La gauche, la droite et le projet réactionnaire UE-USA-OTAN: la domination mondiale de l’Occident n’est pas un dogme. Elle est à soumettre à la critique éco-sociale globale du mode de vie colonial.

Arguments-choc en vue des prochaines votations décisives pour la Suisse

par Peter Mattmann-Allamand*

Le point de vue exposé dans ce document s’inscrit dans une perspective géopolitique. Il est censé servir d’argumentaire pour deux votations populaires imminentes ayant une importance existentielle pour la Suisse: celle sur l’accord-cadre avec l’UE et celle concernant l’initiative sur la neutralité. C’est précisément au moment où les crises de l’UE et de l’OTAN et leur échec dans la guerre en Ukraine apparaissent au grand jour que la majorité dite de centre-gauche du Parlement fédéral suisse se rapproche de ces institutions. Dans leur conception, ces deux entités sont essentiellement héritées des anciennes puissances coloniales européennes. Il est vital pour la Suisse de sensibiliser les électeurs, lors de la campagne de votation, aux conséquences désastreuses du changement de cap qui se dessine en matière de politique étrangère. Une Suisse qui s’abandonnerait entièrement à la stratégie réactionnaire défaillante de domination de l’Occident global et au bellicisme qui lui est associé en paierait le prix fort. Pour jauger notre avenir à cet égard, il suffit de regarder au-delà de nos frontières, en Allemagne ou en France.

L’Union Européenne – en tant que
vassale de l’UE ne dispose d’aucune stratégie réaliste

Impossible d’imaginer pire schéma. En matière de stratégie politique, les pays de l’UE sont totalement dépassés. L’élite de l’UE a été sidérée par le changement de cap programmé longtemps à l’avance par l’administration Trump. Alors que la nouvelle administration américaine estime que l’Occident ne peut pas gagner la guerre en Ukraine sans risquer une guerre nucléaire, l’UE maintient inutilement sa position sur la guerre. Les pays de l’UE sont prêts à s’endetter encore plus lourdement afin de se réarmer sans modération.
    L’aveuglement eurocentriste est-il lié au fait que l’UE est elle-même issue de la stratégie américaine de domination mondiale, telle que Zbigniew Brzezinski l’a esquissée en 1997?1 L’influent expert américain en politique étrangère n’a cessé de souligner que la domination du continent eurasien était une condition préalable à une véritable domination mondiale. Avec l’Acte unique européen (AUE), l’ancienne CEE est passée en 1986 au service des grands groupes américains et européens. L’UE est devenue leur représentant en Eurasie, pour imposer la mondialisation en Europe et, de concert avec les Etats-Unis, la faire progresser dans le monde entier. Aucun pays au monde n’inscrirait démocratiquement dans sa constitution la préférence et la domination des acteurs économiques les plus puissants, les Global players. Avec l’UE, une institution supra-étatique quasi-féodale et faussement démocratique a été créée pour assurer cette domination et réguler l’économie régionale et la politique des Etats nationaux en faveur des acteurs mondiaux majeurs: la libre circulation des capitaux, des marchandises, des services et des personnes est la norme absolue imposée aux constitutions nationales. La législation européenne en la matière, en croissance exponentielle, n’a aucune légitimité démocratique. Le législateur européen est l’exécutif non élu, influencé par plus de 10000 lobbyistes2. Entre-temps, il est devenu évident que la mondialisation traversait une crise. Les pays de l’UE gaspillent des milliards en armements militaires et pour la guerre en Ukraine. Et ils sont eux-mêmes victimes de leurs sanctions économiques. Les PME locales sont en train de dépérir à plusieurs endroits. Une campagne mondiale de «protection du clima» veut remplacer les énergies fossiles par l’électricité, dans l’espoir de pouvoir ainsi couvrir les futurs besoins énergétiques démesurés de l’intelligence artificielle et des voitures électriques. On prédit une nouvelle destruction de l’environnement. Au nom de l’urgence climatique, on implante des parcs éoliens et des installations photovoltaïques dans la nature. Les conséquences négatives de la politique de développement territorial de l’UE, lancée il y a des décennies, sont également perceptibles. Dans l’intérêt de l’économie transnationale, l’objectif était de concentrer la population dans des grands centres urbains le long des principaux axes de transport européens, où justement, on assiste à une hausse des prix de l’immobilier jointe au stress qu’entraine une trop forte concentration de population, tandis que les «régions périphériques» se dépeuplent. L’un des symptômes de la crise de la mondialisation est le blocage politique. Les divers gouvernements, que ce soit en Allemagne ou en France, ne représentent pas la majorité des électeurs. Quelques garde-fous empêchent encore la pénétration des forces altermondialistes dans les sphères gouvernementales. On parle d’«inclusion» tout en excluant une partie croissante de l’électorat du processus politique, que leur vote pour des partis extrêmes fait qu’ils se retrouvent classés à «l’extrême droite» et donc inacceptables pour former une coalition.
    Il apparaît de plus en plus clairement que le prix payé par les pays de l’UE pour leur orientation vers la mondialisation est extrêmement élevé. Pourquoi les élites de l’UE, malgré leurs réactions indignées face au changement de cap du gouvernement américain, ne parviennent-elles pas à élaborer une stratégie réaliste qui leur permettrait de corriger cette évolution comparable à celle du cancer?

