1 (Nous sommes présents les uns avec les autres). Les premières phrases déjà le révèlent en déclarant: «La plupart des êtres humains au monde sont avenants et loyaux Ils se comportent, les uns envers les autres, avec respect et essayent toujours de faire ce qui est juste.» En vue de la situation mondiale actuelle on peut hésiter, il est vrai – et voilà que les pensées commencent à tourner dans sa tête.
    Les images et le texte s’expriment avec une évidence rafraîchissante et bienfaisante, mettant en lumière par exemple le rôle des parents (et des éducateurs en général dans le champ plus vaste de la pédagogie) en tant que personnes instruisant la jeune génération. Il s’agit de règles nous aidant à prendre nos bonnes décisions, base d’une vie s’ouvrant envers notre entourage, l’espace commun régi par le respect et la dignité interhumains. Les situations présentées sont ciblées sur l’entourage personnel de chacun d’entre nous, elles sont pourtant toutes liées aussi à la vie en commun dans le contexte plus grand de la société. Il est nécessaire de réfléchir, dans ce contexte, aux résultats des recherches scientifiques disponibles.  

«Oserai-je le faire?»

Introduire un enfant dans le monde est une tâche immense et exigeante. La plupart des parents en sont conscients, évitant souvent de toute force de faire de fautes. Souvent pris d’un état d’âme autocritique, ils relativisent des réflexions justifiées qui les ont guidées afin de convenir avec leurs enfants à un accord ou de respecter des règles. Des théories fausses (ou peut-être mal comprises aussi) prennent aujourd’hui beaucoup de place dans les médias et dans la littérature. Mais souvent, elles laissent les parents seuls avec leurs questions urgentes. Une jeune mère avec deux petites filles ravissantes s’est dernièrement exprimée dans ce sens, me disant: «Parfois je me sens très mal assurée. Lorsque je fais nos courses pour le dîner avec mes petites et que je leur dis que je ne peux pas leur acheter leurs sucreries désirées, ou lorsque j’insiste sur le fait que nous devons quitter la place de jeux pour rentrer, je m’aperçois souvent que d’autres parents me regardent d’un visage consterné. Est-ce déjà un empiétement sur l’âme enfantine si je refuse un désir à mes enfants? Est-ce déplacé si j’ose refuser aux souhaits de mes enfants?»

Les valeurs communes – fondement
éthique de notre cohésion sociale

Notre vie en commun repose essentiellement sur la base du consentement avec les valeurs se trouvant au fond de ce qui compose nos sociétés. Avec ces valeurs nous avons affaire aux accords ancrés émotionnellement (dès nos premiers souffles) dans nos fors intérieurs, base de notre vie en commun avec nos semblables, en paix et en conscience de nos responsabilités. La pierre fondamentale pour une telle conscience des valeurs, c’est nous, les adultes qui l’ancrent dans la vie quotidienne avec nos enfants et adolescents. A chaque moment nous vivons selon le sens de nos valeurs et de la façon dont elles orientent nos attitudes et actions. Elles ont été acquises au cours de notre histoire et culture pendant de longues  périodes – chez nous elles sont ancrées dans la culture chrétienne occidentale – en intégrant ses règles et ses lois qui régissent la vie en commun ainsi que les règles éthiques auxquelles obéissent notre famille et notre environnement social. Construites sur la tradition de l’image de l’homme qu’impose le droit naturel avec la garantie de ses droits personnels, ces règles éthiques profondes ont été formées dans l’accord envers les valeurs précitées, de sorte qu’elles forment toujours le fondement de notre société se reflétant dans notre culture et notre droit national et international. Leur sens, légué par la génération précédente dans notre conscience, nous a structuré dans la droiture, l’attitude pacifique envers autrui, la perspicacité, le courage, l’honnêteté, le respect, l’entraide, la compassion et autres encore. La déontologie de cette pratique a donné une sorte de boussole intérieure pour accomplir la tâche essentielle de la génération des adultes d’éduquer leurs enfants. Le but est et reste qu’elle engage, elle aussi,  pour une vie en commun aux valeurs partagées, dans une attitude paisible et refusant donc de se laisser entraîner dans des guerres ou de se laisser instrumentaliser pour des intérêts particuliers (souvent purement économiques) par ceux considérés «hautement» placés». Il suffit de jeter un bref regard dans notre monde actuel pour mesurer l’urgence de pratiquer toujours ces repères aux vertus évidentes que s’est donné le genre humain dans sa longue histoire.Malheureusement de telles valeurs ne vont plus de soi de nos jours, car ce fondement  d’une éthique générale et éprouvée pour notre espèce est mis en question de divers côtés, et ce depuis longtemps déjà.

