«Gaza est un concentré de violations des droits de l’Homme»

Interview de Philippe Lazzarini accordé à Guy Mettan

Vendredi 22 août, les Nations Unies ont proclamé l’état de famine à Gaza, où plus d’un demi-million de personnes se trouvent dans un état «catastrophique». La majorité mondiale, impuissante, s’indigne, tandis que l’Occident reste inerte. Prisonniers de leur culpabilité face à la Shoah, les Occidentaux restent passifs face aux exactions israéliennes, alors qu’un nouveau processus génocidaire est en cours et qu’un rapport confidentiel de l’armée israélienne confirme que 83% des 62000 personnes tuées à Gaza sont des civils innocents.
     Philippe Lazzarini, patron pour encore sept mois de l’UNRWA, dirige l’organisme onusien chargé de distribuer l’aide aux Palestiniens depuis dix ans. Ce Suisse, né à la Chaux de Fonds, de père italien et de mère suisse-allemande, vit à Genève avec sa famille. Il n’a aucune intention de se taire ni de se croiser les bras pendant le temps qui lui reste. Il revient sur ce désastre humanitaire et ses conséquences pour les Gazaouis mais aussi pour l’avenir du droit humanitaire et des droits de l’Homme.

Guy Mettan: Vous avez des mots très durs contre la Fondation Humanitaire pour Gaza mise en place par les Américains pour venir en aide aux Gazaouis. Vous avez traité les employés de cette fondation, brièvement inscrite au Registre du commerce de Genève, de mercenaires. C’est un peu excessif, non?
Philippe Lazzarini: Ils ne s’en cachent pas! Les collaborateurs de la FHG sont d’anciens militaires grassement payés qui viennent à Gaza pour exercer une activité dite humanitaire sans savoir ce qu’est l’humanitaire. Le dessein de cet organisme était de forcer la population palestinienne du nord et du centre de la bande de Gaza de se rendre dans le sud pour se nourrir. On est passé de 400 centres de distribution de proximité à quelques-uns, en obligeant les plus vulnérables à se déplacer. Comment peut-on parler d’action humanitaire quand on force les blessés, les handicapés, les malades, les enfants et les mères de famille à faire des kilomètres pour s’alimenter? En plus, c’est devenu un piège mortel pour la plupart des gens. Depuis le début de son activité en mai dernier, plus de 1500 personnes ont été tuées en allant chercher de la nourriture parce que ces centres se trouvent juste à côté de positions militaires israéliennes et que l’armée s’est mise à tirer sur la foule à la moindre occasion.

Le Hamas –prétexte
pour piétiner le droit humanitaire

L’objectif de l’armée israélienne, sous prétexte d’éviter tout détournement de l’aide vers le Hamas, est de se débarrasser de l’organisme d’aide mis en place et soutenu par l’ensemble de la communauté internationale pour le remplacer par une société privée créée par eux avec le soutien américain. Cette focalisation sur le Hamas est d’ailleurs assez surprenante car l’argument a soudain fait surface alors qu’il n’avait jamais été exprimé par les autorités israéliennes auprès des instances de l’ONU, ni auprès des autorités américaines, avant ce printemps. On a l’impression d’avoir à faire à une feuille de vigne destinée à cacher les objectifs tant politiques que militaires d’Israël.

L’apparition de la FHG
est allée de pair avec la famine

De plus, depuis le remplacement de l’UNRW par le FHG, la population du nord de Gaza est entrée dans une phase de famine comme vient de l’affirmer l’ONU. Selon les normes internationales, il y a cinq paliers avant d’atteindre l’état de famine. Or ce dernier palier est désormais atteint dans le nord et devrait l’être au mois de septembre dans le centre et le sud, qui abritent la majorité de la population. Elle est le résultat de la FHG et de sa politique, alors qu’il s’agit de l’une des famines les plus faciles à enrayer puisqu’il suffit d’une simple décision politique pour la combattre, en laissant entrer les milliers de camions de nourriture massés aux portes de l’enclave. Les populations gazaouies affamées se trouvent à moins de trente minutes de centaines de magasins et de centres d’alimentation parfaitement approvisionnés.

Le profil LinkedIn du directeur général de la FHG, John Acree, montre qu’il a en effet fait toute sa carrière à l’USAI en collaboration avec l’armée américaine. L’avez-vous rencontré?
Non, je ne le connais pas. La FHG est en fait dirigée par deux hommes. Le second, le président exécutif, est le pasteur Johnnie Moore, un homme d’affaires et révérend américain messianiste, aveuglément pro-israélien.