La domination mondiale par l’Occident:
un projet réactionnaire

Avec l’effondrement de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie, il se présentait, à la fin des années 1980, l’opportunité de mettre en place un ordre mondial basé sur la Charte des Nations unies, qui aurait mis fin à la volonté de domination de certaines grandes puissances. Les élites européennes ont cependant décidé à l’époque de rester des vassaux des Etats-Unis.
    Ils se sont laissés entraîner dans le projet américain de domination mondiale et ont créé à cet effet une institution, l’UE. Depuis 1945, date de la signature de la charte de l’ONU, on peut sans crainte qualifier de réactionnaire tout projet visant à la domination de certains Etats. Selon le dictionnaire Oxford Languages, une politique réactionnaire vise «des conditions qui sont considérées comme dépassées et qui ne sont plus adaptées à notre époque». Les pays de l’UE se sont engagés dans une stratégie politique mondiale réactionnaire. Leur déclin est parallèle à l’échec de cette stratégie, comme le montre la guerre en Ukraine. Nombre de pays de l’UE dépensent des centaines de milliards pour la guerre, acceptent une hausse des prix de l’énergie et les pertes engendrées par les sanctions et ruinent leurs propres monnaies en creusant leur endettement. Malgré tout, il devient de plus en plus clair que la guerre ne peut pas être gagnée. La propagande guerrière de l’OTAN – du niveau de l’école maternelle – correspond à ce que l’on appelle dans le jargon psychologique une projection. Il n’existe pas la moindre preuve que la Russie envisage ou soit même simplement en mesure de conquérir d’autres pays pour y recréer un nouvel empire russe.3 En revanche, la stratégie économique et la politique étrangère explicites des Etats-Unis et des pays de l’UE, qui coopèrent militairement au sein de l’OTAN, repose depuis l’époque coloniale sur la domination mondiale.1 L’OTAN l’a également mise en œuvre plus récemment et a mené des guerres contraires au droit international en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak et en Libye. Dans le cadre de sa stratégie de domination mondiale, elle a assumé des millions de morts et quelques pays détruits pour des décennies.