Une rupture des valeurs
transmises pendant des générations

Pour comprendre ce développement il faut – comme c’est souvent le cas pour les problèmes qui nous défient – consulter l’histoire. Dans ce contexte, le mouvement des années 1968 est important parce qu’il signale une rupture signifiante et nocive concernant nos valeurs. Elle avait pourtant critiqué de droit les pratiques autoritaires basées sur une conception humiliante de l’éducation, elle-même, reposant sur une image erronée de l’être humain. Cette pratique soupçonne une tendance méchante et vile innée par nature du genre humain, recourant ainsi à la violence verbale voire physique. On pensait devoir imposer le Bien par la force pour ainsi combattre le Mal. Face à cette image exagérée de l’autoritarisme régnant chez nous dans les années de l’Après-guerre ils ont semé dans la jeune génération des années 60, souvent inconsciemment, la méfiance ou l’aversion même envers les adultes, de sorte qu’adolescents ils se sentaient en pays ennemi, incapables de développer de la confiance, ni en soi ni envers leurs familles ni, plus tard, envers «les autres». Ce qui avait comme effet qu’ils manquaient de réel attachement envers leurs proches, ensuite souvent en projection envers «la société» tout court. La réaction se manifestant dans le courant de l’«Anti-pédagogie», propagée par le mouvement de 68 qui a condamné fondamentalement toute éducation autoritaire, voire comme «crime contre l’enfant et son autonomie». Malheureusement, l’endoctrinement politique derrière les théories antiautoritaires a surchargé la psyché enfantine en lui transférant la tâche de trouver son chemin vers la vie sociale tout seul. Ce mécanisme allait de pair avec le refus de la responsabilité éducatrice et, en plus,  cette négation coupa court à tout procès de transfert concernant les bases des valeurs de la société. Il se trouva également en stricte contradiction à toute éthique pédagogique qui a un concept tout autre de l’autorité que la doctrine antiautoritaire lui reproche de façon erronée. Car cette forme d’autorité dans le sens de la pédagogie basée sur l’image essentiellement sociale de l’être humain, renonce à tout acte arbitraire et prône l’attitude non-violente envers l’enfant, respectant sa dignité qui lui est due comme à chaque être humain. Elle remplace l’autoritarisme dans l’éducation par ses directives bienveillantes, apprenant ainsi à l’enfant comment façonner ses relations envers son entourage social de façon équilibrée, dans un échange honnête et respectueux. C’est ainsi que l’éducateur ne s’éclipse pas du monde enfantin, mais aide l’enfant à trouver un ordre intérieur intégrant des valeurs et ainsi une orientation pour la vie. Par cet accompagnement sur cette voie vers la vie sociable, l’enfant mûrit développant sa personnalité individuelle autant que sa capacité à nouer et maintenir des relations humaines. Sans cette orientation impliquant la dimension éthique, les enfants courent le danger de poursuivre l’idée fixe du succès rapide et de lui soumettre son entourage social pour atteindre ses objectifs, souvent égoïstes.

