«Le Palais fédéral héberge nombres de ceux qui trahissent leur serment devant la Constitution suisse»

par Peter Küpfer

Manifestation devant le Palais fédéral à Berne

Peu avant la fin des vacances d’été, à Berne, devant le Palais fédéral, siège du gouvernement suisse et des deux parlements, on a pu assister à un impressionnant rassemblement de citoyens suisses. Malgré la chaleur qui régnait ce samedi 9 août 2025 sur la Bundesplatz, malgré le silence complaisant observé par les médias suisses grand-public, les citoyens et citoyennes présents ont clairement et fermement exprimé leurs inquiétudes: ils se sentent de plus en plus abandonnés et trahis dans leurs droits démocratiques fondamentaux par certains partis, par leur parlement et même par le Conseil fédéral. C’est pourquoi ils se sont retrouvés là, réunis par une question fondamentale: «111 ans après le début de la Première Guerre mondiale, où en sont nos leçons tirées?» Malgré la gravité du sujet, la manifestation s’est déroulée dans une ambiance sereine et joyeuse, empreinte de réflexion, de quelques touches artistiques aussi. Son message était toutefois sérieux et sans ambiguïté: la Suisse doit réaffirmer les fondements de sa neutralité, affaiblie par les groupes de pression, surtout en ces temps de guerre où les démagogues ont à nouveau le vent en poupe. Ce n’est pas un hasard si Thomas Börlin, président de la «Verfassungsbündnis» (Alliance en défense de la Constitution») et organisateur officiel, a déclaré dans son discours d’ouverture qu’aujourd’hui, l’ambiance régissant le discours en public  lui rappelait celle qui régnait parmi les grandes puissances européennes belligérantes au début de la Première Guerre mondiale.
    En tête du cortège, un défilé bien serré de Trychler1, assez spectaculaire, a réveillé la ville de Berne qui entamait tranquillement son après-midi pré-dominical. En rythme et au pas cadencé, ils ont parcouru la distance entre Münzrain et la Bundesplatz, certains ayant même revêtu les traditionnels «Sennechutteli»2 blancs, avec sur chaque épaule une de ces «treichel», lourdes cloches de vaches qu’ils faisaient résonner au rythme de leurs pas. Ce vacarme rythmé a fait vibrer non seulement les vitrines des magasins sous les arcades, mais aussi, visiblement, le cœur des manifestants rassemblés. Les banderoles et les slogans du cortège annonçaient d’emblée le message véhiculé par leur manifestation devant le Palais fédéral: «Pour la paix, contre la guerre», c’était là –  en nombreuses variantes – le slogan principal. Cet appel à la paix était puissamment symbolisé par la grande banderole représentant Frère Nicolas, le fameux Bruder Klaus, l’ermite et conseiller politique, ainsi que son célèbre conseil à ce qui était encore à l’époque la toute jeune Confédération Helvétique: «Ne vous mêlez pas des querelles des autres!». En ce temps-là, au 15e siècle, cela ne signifiait pas, là non plus comme aujourd’hui encore, qu’il fallait se montrer lâches mais plutôt éviter la menace d’une division interne en renonçant à se joindre inconsidérément à de trop puissants «amis» les entourant.