La guerre d’Ukraine était et demeure
la conséquence de l’élargissement de l’UE et de l’OTAN vers l’Est

Si l’on considère les antécédents de la guerre en Ukraine, il ne fait aucun doute que cette guerre est une conséquence du fameux élargissement de l’UE et de l’OTAN vers l’Est. En février 1990, Genscher a promis à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est. Malgré cela, en 1994, les stratèges américains ont lancé le «projet de la Mer Noire». La vieille idée de l’Empire britannique d’encercler la Russie en mer Noire et de lui interdire l’accès à la Méditerranée orientale est devenue la nouvelle stratégie américaine: depuis, les pays de l’UE et de l’OTAN visent l’adhésion de l’Ukraine, de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Turquie et de la Géorgie. Le bombardement de Belgrade en 1999 faisait partie de ce projet.4  L’élargissement à l’Est a commencé en 1999 – malgré les protestations de la Russie – avec la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. En 2004, sept autres pays l’ont rejoint: Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie et Slovaquie. En 2007, lors de la Conférence de Munich sur la Sécurité, Poutine a qualifié cette expansion de contraire aux principes de bonne foi et l’a jugée inacceptable pour la Russie.
    En 2008, l’UE et l’OTAN ont déclaré vouloir s’étendre à l’Ukraine et à la Géorgie. Sous le nom de «partenariat oriental», elles ont proposé un accord d’association aux six républiques ex-soviétiques que sont la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie et l’Ukraine. Ces accords prévoyaient un rattachement économique et en partie militaire à l’OTAN de l’UE sans en devenir membre. Un échange plus étroit des élites, un approvisionnement énergétique indépendant de la Russie et une ouverture du marché aux capitaux et aux marchandises des investisseurs occidentaux étaient les principaux objectifs de ces accords, qui ont considérablement aggravé le conflit avec la Russie. En effet, la Russie avait approuvé en 2011 une zone de libre-échange avec, entre autres, l’Arménie, la Moldavie, la Biélorussie et l’Ukraine.5 L’accord d’association avec l’UE étant jugé peu attractif pour l’Ukraine, notamment en ce qui concerne les prix de l’énergie, le Parlement ukrainien rejeta cet accord en novembre 2013, si bien que le Président Ianoukovitch ne signa pas l’accord lors du sommet européen des 28 et 29 novembre à Vilnius.
    La conséquence en a été le déclenchement d’une opération de changement de régime financée et coorganisée par les Etats-Unis et l’UE. Un violent mouvement de protestation sur Maidan, mené par des nationalistes ukrainiens, a renversé le président démocratiquement élu Ianoukovitch. Un gouvernement de transition russophobe, affilié à l’OTAN, a été instauré pour le remplacer. Ce dernier a accentué la discrimination à l’encontre des oblasts russophones de l’est de l’Ukraine, ce qui a entraîné une guerre civile faisant des milliers de morts. Le deuxième accord de Minsk (accord de Minsk II), qui aurait garanti une autonomie partielle à ces oblasts, n’a jamais été mis en œuvre. Entre-temps, l’OTAN s’est massivement réarmée en Ukraine.
    Fin 2021, Poutine suggéra aux Etats-Unis et à l’OTAN un accord de sécurité. Son principal enjeu était la neutralité de l’Ukraine, c’est-à-dire que ce pays devait renoncer sur le long terme à adhérer à l’OTAN. Les Etats-Unis et l’OTAN refusèrent. Peu après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, Poutine proposa à Zelenski des négociations de paix. Quelques jours plus tard, ce dernier faisait savoir que l’Ukraine était prête pour un statut de neutralité. En mars 2022, la médiation turque faillit aboutir à un accord de paix. Sur intervention du gouvernement américain et du Premier ministre britannique de l’époque, Boris Johnson, l’Ukraine se retira unilatéralement d’un accord pratiquement conclu.4 Le renoncement à la stratégie de domination mondiale aurait évité la guerre d’Ukraine.6
    A la fin de 2024, il est devenu évident que les Etats-Unis et l’UE, malgré un soutien économique et militaire massif à l’Ukraine, ne pouvaient pas gagner la guerre. A cet égard, la nouvelle administration américaine dirigée par Donald Trump est réaliste et s’efforce d’y mettre fin. A deux exceptions près, les pays de l’UE restent sur la voie de la guerre. Pourquoi manquent-ils de vision réaliste et pourquoi laissent-ils une fois de plus passer l’occasion d’échapper à une stratégie géopolitique réactionnaire qui leur impose des coûts et des contraintes énormes?