La vie humaine en société, conduite
par le respect mutuel, doit se cultiver

Ces évolutions ayant comme but de mettre toute éducation sous le soupçon général d’autoritarisme creusent dans beaucoup de familles, non seulement, un fossé profond entre les générations. Ce fossé entre les humains convient aux projets néolibéraux de la transformation de la société en simples organismes à consommation débridée. Un processus rampant de désintégration des valeurs s’est introduit dans nos sociétés occidentales érodant nos vies orientées par nature vers la coopération. De plus en plus la vie en commun des peuples doit se soumettre aux objectifs économiques. Leurs idéologies et stratégies influencent aussi les théories actuelles en vogue sur l’éducation moderne. La transmission des valeurs fondamentales humaines et démocratiques relève actuellement d’une grande précarité, semant les doutes chez beaucoup de parents concernant leurs attitudes éducatrices. 
    En conséquence de ces évolutions, nous vivons de plus en plus dans des sociétés où les individus sont isolés et où les relations entre eux s’atrophient. Notre jeunesse est particulièrement touchée par ce phénomène. De nombreux enfants ne sont pas intégrés et maintenus dans leur famille, leur école ou leur environnement social. Ils se sentent souvent vides et inutiles. Un ennui intérieur détermine leur vie souvent provoqué par l’absence douloureuse de sens à leur vie. Pourtant, la nature humaine favoriserait et exigerait un développement tout autre. Ce manque de relations et les problèmes personnels qui en découlent sont précisément le terreau où se propage la violence, puisqu’elle naît surtout là où les communautés et les relations interpersonnelles se désagrègent. Il en résulte une génération sans histoire et déracinée, sans compréhension des relations essentielles à la vie sociale. Cette position favorise sa révolte contre les évidences de la vie, développe un sentiment exagéré de sa propre importance, la rend sensible à la séduction et au totalitarisme politique de toutes sortes, tout cela en guise de tentative de sortir à court terme et de manière asociale d’un malaise pourtant constant. Celui-ci s’exprime souvent par une rancœur profonde envers leurs entourages prenant souvent les formes d’une haine généralisée «des autres». Cette haine résulte souvent du sentiment d’être laissé pour compte, attitude qui favorise le terreau psychique pour de nombreux fantasmes de violence que l’industrie du «divertissement» sert avec empressement en présentant la guerre comme source de distraction.

L’être humain un être à caractère social

Pour éviter ce cercle vicieux et pour comprendre ce dont les enfants ont besoin de la part des adultes, nous nous trouvons face au grand choix de nombreuses enquêtes soigneusement établies par la psychologie du développement, en particulier la recherche sur l’attachement. Elles confirment les acquis des recherches précédentes en sciences humaines qui les ont devancées: l’être humain est un être ultra-social et ne peut survivre et mener une vie digne qu’en coopération avec ses semblables. Dès leur naissance, les enfants sont prédestinés à ce conformisme naturel. Certes, le nouveau-né est un «prématuré biologique», comme l’a dénommé le biologiste et anthropologue suisse Adolf Portmann, et il ne survivrait pas sans soins affectifs. Mais le nouveau-né apporte déjà au monde un certain nombre d’aptitudes lui permettant d’établir par lui-même un contact avec sa mère et de lui rendre la pareille. Ainsi, ses organes sensoriels sont déjà suffisamment développés pour que le nourrisson puisse reconnaître avec netteté le visage de sa mère lors de l’allaitement ou de l’alimentation, tout comme il reconnaît sa voix et son odeur et demeure préparé à la succion et à la déglutition grâce à ses récepteurs cutanés plus nombreux que la moyenne sur les lèvres et la langue (formant ainsi ses outils fins ciblés sur la future motricité verbale). 
    Au cours de son développement précoce, il cherche spontanément à entrer en contact avec ses parents, à attirer sur lui leur attention émotionnelle et leur affirmation. Bref, il est orienté vers eux. On observe déjà chez le nourrisson de trois mois un sentiment préparant le concept du «nous». A neuf mois, les enfants font habituellement un grand pas en avant dans leur développement (l’anthropologue de l’évolution Michael Tomasello le dénomme la «révolution des neuf mois») dirigeant leur attention vers une autre personne ou un autre objet. Il en résulte, entre neuf et douze mois, le phénomène de «l’attention partagée». Les enfants attirent par exemple l’attention de leurs parents sur des objets en les montrant du doigt (en tant que stade préliminaire du langage), car ils ont reconnu le but de l’action. Cette disposition profondément humaine est en même temps à l’origine du développement de la capacité de coopération, de compassion et de responsabilité sociale, aptitudes qui permettent au jeune enfant d’acquérir une attitude envers son entourage social qui lui permette de résoudre des tâches vitales plus complexes, à la fois pour son propre bien et celui de ses proches. 