Pour une fois, une satire politique de qualité

Nous sommes tous au courant de la tendance des politiques à flatter les puissances qui revendiquent agressivement leurs intérêts et à imposer aux citoyens une propagande martiale permanente à coups de douteuses images alarmistes. Elle est soutenue dans cette démarche par les «médias de référence» tels la radio et la télévision suisses, ainsi que par des «médias de qualité» comme la NZZ. Lors de la manifestation, un moderne héritier des troubadours bernois a préconisé une solution étonnamment simple pour contrer ce rouleau compresseur belliciste de la plupart de nos médias. Debout sur le podium et au micro, il a chanté avec enthousiasme sur une mélodie connue de Mani Matter: «[…] Gottseidank hät’s no n’en Abschtellchnopf am Radio!» (quelle chance qu il y ait un bouton pour éteindre sur tous les postes de radio).
    Divers orateurs ont exhorté un public attentif à faire usage de son droit de résistance face à la politique de complaisance envers les groupes de pouvoir. C’est le cas, par exemple, d’Alec Gagneux, orateur et comédien aux attitudes professionnelles, qui a souligné dans deux courts numéros de cabaret que Philipp Hildebrand, ancien n°1 de la Banque nationale suisse (Hildebrand a dû quitter la banque centrale suisse en 2012 pour avoir fait un usage abusif, à titre privé, des informations confidentielles dont il disposait), est désormais n°2 de la filiale allemande du consortium international de financement et d’investissement BlackRock, qui affiche des résultats annuels à douze chiffres, comme l’a déclaré Gagneux. Il a conclu en lançant un appel: ceux qui souhaitent que l’élite financière occidentale mondialisée continue à placer ses membres à des postes clés de décideurs politiques – qu’ils continuent de militer pour l’adhésion de la Suisse à l’OTAN et à l’UE. Mais dans le second jeu de rôle, il a cette fois repris le rôle de Reinhard Mey, chansonnier allemand engagé pour la Paix, qui a dénoncé les recettes hypocrites utilisées par certains politiciens pour gagner le soutien du peuple.«Vous les appelez le peuple, mais vous les prenez pour vos sujets!» Et les manifestants à brandir leurs pancartes sur lesquelles on lisait: «La guerre? mais pas avec nos enfants!»

La démocratie directe suisse n’est pas négociable

Dans la vidéo consacrée à cet événement, Thomas Börlin explique qu’il avait écrit à différents conseillers nationaux et conseillers aux Etats «là-bas» (en désignant le Palais fédéral en face) pour leur demander leur avis sur l’érosion systématique de la souveraineté des citoyens. Pas de réponse. Il a toutefois obtenu une réponse explicite de MmeSarah Regez, responsable stratégique des Jeunes UDC Suisse, qui est elle-aussi montée à la tribune pour prononcer un discours engagé. Elle l’a résumé en soulignant qu’elle s’engage pour que le souverain, les citoyens doués de leur droit de vote, puissent continuer à décider de ce qui se passe ou non dans notre pays. «Nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui disent que nous devrions rejoindre l’OTAN, l’UE, l’OMS ou d’autres instances de pouvoir en manque de légitimation démocratiques. La souveraineté populaire est ainsi compromise.» Sarah Regez s’engage en faveur du maintien de la souveraineté populaire en Suisse, «pour que nos représentants au Parlement décident de ce qui est légal ici en Suisse, pour que la voix des cantons et des électeurs continue d’être déterminante pour les accords internationaux importants. Tout le reste conduirait à la perte de notre indépendance.»

Seule garantie de l’indépendance:
la neutralité suisse appliquée de manière cohérente

