La culture de la domination

Troisième volet du cycle «Germany in crisis»

von Patrick Lawrence*

Je reviens brièvement à ces moments singuliers où Olaf Scholz se tenait aux côtés du président Joe Biden lors d’une conférence de presse, le 7 février 2022, après des entretiens clos au Bureau ovale1. C’était l’occasion où Biden a déclaré que si les forces russes entraient sur le territoire ukrainien – comme il était à ce moment-là convaincu qu’elles n’auraient d’autre choix que de le faire – «alors il n’y aura plus de Nord Stream II. Nous y mettrons fin.»
    Prenez un moment pour visionner l’enregistrement vidéo de cet événement. Que voyons-nous chez ces deux hommes? Considérons leur comportement, leurs gestes, leurs expressions faciales, ce que chacun a dit et n’a pas dit, et lisons ce que nous pouvons en tirer. Je lis une histoire de 77 ans.
    En Biden, nous avons un homme calmement pragmatique lorsqu’il déclare son intention de détruire les coûteux actifs industriels du pays représenté par l’homme à côté de lui. Nous notons son aplomb parfait, le geste de la main dédaigneux, alors qu’il affiche pleinement son indifférence aux intérêts d’un allié proche et, en fait, à la souveraineté de l’Etat qu’il représentait.
    J’ai jusqu’à récemment attribué l’étonnante grossièreté de Biden alors qu’il se tenait aux côtés de Scholz à la maladresse qui a marqué toute sa carrière politique. Mais je réfléchis maintenant, en pensant à cette occasion à la lumière de tout ce qui l’a précédée, il y a une autre façon de la juger: après des décennies de domination excessive au sein de l’alliance atlantique, Biden ne voyait plus la nécessité de dissimuler la prérogative hégémonique de l’Amérique. En effet, dans l’enregistrement de C-SPAN ci-dessus, nous voyons le visage d’un homme qui tire une satisfaction maligne de cet exercice de pouvoir brut.

Biden – Scholz: une scène révoltante

Pour sa part, Scholz était positionné à un pupitre distinct, conformément aux règles de protocole, et n’a pas réagi à la déclaration de Biden.  Le comportement de Scholz suggère qu’il n’était ni étonné ni en colère.  Il donne l’impression d’être plutôt résigné, inquiet, un peu contrit, un peu soumis. On peut lire sur son visage l’inquiétude d’un soldat qui vient de consentir au sinistre plan de bataille de son supérieur. On peut supposer qu’il réfléchissait également à ce qu’il allait communiquer à son gouvernement et aux Allemands lorsqu’il rentrerait à Berlin.
    La meilleure façon de comprendre cette occasion très lourde de sens, qui doit être considérée comme unique ou presque dans les annales de la diplomatie transatlantique, est de regarder en arrière puis en avant.
    Comment l’Allemagne en est-elle arrivée là? Je me suis convaincu, après quelques jours de reportage ici, dans une ville longtemps divisée par le rideau de fer, et après avoir passé plus de temps ailleurs en Allemagne, que la politique de la guerre froide et de l’après-guerre froide ne donne pas en soi une réponse à cette question. Non, comme je l’ai souvent constaté au cours de mes décennies en tant que correspondant, il faut recourir pleinement à la psychologie et à la culture pour comprendre la politique et l’histoire, cette dernière étant dans une certaine mesure une expression de la première.