Compassion et coopération
résultent de la qualité de l’éducation

Heureusement, la recherche sur les styles d’éducation fournit également aux parents d’aujourd’hui des résultats de recherche scientifiquement fondés. Par exemple, la psychologue américaine du développement Diana Baumrind, décédée il y a quelques années, a apporté une contribution significative à la question du style d’éducation approprié, complétant et confirmant ce qu’Alfred Adler, le fondateur de la psychologie individuelle, avait déjà demandé dans la première moitié du siècle dernier. Elle est arrivée à la conclusion qu’un style d’éducation intégrant l’autorité de l’éducatrice ou de l’éducateur (style d’autorité) – la notion n’est pas à confondre avec celle de l’autoritarisme – est celui qui prépare le mieux les enfants à bien réussir leur vie et à développer l’empathie et la capacité de coopération. Baumrind a relevé deux facteurs importants pour les éducateurs: d’une part, ils devraient poser des exigences adaptées à l’âge de leurs enfants et encourager ainsi leur activité et leur aspiration à l’indépendance, tout en gardant un œil sur eux et, si nécessaire, en les encourageant et aidant à se corriger, mais en s’abstenant de toute démonstration de force et de toute contrainte.
    En vivant dans la vie réelle de tous les jours leurs valeurs et en les manifestant ainsi, ils sont en même temps le modèle vivant de leur éthique, modèle concrète ouvert aux processus d’identification par les enfants. De tels éducateurs les encouragent à exprimer leur opinion leur offrant un terrain vivant de friction ou de désaccord en cas de divergences d’idées, de sorte que les adolescents puissent modifier ou clarifier les leurs en les intégrant dans l’orientation de leur propre vie en tant qu’expériences sur le plan émotif aussi. En même temps, de tels parents font preuve de sollicitude, de chaleur, de respect, de sensibilité et de soutien. Une telle attitude les conduit tout naturellement à l’aptitude à s’adresser aux enfants de manière ouverte et intellectuellement stimulante.
    Il faut l’avouer, de telles exigences envers les éducateurs sont élevées et les défient en tant que personnes mûres et conscientes d’eux-mêmes. Mais introduire les enfants dans le monde de cette attitude intérieure vaut décidément la peine. Les recherches de Diana Baumrind montrent que les enfants élevés à la manière de ce style d’autorité (naturelle, en dirait) se sont montrés, dès l’âge préscolaire, serviables et coopératifs, capables de résoudre les conflits à la fois avec droiture et sensibilité et de se défendent en plus contre des injustices. A l’âge d’adolescence, ces enfants sont moins prédisposés aux comportements à risque tels que la consommation de drogues ou la délinquance, ils sont plus performants et plus présociaux assumant volontiers, sur le plan de la vie en commun, des tâches adaptées à leur âge.

Un savoir utile –
pas seulement pour des enfants

Ce savoir de l’évolution du caractère est donc entièrement à notre disposition face à la question de comment rendre nos enfants et nos jeunes plus forts intérieurement et leur transmettre les valeurs nécessaires: elles conduisant les jeunes adultes à maîtriser leurs vies et à savoir nouer des relations stables. Cette connaissance de l’être humain doit devenir un bien commun. Il nous donne en outre des indications pour analyser les problèmes actuels, non pas ceux liés à l’éducation de nos adolescents seuls. Si nous sommes touchés par les événements qui bouleversent aujourd’hui notre monde, nous devons impérativement nous poser la question de l’orientation des valeurs des politiciens et des responsables. Le monde souffre malheureusement souvent de ceux qui occupent des postes au sommet, qui abusent de la confiance qui leur est accordée, soutiennent des systèmes d’injustice et plongent le monde dans des guerres de puissance et des populations entières dans la misère. Mal guidés par des idéologies et la soif de pouvoir, une partie croissante d’entre eux tirent profit de  leur position exclusivement pour leur propre avantage, sans considération ni sensibilité face à  des conséquences engendrées par leur comportement. Ils devraient avoir le courage de regarder honnêtement les conséquences d’un tel comportement irresponsable. Or, il leur manque la base, à savoir l’éthique humaine. •

1 Spilsbury, Louise; Kai, Hanane. Wir sind füreinander da. Gabriel-Verlag 2021

à lire et à penser plus loin:

Buchholz, Annemarie. «Der Beitrag von Psychologie und Pädagogik zur naturrechtlichen Auffassung vom Menschen». Ds: Mut zur Ethik: Schutz der Familie und der heranwachsenden Jugend. II. Kongress 1994, S. 811–815

Buchholz, Annemarie. «Personale Psychologie – Der Beitrag von Psychologie und Pädagogik zur Menschenwürde». Ds: Mut zur Ethik: Die Würde des Menschen. V. Kongress 1997, S.82–89

Burger, Alfred; Perret, Eliane. Jugend und Gewalt.Unsere Kinder und Jugendlichen brauchen Erziehung. Verlag Zeit-Fragen 2011

 

 

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