L’UE et l’OTAN sont, dans leur essence,
des institutions du mode de vie colonial

A l’exception de l’Autriche, de l’Irlande, de Malte et de Chypre, tous les pays de l’UE sont également membres de l’OTAN. L’esprit de domination qui caractérise en substance ces deux entités stratégiques est profondément ancré dans l’héritage culturel des pays de l’OTAN et de l’UE: les descendants des colonialistes nord-américains et européens constituent le noyau dur de ces institutions.
    La colonisation du monde et de la nature a fait du mode de vie colonial le mode de vie dominant sur la Terre. Les institutions de l’UE et de l’OTAN assurent aujourd’hui cette domination à l’échelle mondiale. Le colonialisme classique perdure dans le mode de vie colonial moderne. Il est donc plus qu’une simple période de l’histoire mondiale. Le colonialisme est le modèle de base qui traverse notre culture mondiale actuelle, marquée par l’Occident. Son action permet de comprendre l’accumulation des crises de cette civilisation. La notion large de «mode de vie colonial» met en évidence le lien entre différents aspects de notre civilisation: économie de la valeur monétaire visant un profit asymétrique, obligation de croissance et d’innovation, industrialisation, mondialisation, techno-ploutocratie, asymétrie du développement, répartition du pouvoir et des ressources, démantèlement de la démocratie, exploitation, écocide, recours à la violence, guerre, etc.
    En partant de la notion étroite d’occupation de territoires étrangers, le terme «colonial» peut désigner de manière très générale l’appropriation de ressources étrangères. Celle-ci est asymétrique, exploiteuse, vise son propre avantage et un gain unilatéral. Elle correspond à un échange inéquitable et injuste, instaure un déséquilibre des pouvoirs et conduit à des situations «win-lost», des conflits et des divisions sociales.
    La maximisation du profit est le modèle de base du mode de vie colonial. Etymologiquement, l’ancien haut-allemand «winnan» (en français moderne «gagner») est assimilé à «atteindre par la peine». Il est à rapprocher des verbes «souhaiter, exiger, aspirer».7 En matière économique, le «gain» a une autre signification. Ici, le terme n’a pas une signification qualitative, mais quantitative. Il décrit la rentabilité, c’est-à-dire la mesure dans laquelle on peut réaliser un excédent lors d’un échange.
    Dans une conception idéale du marché local, avec une concurrence parfaite et une transparence totale pour tous les acteurs du marché, aucun profit ne serait réalisable. Les profits des participants s’annuleraient mutuellement. Comme il n’existe pas de marchés qui ne soient influencés par des rapports de force et de domination, pour certains théoriciens comme Fernand Braudel, Immanuel Wallerstein ou Frank H. Knight, les profits ne sont finalement toujours que des profits additionnels unilatéraux ou des profits de monopole.8 Ce sont eux qui de tout temps régissent le commerce international. En raison des distances importantes, il est opaque et incontrôlable pour de nombreux acteurs. Des termes arbitraires de l’échange, l’élimination de la concurrence et des monopoles permettent de contourner des conditions d’échange équitables et de réaliser malgré tout des profits unilatéraux. Les innovations sont une autre source de profits supplémentaires. Le développement d’un nouveau produit est souvent synonyme d’élimination de la concurrence et d’une position de monopole temporaire. De même, le fait de favoriser certains acteurs économiques par le biais de lois appropriées, d’interventions gouvernementales, d’institutions supra-étatiques, de mesures militaires et politiques, leur confère des monopoles lucratifs.