Parmi d’autres interventions, deux orateurs ont examiné la question de manière exhaustive, mais concise et pertinente. Wolf Linder, professeur émérite et titulaire de la chaire de droit international et de sciences politiques à Berne depuis des années, s’est exprimé lors du podium sur le thème «L’initiative sur la neutralité – cruciale pour l’avenir de la Suisse». Linder a commencé son intervention en appelant à l’objectivité dans le débat public. Toutes ces prises de position enflammées et purement émotionnelles, caractérisant le discours public actuel, lui évoquaient le début de la Première Guerre mondiale en 1914. A cette époque, la Suisse était loin d’être un pays uni. Les Suisses alémaniques sympathisaient avec l’Empire allemand de Guillaume II. Le cœur de la Suisse romande, en revanche, battait pour la République française. C’est grâce à l’écrivain suisse Carl Spitteler, qui a appelé à ne pas se laisser entrainer par les émotions, que la Suisse a pu rester unie, car une Suisse divisée aurait pu être facilement emportée dans le tourbillon de la guerre.
    Spitteler a donc appelé à conserver un point de vue personnel, indépendant et neutre». Linder a défini clairement la notion de neutralité, en niant dès le début ce  qu’elle n’est décidément pas. En tant que maxime politique d’un Etat, elle n’est pas une question d’opinion personnelle ou d’une partie de ses citoyennes et citoyens.
    Tous les Suisses ont le droit d’avoir et de conserver leur opinion personnelle à eux. Mais la neutralité de la Suisse n’a toutefois rien à voir avec la solidarité. Pour la Suisse, sa neutralité est un  principe d’Etat, internationalement reconnu, elle consiste à poursuivre ses propres intérèts en renonçant à recourir à la force ainsi qu’ à «renoncer à prendre parti pour l’une des parties belligérantes», en tant qu’Etat et non pas en tant que personne privée. Il est donc logique que Linder considère l’alignement de la Suisse sur les sanctions contre la Russie comme une action arbitraire du Conseil fédéral, attitude soutenant une partie belligérante et donc contraire à la neutralité suisse.
    Il s’agit d’une mesure de guerre économique, donc une forme de guerre qui a toujours des conséquences dévastatrices, surtout pour la population civile de l’Etat traité en ennemi, en particulier pour ses femmes et ses enfants. Comme le souligne Linder, la Suisse s’est ainsi rangée aux côtés d’une partie belligérante (les Etats-Unis en alliance avec l’UE), ce qui constitue une violation de sa neutralité. Le fait que la Suisse ait repris sans critique et dans leur intégralité les sanctions des Etats-Unis et de l’UE a semé dans le monde entier une méfiance justifiée, estime Linder. Poutine et Biden ont tous deux réagi de manière similaire: la Suisse n’est désormais plus un pays neutre. La conférence du Bürgenstock a donc constitué un triste spectacle, et certainement pas celui d’un colloque pour la paix. Elle a rendu hommage à Zelensky et exclu Poutine.
    Le prix à payer pour la Suisse en est la perte de confiance internationale dans son rôle de médiatrice pour la paix, notamment en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Cela représente la majorité de la population mondiale, et cette majorité exige à juste titre d’avoir son mot à dire. Seule une neutralité cohérente, appliquée comme un principe et fiable, peut permettre à la Suisse de regagner la confiance qu’elle a elle-même perdue dans le domaine de la médiation internationale pour la paix (voir encadré).
    C’est pourquoi le professeur Wolf Linder, ancien membre du groupe socialiste au Parlement de Thurgovie, soutient l’initiative sur la neutralité. Rien que cela montre à quel point les accusations selon lesquelles les votants suisses auraient affaire à une initiative «Blocher» sont fallacieuses, souligne Linder. Pour lui, s’engager en faveur de cette initiative est une question prioritaire, mais qui dépasse essentiellement les clivages politiques.

Assouplir le serment fédéral?
Au bénéfice de qui?