En proclamant l’état de famine, l’ONU ne risque-telle pas d’entrer dans le jeu de la FHG qui pourra ainsi justifier l’évacuation des Palestiniens afin de pouvoir mieux procéder à ses distributions alimentaires?
On n’élimine pas la famine en évacuant les gens puisque le sud de la bande de Gaza est aussi en situation de détresse alimentaire. Depuis le début de la guerre, Israel n’a cessé de déplacer les populations dans tous les sens. Chaque Gazaoui a en moyenne été remué deux ou trois fois depuis octobre 2023.
    Par ailleurs, c’est une horrible et cynique plaisanterie que de prétendre vouloir installer les Palestiniens au Sud-Soudan alors que ce pays est l’un des plus misérables au monde, qu’il est ravagé par la guerre, sous-développé faute d’investissements depuis des décennies et culturellement inadapté puisque ses populations sont chrétiennes ou animistes. Idem pour la Libye, dont le nom a aussi été avancé. Comment intégrerait-on des centaines de milliers de Palestiniens musulmans au Sud-Soudan? On saisirait les gens et on les déporterait à des milliers de kilomètres de chez eux? Ce n’est pas sérieux, on est dans la dystopie la plus totale.

Comment expliquez-vous cette passivité occidentale et notamment européenne, alors que l’ Europe a pourtant déjà assisté à un génocide sans s’en offusquer, et qu’elle ne cesse de proclamer les droits de l’Homme comme son nouvel évangile?
Ce sont les droits de l’Homme qui devraient être notre référence objective. L’ordre qui s’est créé après la Deuxième guerre mondiale, le système multilatéral, les Conventions de Genève, tout cela est remis en question par ce genre d’attitude politique qui est perçues comme la régie des doubles standards hors d’Europe. Le Sud global tend désormais à considérer les droits de l’Homme et le droit international comme le résultat de la loi du plus fort. Dans ses yeux, ceux-ci ne s’appliquent pas de manière égale à tout le monde, notamment en Palestine, où l’on a observé des cycles d’impunité qui n’ont fait que réalimenter des violations systématiques flagrantes de ces droits.
    Gaza nous en a fourni l’exemple total et exhaustif: l’utilisation militaire de la faim, les déplacements forcés, l’anéantissement du système de santé, la destruction du système éducatif et des différents lieux de culte, soit un concentré de toutes les violations possibles des droits humains. Et il ne suffit pas que tout cela se soit déroulé en effet, mais continue à s’y perpétrer, sous nos yeux, en permanence. Personne ne pourra jamais prétendre que cela se soit passé à son insu.
    C’est aussi un contexte de narratifs qui s’affrontent. Il existe un environnement de propagande mais aussi de censure absolue, tous les médias internationaux ayant été interdits à mettre le pied dans Gaza, depuis le premier jour. Ce qui permet de prétendre, si quelque chose ne convient pas à l’occupant, que l’information a été biaisée sans qu’on puisse lui contredire puisque l’accès au terrain a été interdit. Nous-mêmes avons été l’objet de toutes sortes de griefs. Or, il suffirait de laisser les médias entrer à Gaza pour constater l’horrible réalité et l’inanité des accusations contre nous.