L’Allemagne après 1945

Les plans des Alliés pour les nations qu’ils ont défaites en 1945, qui se sont rapidement concentrés sur ceux de l’Amérique, n’ont jamais manqué d’ambition. Au cours de la Conférence de Potsdam, qui a eu lieu quelques mois après l’effondrement du Reich, Churchill, Truman et Staline ont réparti l’Allemagne en quatre secteurs d’occupation: les Alliés vainqeurs, le Royaume-Uni, la France, les Etats-Unis et l’Union soviétique administreraient chacun une zone du Reich en armées occupantes. Berlin se trouvait dans la zone soviétique mais était divisée de la même manière. Des millions de colons allemands ont dû être rapatriés des terres que les nazis avaient conquises – une entreprise désordonnée marquée par des souffrances dont on ne parle jamais aujourd’hui. Un programme de dénazification a commencé immédiatement, et l’armée allemande devait être démantelée, bien que ces deux objectifs aient été compliqués, pour le dire légèrement, car l’alliance de guerre avec Moscou a cédé la place à la Guerre froide.
    Mais c’est dans le domaine des cœurs et des esprits allemands que la transformation du Reich en un autre type de pays a basculé de l’ambition vers l’orgueil. Il s’agissait d’une opération psychologique dont l’ampleur et la magnitude n’ont peut-être jamais été égalées depuis. Seuls les Japonais de l’après-1945 ont subi quelque chose de similaire. Ce projet a d’abord été façonné et exécuté par les New Dealers rooseveltistes. Ce n’est qu’un an ou deux plus tard que les idéologues de la Guerre froide ont abandonné les idéaux élevés en faveur des rigueurs de l’anticommunisme de la fin des années 1940 et du début des années 1950. Les Japonais, non sans une amertume contenue, appellent cela «le cours inversé».

«Démocratisation?

Je ne sais pas comment les Allemands l’appellent, mais la volte-face d’après-guerre a abouti aux mêmes phénomènes. Le projet était le même des deux côtés de l’océan. Il ne s’agissait pas de susciter des expériences authentiques de démocratie, des tentatives ascendantes, comme les historiens orthodoxes présentent cette période. Il s’agissait avant tout d’enrôler l’Allemagne et le Japon comme soldats dévoués la Guerre froide. Pour les vainqueurs, la démocratisation leur servait de simple prétexte, dans la mesure où la démocratie, par définition, ne peut être ni exportée par un pays ni importée par un autre. De cette manière, ces deux nations, le Japon et l’Allemagne, ont été les modèles que Washington a appliqués dans de nombreux autres endroits pendant la Guerre froide.
    Pour le dire autrement, dans la mesure où l’Allemagne et le Japon se sont transformés en démocraties dans les décennies d’après-guerre, ce n’était pas autant à cause de l’influence américaine mais plutôt malgré elle.
    Dans la zone américaine, les administrateurs en uniforme ou non ont pris le contrôle de toutes les formes d’information. Tous les journaux, magazines et stations de radio ont été fermés. Des journalistes américains (dont certains ont fait une brillante carrière) ont été chargés de réinventer les médias allemands pour les adapter à ce qui devait être une nouvelle démocratie. Les programmes de propagande qui accompagnaient cette réinvention des médias de masse, avec le temps lourds de messages antisoviétiques, étaient immenses, allant des projets de rééducation et des émissions de radio jusqu’aux tracts distribués en masse. La littérature sur cette période donne l’impression d’une entreprise de homogénisation qui excluait tout mot prononcé ou écrit et toute image en marge du contrôle officiel.