Maximiser les bénéfices grâce
au commerce international n’a pas été inventé par l’Occident

Bien avant le colonialisme et l’industrialisation, il y avait déjà des échanges commerciaux pour les produits venus de loin. Dès le 13e siècle, un vaste réseau d’échanges sur de longues distances s’est développé dans l’océan Indien, dont les centres étaient la Chine et l’Inde, et dont les vecteurs étaient des commerçants arabes, juifs et persans. Cependant les conquêtes des puissances coloniales européennes dans le Nouveau Monde stimulèrent considérablement le commerce colonial. La recherche de profits issus d’un échange inégal est la véritable cause de l’obligation de concurrence, de croissance et d’innovation qui alimente le mode de vie colonial et qui a conduit à la civilisation industrielle et à la société de consommation actuelles, dominées par la science et la technique. La mondialisation des trente dernières années a accéléré le processus et aggravé les problèmes. Le mode de vie colonial est entré dans une crise profonde caractérisée par la mise en danger de l’écosystème, une énorme concentration de richesse et de croissance entre les mains d’une minorité, le démantèlement de la démocratie, la commercialisation à outrance, la prédominance absolue du mercantilisme et la dépendance vis-à-vis de technologies sélectionnées, développées et commercialisées par les acteurs économiques les plus puissants. Cette évolution, fréquemment appelée «Progrès de la modernité» et dont nous expérimentons actuellement les effets de la crise, n’était en aucun cas incontournable. Elle ne résulte ni de Dieu ni de la nature, mais découle de processus historiques. Dans des circonstances moins dissymétriques, l’histoire aurait pu se dérouler de manière plus pacifique et plus acceptable sur le plan éco-social.
    C’est dans ce contexte qu’il faut envisager la stratégie irrationnelle et «masochiste» de l’UE. Les élites des puissances coloniales européennes sont tellement impliquées dans le mode de vie colonial qu’il leur est impossible d’évaluer de manière réaliste l’évolution des rapports de force géopolitiques. La Russie et la Chine, deux pays qui ont pu échapper à la domination coloniale dans le sillage des guerres mondiales déclenchées par les puissances coloniales européennes, s’en sont trouvées renforcées.
    Une nouvelle alliance entre ces pays et d’anciens pays coloniaux du Sud, également en plein essor, se dessine avec le groupe des BRICS. Seuls 12% de la population mondiale vit dans les pays de l’OTAN/UE. Dans ces conditions, il est irrationnel de s’accrocher à la domination coloniale de l’Occident dans le monde.