Fritz Jordi (vice-président de l’Alliance en défense de la Constitution) a, lui, clairement exposé les éléments fondamentaux liés à ce sujet. Il a intitulé son exposé: «La paix, fondement de l’humanité». Comme il l’a expliqué, le préambule de la Constitution fédérale suisse définit sans ambiguïté l’esprit de notre Constitution libérale. Il énonce le principe éthique auquel tous les Suisses, et en particulier leurs autorités, sont soumis. La Constitution stipule que la Confédération suisse est née de la volonté «de défendre la liberté et la démocratie, l’indépendance et la paix, dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde». Pour le petit Etat suisse, c’est précisément sa neutralité (vis-à-vis des puissances belligérantes) qui constitue la démarche la plus adaptée avérée et prometteuse pour agir en faveur de la paix.
    Jordi souligne également que l’article 5 de notre Constitution fédérale oblige la Suisse à respecter le droit international tel qu’il est inscrit dans les traités internationaux, en particulier dans la Charte des Nations Unies et les Conventions de Genève.
    C’est précisément la Suisse neutre qui, à l’époque, a joué un rôle déterminant dans l’élaboration du droit international humanitaire (protection des prisonniers de guerre et de la population civile, comme l’exigent les Conventions de Genève de toutes les parties belligérantes). «En tant qu’Etat neutre, la Suisse peut faciliter les pourparlers de paix, comme elle l’a souvent fait lorsqu’elle respectait les normes internationales et ne participait pas encore à des sanctions contraires au droit international (voir encadré).
    Ceux qui manquent à leur serment au Parlement fédéral et applaudissent des comédiens étrangers anéantissent le rôle de la Suisse en tant qu’Etat neutre. Le droit international interdit catégoriquement toute sanction qui n’est pas imposée par l’ONU. La Suisse viole ainsi le droit international depuis des années.»
    Fritz Jordi conclut son intervention par les phrases suivantes, qui, malgré tout, tendent une main réconciliatrice dans le plus pur esprit fédéral: «Le non-respect du serment officiel au Parlement fédéral, le non-respect des traditions et du peuple suisses, est source d’insécurité. Travaillons ensemble à la création d’un monde où les vertus humaines comptent et où la propagande fondée sur la création d’angoisses irréelles, pas plus que les comportements anticonstitutionnels des autorités – qu’ils soient dus à la négligence ou à l’ignorance – ne seront pas tolérés.»
    Dans ce but, une campagne référendaire équitable et axée sur une argumentation rationnelle autour de l’initiative sur la neutralité constituera précisément une occasion unique pour débloquer le débat malmené par nos médias «de qualité». Faute de temps, Jordi n’a pu présenter qu’une partie de son intervention. Son discours complet est disponible sur le site Internet du Verfassungsbündnis, https://verfassungsbuendnis.ch/friedenskundgebung-09-08-2025/   

1Trycheln (en suisse allemand) ou treicheln (All.): cloches à vache, lourdes et oblongues. Les cortèges des Trychler font partie des traditions populaires vivantes en Suisse. A l’origine, leur son rythmique était censé chasser les mauvais esprits.

2Sennechutteli: Robustes blouses à capuchon, vêtements traditionnels de travail et de protection des paysans de montagne et des vachers d’alpage, portées pendant la difficile récolte du foin sur les pentes escarpées.

«La paix plutôt que la guerre. C’est le sens même de la neutralité»

Discours du Prof. Dr Wolf Linder sur la Bundesplatz, Berne, le 9 août 2025 (extrait)

«L’initiative sur la neutralité oblige la Suisse à anticiper et à empêcher les conflits ainsi qu’à jouer un rôle de médiateur entre les parties belligérantes. Cela suppose que les deux parties aient confiance dans le médiateur. Celui-ci doit donc être capable de comprendre les points de vue des deux parties belligérantes sans les adopter. De telles médiations en faveur de la paix ne sont pas faciles et elles échouent souvent. Mais par le passé, la Suisse s’y est maintes fois consacrée. La liste est longue de ses missions de médiation en faveur de la paix après la Seconde Guerre mondiale. Les plus importantes de celles-ci ont été les suivantes:

  • La Conférence d’Evian, qui a marqué la fin du conflit colonial sanglant entre l’Algérie et la France;
  • Le maintien des relations entre l’Iran et les Etats-Unis ainsi qu’entre Cuba et les Etats-Unis;
  • La médiation dans les guerres de Tchétchénie et de Géorgie avec la Russie; dans le cas de la Géorgie, elle s’est appuyée sur un document final élaboré par des diplomates suisses;
  • L’engagement au sein de l’OSCE, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. La Suisse s’y est employée à détendre les relations entre les pays d’Europe occidentale et ceux d’Europe orientale.
  • Pour autant, nous ne devons ni surestimer, ni ridiculiser la contribution de la Suisse à la paix, comme le font aujourd’hui certains détracteurs de la neutralité.»

Extrait du discours du professeur Wolf Linder
(professeur émérite à l’Université de Berne en sciences juridiques, économiques et sociales,
directeur de l’Institut de sciences politiques de l’Université de Berne; ancien membre du Grand Conseil du canton de Thurgovie (groupe socialiste), ancien juge à la Cour suprême de Thurgovie, auteur du manuel « Schweizerische Demokratie » (La démocratie suisse), 1999). Son discours est disponible sous verfassungsbuendnis.ch friedenskundgebung-09-08-2025/ 

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