«Highway Patrol» et Guerre froide

Une brève digression.
    L’un des programmes télévisés mémorables de ma petite enfance était une série populaire sur la loi et l’ordre appelée «Highway Patrol». Je m’en souviens bien même après de nombreuses années. Il y avait quelque chose de charismatique dans les épisodes hebdomadaires. Broderick Crawford était le chef de police bajoueux, bourru et négligé d’une ville californienne dont on ne connaissait pas le nom. Il se précipitait sur les scènes de crime et ouvrait la portière de sa voiture de patrouille au milieu des sirènes et des nuages de poussière, aboyant des ordres dans sa radio portative – répondant à ses agents par son l’inoubliable «10-4». «Highway Patrol» a connu 156 épisodes, de 1955 à 1959. A première vue, la série était une glorification de l’autorité officielle. Elle traitait de la nécessité de maintenir l’ordre malgré les menaces constantes qui pèsent sur lui. Mais, texte et sous-texte, «Highway Patrol» traitait de l’Amérique d’après-guerre; chaque épisode était une réaffirmation de ce que signifiait être américain à cette époque. La Guerre froide n’était jamais mentionnée, mais elle semblait planer sur chacun de ces épisodes. Parmi les thèmes récurrents figuraient la présence constante de la peur et la nécessité de l’allégeance.
    Je mentionne cela en raison d’une leçon apprise bien des années plus tard. C’est à la fois amusant et très instructif. «Highway Patrol» a été développé par une ambitieuse société de production appelée Ziv Television Programs. Frederick Ziv, fondateur et directeur, a plus ou moins inventé les syndications télévisées (TheCisco Kid, Bat Masterson, etc.). Les productions de Ziv, implicitement et parfois explicitement, étaient portées par des atmosphères anticommunistes à la manière de ««Highway Patrol»». Et après que Ziv eut signé Broderick Crawford, en 1955, «Highway Patrol» fut la première série américaine à être diffusée sur la nouvelle chaîne de télévision commerciale allemande.
    Pour conclure, il est étrange aujourd’hui de penser que des familles allemandes, assises devant leur téléviseur, dix ans après leur terrible défaite dans une guerre historique mondiale, s’enthousiasmaient en regardant le même drame policier-criminel qui avait résonné chez un jeune garçon devant son écran dans une banlieue verdoyante de New York.

«Soft power» ou le langage des vainqueurs

«Highway Patrol» n’est qu’un exemple, modeste mais significatif, d’une autre dimension du projet d’après-guerre en Allemagne: il s’agissait d’un exemple précoce de ce que nous appelons aujourd’hui le soft power. On ne saurait trop insister sur l’importance de cette affirmation de l’influence américaine dans l’Allemagne d’après-guerre, ni sur ses conséquences depuis. Si les administrateurs de l’occupation contrôlaient la pensée des Allemands par le biais de leurs opérations d’information et de propagande, les importations d’objets culturels américains – films, musique, gastronomie, mœurs, etc. – en sont venues à contrôler la façon dont les Allemands pensaient: leur perception du monde et d’eux-mêmes.
    Le pouvoir du soft power, si je puis dire, était plus évident au Japon à cette époque, car l’Occupation équivalait à une confrontation entre deux civilisations différentes. Des Américains, les Japonais apprirent le billard, les danses de salon, le jazz pour big band, les films de Walt Disney, comment préparer des martinis, se comporter avec la nonchalance des Américains. Il en fut de même en Allemagne, mais de manière moins brutale. Les Allemands d’après-guerre découvrirent les jeans, les hamburgers, Bill Haley et ses Comets, John Wayne, comment boire du Coca-Cola, et bien d’autres choses encore. Si je devais saisir l’essence du projet d’après-guerre en Allemagne, je dirais que son résultat durable a été une transformation de la conscience. Comme l’a dit un ami suisse alémanique l’autre jour: «Les Allemands, plus que tout autre Européen et les premiers parmi eux, ont appris à parler la langue du vainqueur.» Ceci m’amène à une erreur fatale qui mérite une brève explication.

La grande erreur:
confondre «modernisation» avec la voie de l’occidentalisation

Pour revenir un peu en arrière, parmi les orthodoxies dominantes des décennies de la Guerre froide, on se penchait, dans le milieu universitaire, sur la «théorie de la modernisation». En une seule phrase, cela affirmait que la modernisation passait par l’occidentalisation. Elles en étaient arrivées au même résultat, pour ainsi dire. Pour toutes ces nations nouvellement indépendantes du Sud global, si elles voulaient se moderniser, elles devaient suivre les Occidentaux. Compte tenu de ses innombrables conséquences, toutes destructrices, je considère qu’il s’agit là de l’une des pires erreurs des huit dernières décennies. Ce n’est qu’aujourd’hui que les nations non occidentales apprennent que devenir véritablement modernes commence par devenir véritablement elles-mêmes.
    Après sa défaite en 1945, l’Allemagne a commis une erreur à peu près similaire. Pour surmonter les horreurs de la Première Guerre mondiale et les atrocités qui ont mené à la Seconde, il était nécessaire de devenir véritablement moderne.  Cela impliquait une démocratisation. Et démocratiser voulait dire américaniser. Bien sûr, les Américains ont tout fait pour répandre cette idée dans le monde entier. Ils le font, je dirais, depuis l’impact des Wilsoniens sur la poltique américaine du début du XXe siècle.