Trump vs. UE: deux stratégies –
colonialistes l’une et l’autre

Le virage politique pris par les Etats-Unis est une conséquence de ce changement de rapports de force géopolitiques. Les élites politiques des pays européens sont perplexes, n’étant pas en mesure de voir la politique de l’administration Trump pour ce qu’elle est: un changement de stratégie de domination coloniale adapté à l’évolution des rapports de force. La politique de Trump est sa réponse à l’échec annoncé de la stratégie de mondialisation qui impose le pouvoir de marché des grands groupes occidentaux par le biais d’institutions supra-étatiques telles que l’UE, l’OTAN, l’OMS, le Conseil mondial du Climat, etc. et qui prive les Etats-nations de tout pouvoir, les intègre et les asservit. Pour Trump, qui se croit entrepreneur et homme d’affaires, les coûts économiques, militaires et politiques de la mondialisation minent sa stratégie de domination mondiale, car ils affaiblissent les Etats-Unis par rapport aux pays de l’UE.
    Dans certaines régions des Etats-Unis et des pays de l’UE, la délocalisation des emplois à l’étranger a eu des conséquences catastrophiques. On peut en dire autant de l’immigration incontrôlée, de la gestion de la pandémie et de la «protection du climat», de la guerre en Ukraine et des sanctions économiques. Certaines franges capitalistes comme les multinationales de l’armement, de la pharmacie et du numérique en profitent certes, mais elles sont un désastre sur le plan économique. Les citoyens des Etats-Unis et des pays de l’UE en paient le prix: insécurité et criminalité croissantes dans l’espace public, augmentation des coûts de l’énergie, des impôts et des taxes, chômage, bas salaires et inflation suite à un endettement démesuré. Cela met les remparts de l’Occident sous pression. Malgré les campagnes médiatiques diffamatoires orchestrées par les mondialistes, un nombre croissant d’électeurs votent pour des partis critiques envers la mondialisation.
    La politique de Trump comporte une deuxième composante, idéologique celle-là. Trump se «bat» contre ce qu’il appelle la culture «woke», laquelle s’est développée parallèlement au processus de mondialisation, revendiquant l’attention particulière qui doit être portée aux minorités discriminées. L’«inclusion» est le mot d’ordre de ce courant progressiste, favorable à la mondialisation. Dans le même temps, les points de vue osant aller à contre-courant sont «cancelled», c’est-à-dire «gommés», effacés, censurés. La culture woke est une version radicalisée de la politique d’individualisation et de lutte contre les discriminations, chère au mouvement soixante-huitard, et devenue l’idéologie dominante de la mondialisation parce que celle-ci repose sur une étrange alliance entre les héritiers gauchistes et écologistes de 68 avec certains partisans de la mondialisation. Cette alliance repose sur une base objective: les classes moyennes urbaines éduquées, donc les «sociétés du tertiaire» occidentales font partie des gagnants de la mondialisation. Comme le montrent les positions sur l’accord-cadre avec l’UE, ce sont surtout les partis de gauche et les Verts qui poussent à l’adhésion de la Suisse à l’UE et donc indirectement à l’OTAN. Dès la création de l’UE, les sociaux-démocrates européens ont donné le ton. Dans les années 1990, les Verts ont trahi leurs propres idéaux en basculant brutalement dans le camp de la mondialisation, mettant ainsi un terme au mouvement pacifiste et à la première mouvance écologique, ouvrant la voie à l’actuel comportement belliciste et à l’intensification de la destruction de l’environnement.2
    Tout cela suffit à expliquer comment une position géopolitiquement clairement réactionnaire peut se présenter sous une forme gauchiste-écologiste et progressiste puis être utilisée pour diviser l’opposition critique à la mondialisation. La polarisation gauche-droite est le principal schéma idéologique qui permet à la mondialisation de s’imposer et se maintenir. Cette scission perpétuelle interdit toute alliance majoritaire des forces altermondialistes de tous les camps politiques.
    Quelle que soit le regard que l’on porte sur la politique de Trump, un constat s’impose avec une évidence aveuglante: il ne s’agit pas de renier, mais au contraire de défendre le mode de vie colonial, le règne du profit unilatéral et de l’avantage unipolaire. Il s’agit d’une variante déglobalisée, basée sur l’Etat-nation, de la domination des Etats-Unis et de ses acteurs économiques les plus puissants. La variante mondialisée de la politique coloniale, «l’hégémonie d’un genre nouveau»1, sur laquelle Brzezinski s’extasiait, est définitivement révolue.
    La domination impériale mondiale devrait être exercée de manière indirecte et «apparemment consensuelle» par le biais d’un système sophistiqué d’institutions, de procédures et de coalitions avec des «élites étrangères inféodées», en faisant croire à un équilibre des pouvoirs et des influences. Comme le montrent les derniers évènements dans certains pays d’Afrique (Niger, Mali, Burkina Faso) et certains pays voisins de la Russie (Géorgie, Moldavie, Roumanie), il devient de plus en plus difficile pour l’Occident de maintenir ou de trouver des élites inféodées dans ces régions. Trump pratique une politique coloniale et impériale à l’ancienne. La confrontation brutale de la puissance économique et militaire pour accéder à des sphères d’influence, des marchés, des conditions d’échange, des zones à bas salaires, des ressources naturelles, est le contraire d’une hégémonie apparemment consensuelle.
    Cela ne signifie pas pour autant qu’une stratégie coloniale axée sur la démondialisation ne puisse offrir certaines opportunités politiques. Si une évaluation réaliste des rapports de force géopolitiques aboutissait à la fin du conflit ukrainien, cela épargnerait de grandes souffrances aux Ukrainiens et aux Russes, ainsi qu’aux Européens.
    On pourrait également envisager de changer de politique migratoire ou d’affaiblir les institutions supra-étatiques comme l’UE, l’OTAN, l’OMS ou le Conseil mondial du climat, tout en renforçant la souveraineté des Etats nationaux. Mais l’heure de vérité n’a pas encore sonné pour les partis de «droite» adeptes de la mondialisation. Une véritable régionalisation, dans laquelle les acteurs locaux seraient à nouveau souverains et avantagés dans le monde entier, ne serait possible que dans le cadre d’un ordre mondial multipolaire, au sein duquel aucun Etat ne revendiquerait la suprématie. Elle présuppose le dépassement du mode de vie colonial. Il est peu probable que le changement de stratégie poursuivi par Trump permette de rétablir à long terme la suprématie affaiblie de l’Occident, dont le déclin n’est pas seulement la conséquence d’une stratégie coloniale erronée, mais avant tout celle d’un changement réel des rapports de force géopolitiques.