La culture de la soumission

Mais se lancer dans la modification de la conscience d’une nation est, au-delà de l’orgueil implicite, une entreprise profondément risquée. C’est toucher à l’identité même d’un peuple, à sa compréhension la plus élémentaire de ce qu’on appelle son identification. Le danger d’un tel déracinement psychologique collectif surtout parmi les personnes accablées de culpabilité en raison de leur conduite avant et pendant la guerre – m’apparaît évident. Dans les cas de l’Allemagne et du Japon, les circonstances du monde d’après-guerre me semblent avoir défini les résultats. Passer de la défaite aux impératifs de l’idéologie de la guerre froide du vainqueur ne pouvait que produire, de part et d’autre des océans, ce que j’appelle depuis longtemps «la culture de la soumission».
    Quand le rideau de fer a coupé l’Allemagne en deux en 1949 et que les Américains ont dirigé la reconstruction de la nation sur les cartes – c’était une sorte de mutilation, des psychés aussi. Et ni l’Allemagne ni ses populations ne se sont encore remises de cette perturbation, comme je l’appelle. C’est dire ce qui ne peut échapper à quiconque y circule en y prêtant attention. L’Allemagne n’est pas elle-même depuis trois quarts de siècle; les Allemands sont, psychologiquement parlant, en quelque sorte séparés d’eux-mêmes, déliés. C’est une condition particulière pour un peuple qui m’a toujours semblé avoir un caractère fort.

Redécouvrir sa propre identité

Une observation d’Oscar Wilde, datant de longtemps, me traverse l’esprit – de manière étrange, certes, mais pas si étonnante que ça. «La majorité des individus sont en effet pas eux-mêmes, mais d’autres individus», a écrit Wilde dans «De Profundis», ce fameux traité qu’il a rédigé durant sa détention à la prison de Reading Gaol. Wilde avait des préoccupations très variées, pour le dire avec modération, mais cette découverte exceptionnelle me semble tout à fait appropriée lorsqu’on pense aux Allemands d’après-guerre. «Leurs pensées ne sont que le reflet des idées d’autrui», continue le texte, «leur existence un simple mimétisme, leurs passions une réplique» Je pense à ce passage quand je me souviens d’Olaf Scholz qui se tenait là, silencieux et morne, il y a trois ans, tandis que le Président américain démontra, face au monde entier, qu’il passait à son gré à ’insulter et l’humilier «un ami» politique. Qui était Scholz à ce moment-là? Il est étrange de penser que la réponse la plus convaincante pourrait être: «mais personne». Là, sur l’estrade, nominalement en égal mais évidemment son contraire, Scholz personnifia la culture de soumission d’après 1945.
    Parmi les quelques points positifs que l’on peut déceler face à l’Allemagne d’aujourd’hui, ici à Berlin, plus manifestes qu’ailleurs, je dirais: dans les villages et les villes à l’est de ce pays, dans l’ancienne République démocratique allemande, il y a en dépit de tout cela la perspective, faible mais perceptible, que l’Allemagne et ses popuations puissent retrouver leur chemin. «Nous voilà donc tous en quête de de notre pays», m’a dit un journaliste et documentariste, alors que nous terminions notre matinée ensemble à Potsdam, un jour d’automne dernier. Il me semble que ces paroles revêtaient son message central.

1https://www.youtube.com/watch?v=OS4O8rGRLf8 ;
https://makroskop.eu/21-2025/deutschlands-krise-kultur-der-unterwerfung/ 
du 11 juin 2025

(Traduction Horizons et débats)

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