Dépasser le modèle colonial –
un projet politique prometteur pour l’avenir

Après avoir laissé passer l’occasion de 1989, les pays européens pourraient profiter de la rupture géopolitique actuelle pour abandonner la stratégie de domination mondiale et adopter une politique de rectification et de dépassement du mode de vie colonial.
    Comme on l’a vu, il n’est pas payant de se soumettre en tant que vassal à une puissance hégémonique en déclin. Il est insensé d’assumer les coûts militaires d’une stratégie coloniale sur le point d’échouer en raison de l’évolution des rapports de force. En revanche, le dépassement du mode de vie colonial serait une issue très réaliste à la crise de civilisation que nous traversons et qui a été décrite plus haut: les conflits, les guerres, la domination impériale, l’injustice et l’inégalité reculeraient, de même que les problèmes de réfugiés et de migration qui en découlent.
    Le modèle économique ne serait plus axé sur la maximisation des profits, une croissance quantitative démesurée et une absurde obligation d’innovation (par exemple en faveur de l’intelligence artificielle), mais sur une prospérité qualitative pour tous, partout dans le monde, sur la protection de la biosphère et sur la justice sociale mondiale. Le sentiment de déclin dans les pays occidentaux pourrait faire place à une vision d’avenir pleine d’espoir. Malheureusement, il n’existe plus en Occident de force politique susceptible de porter un tel projet.
    Tout est désespéré parce que l’Occident est en manque d’un élan politique pertinent pour réagir vis-à-vis de à la guerre, du déclin et la domination coloniale. Les soixante-huitards avaient développé une approche porteuse d’espoir, une critique du mode de vie colonial. Leur basculement dans le camp de la globalisation a mis un terme brutal au mouvement écologique et pacifiste de l’époque. Les problèmes actuels y sont liés.

Gauche contre droite – Droite contre gauche:
antagonisme en trompe l’œil au service  de la stratégie de domination coloniale

Il est trop tôt pour prédire si la politique de Trump réussira à déclencher le revirement escompté par ses partisans aux Etats-Unis et dans le camp occidental. L’hégémonie américaine d’un «genre nouveau» est peut-être révolue. L’hégémonie des mondialistes dans les médias occidentaux, en revanche, demeure inébranlable. Les tentatives de déglobalisation de Trump peuvent déclencher une contre-réaction, comme l’ont montré les dernières élections au Canada et en Australie. Pour contrer Trump, les médias occidentaux vont prôner une mondialisation accrue. C’est ainsi que les partisans de l’UE en Suisse espèrent que la politique de Trump générera des votes favorables à l’accord-cadre avec l’UE.
    Le débat sur la juste stratégie à adopter pour le maintien de la suprématie occidentale devrait en fin de compte renforcer la mondialisation, tout comme il renforce la polarisation gauche-droite, laquelle bloque tout changement.
    J’y vois également la seule fonction que le couple conceptuel gauche-droite ait conservé aujourd’hui en politique. «Gauche contre droite», c’est la formule idéologique creuse visant à exclure les détracteurs de la mondialisation.
    Pourquoi une politique favorisant le projet réactionnaire UE/USA/OTAN de domination occidentale et le bellicisme qui en découle serait-elle «de gauche»? Pourquoi le techno-ploutocrate et transhumaniste Elon Musk, qui situe l’avenir de l’humanité sur Mars, est-il considéré comme «conservateur» ou «de droite»?
    Les médias grand public occidentaux cantonneront le débat sur la stratégie politique à des querelles factices, puisqu’ils sont au service de la stratégie de domination coloniale et continueront d’exclure les voix qui contestent cette stratégie et remettent en question le mode de vie colonialiste occidental. Il est d’autant plus important d’intégrer les contextes géopolitiques dans les discussions sur le traité-cadre de l’UE et l’initiative sur la neutralité.

1 Brzezinski, Zbigniew. Die einzige Weltmacht. Amerikas Strategie der Vorherrschaft. Frankfurt am Main: Fischer Taschenbuchverlag, 2e. édition, 1999
2 Mattmann-Allamand, Peter. Deglobalisierung. Ein ökologisch-demokratischer Ausweg aus der Krise. Vienne: Promedia Verlag 2021 
3 Osthold, Christian. «Russland wird Europa kaum auf breiter Front angreifen». Ds.: Neue Zürcher Zeitung du 05/05/2025, p. 19
4 Sachs, Jeffrey D. Der Krieg ist vorbei. Conférence au Parlement européen du 19/02/2025. Ds.: Weltwoche du 05/03/2025
5 Hofbauer, Hannes. Im Wirtschaftskrieg. Die Sanktionspolitik des Westens und ihre Folgen. Das Beispiel Russland. Vienne: Promedia Verlag 2024
6 «Ich hätte dasselbe getan wie Putin». Interview mit John Mearsheimer, Prof. für Politikwissenschaft Universität Chicago USA. Ds.: Neue Zürcher Zeitung du  06/0/.2025, p. 4–5
7 Kluge, Friedrich. Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache. 24. Auflage. Berlin/New York: Walter de Gruyter-Verlag, 2002
8 Lenger, Friedrich. Der Preis der Welt. Eine Globalgeschichte des Kapitalismus. Munich: Verlag C.H. Beck, 2023


* Peter Mattmann-Allamand, né en 1948 à Ebikon, dans le canton de Lucerne, est un ancien membre de la direction des Organisations progressistes suisses (POCH), la fraction la plus importante du Mouvement de 1968. Il a longtemps été mandataire au Parlement cantonal et municipal de Lucerne. En 1995, il a quitté le Parti des Verts après son revirement sur la question de l’adhésion à l’UE. Il est médecin spécialiste en médecine interne générale et homéopathie. Publications: Heile dich, Helvetia! Plädoyer für das Weiterbestehen der Schweiz. Das öko-logische und weltweit solidarische Nein zur EG. Argumente gegen einen EG-Beitritt. Luzern 1992; Deglobalisierung. Ein ökologisch-demokratischer Ausweg aus der Krise. Vienna: Promedia Verlag 2021.

Notre site web utilise des cookies afin de pouvoir améliorer notre page en permanence et vous offrir une expérience optimale en tant que visiteurs. En continuant à consulter ce site web, vous déclarez accepter l’utilisation de cookies. Vous trouverez de plus amples informations concernant les cookies dans notre déclaration de protection des données.

Si vous désirez interdire l’utilisation de cookies, par ex. par le biais de Google Analytics, vous pouvez installer ce dernier au moyen des modules complémentaires du présent navigateur.

OK