Comment prouver que l’UNRWA n’a pas été complice du Hamas, comme on vous le reproche si souvent?
Depuis le début de la guerre, on prône l’identité falsifiée que Gaza serait égale à Hamas. Sa population entière serait Hamas. On justifie tous les morts à Gaza en disant qu’ils étaient membres du Hamas. On l’a vu il y a quinze jours avec l’assassinat de ce fameux journaliste de Al Jazeera, Anas al-Sharif, qui aurait présumément travaillé pour le Hamas. [Entretemps, lundi 25 août, cinq autres journalistes étaient tués en avançant les mêmes motifs, ndlr.] Tout est justifié derrière le label du Hamas.
    Notre agence a été accusée d’avoir engagé des collaborateurs membres du Hamas et que certains auraient même participé à l’atroce attaque de l’octobre contre Israël. Or, pour chacun de ces accusés, nous avons mené une enquête indépendante dont les conclusions ont été rendues publiques au mois de juillet de l’année dernière.
     Pour la moitié des accusés – nous parlons d’un total de 19 personnes sur nos mille collaborateurs– 10 personnes ont été entièrement déculpabilisées  tandis que pour les 9 autres, dont plusieurs ont été tués, on a conclu que, si l’on pouvait accéder aux informations les concernant, il y aurait peut-être matière à ouvrir une enquête. Les contrats de ces derniers ont été résiliés. Tous nos donateurs et l’immense majorité des pays membre de l’ONU ont accepté ces conclusions et ont entre-temps repris leur soutien à l’UNRW. Par la suite, nous avons fait l’objet d’accusations systématiques d’infiltrations du Hamas au sein de l’agence. Israël a cité 500 noms, ensuite 1000 noms, finalement 3000 noms. Chaque fois ces noms figuraient sur des listes dont Israël prétendait détenir la preuve de leur adhésion au Hamas. Mais il ne suffit pas d’inscrire un nom sur une liste pour la prendre en tant que preuve contre cette personne. Nous avons constamment demandé aux autorités israéliennes et à toutes susceptibles de disposer des informations solides, s’ils disposaient des éléments permettant d’ouvrir une enquête. Chaque fois la réponse a été négative.
    Il n’y a jamais eu d’enquête juridique compétente sollicitée de la part des Israéliens. Depuis plus de vingt ans, l’UNRW remet la liste de ses employés aux autorités de son pays hôte, à savoir l’Etat palestinien, et en plus aux autorités israéliennes. Dans les longues années de notre activité, aucune des deux instances n’a jamais fait part de ses préoccupations récentes. J’ai rappelé ce fait au ministre israélien des affaires étrangères mais je n’ai jamais reçu de réponse. Nous restons à disposition et sommes prêts, tant les Nations Unies que l’UNRW, à ouvrir une enquête dès que l’on nous signalera un cas suspect réel.
    D’autres entités onusiennes, comme l’OCH (bureau de la coordination des affaires humanitaires), ont été visées. Sans preuve non plus. L’étiquette Hamas est tout de même constamment utilisée pour tenter de les discréditer. L’UNRW est ciblée parce que notre agence symbolise la Palestine et son histoire et qu’elle incarne la création d’un futur Etat palestinien. Elle symbolise aussi le droit du retour qui est crucial pour Israël. C’est la raison pour laquelle notre agence, aux yeux de nombreux politiciens israéliens, doit disparaitre.
    Dans son film sur l’UNRW, le cinéaste suisse Nicolas Wadimoff exprime très bien cette question. Il a interviewé une ex-politicienne d’extrême droite israélienne qui mène une croisade pour démanteler notre agence. Celle-ci explique très bien ses motivations, qui n’ont rien à voir avec le comportement du Hamas, mais bien avec la négation du droit des Palestiniens au retour sur leurs terres.
    Et il ne faut pas oublier que le Hamas a été soutenu à l’époque, et ce par ce même gouvernement israélien et cette même extrême droite qui voulaient décrédibiliser et affaiblir l’autorité palestinienne et l’OLP – le tout dans le but de s’assurer qu’Israël n’ait pas de partenaire crédible pour mener des négociations de paix, et empêcher ainsi la création d’un Etat palestinien. Netanyahou a affirmé tout cela publiquement, dans des discours à son propre parti.

Un termes juridique abstrait ne décrit
en rien la brutalité réelle qui règne à Gaza

Vous renoncez pourtant à utiliser le mot «génocide». Pourquoi?
J’ai parlé de comportement génocidaire car le mot génocide est un terme juridique qui n’est pas encore validé, face à Gaza, par la Cour pénale internationale (CPI). Il existe toutes les indications qu’un processus génocidaire est en cours comme chacun voit qui ose voir. La CPI a pris des mesures provisionnelles mais elle doit encore examiner les preuves et il faut attendre son jugement pour que le terme de génocide soit légal et puisse être utilisé légalement pour qualifier ce qui est en train de se passer.
    On entend d’ailleurs de plus en plus de voix outre celles d’Amnesty et de Human Rights Watch, y compris en Israël, à l’instar de celle de B’Tselem, qui parlent de situation de génocide. Pour moi il est important de décrire et de capter au plus près les souffrances endurées par les populations palestiniennes. Comme disent nos collaborateurs: «Nous ne sommes plus ni vivants ni morts, nous ne sommes que des corps qui marchent encore!» Cela exprime le fait que l’atroce réalité de la vie à Gaza ne peut être conçue par une notion juridique abstraite.

Vous avez évoqué le sauvetage rocambolesque des archives de l’UNRWA. Pourquoi était-ce si important de les préserver?
Ces archives représentent toute l’histoire, la mémoire et l’identité de deux millions de Palestiniens, de leurs familles, de leurs arbres généalogiques, de leurs déplacements depuis la Nakba, la catastrophe de 1946 à 1948. Elles font partie du futur patrimoine national du futur Etat palestinien.
    Par chance, elles n’en avaient pas attiré l’attention. On a pu les sortir de Gaza au début de la guerre, en novembre 2023, lorsque nous avons dû évacuer notre siège principal. Et cela grâce à certains de nos employés qui en avaient fait leur raison d’être et s’étaient dit qu’ils ne mourraient pas avant d’en être venus à bout. On a pu entreposer ce trésor historique à Rafah où il a été à l’abri jusqu’à ce que l’armée israélienne attaque la ville. J’vais alors voulu négocier avec les Egyptiens mais je me suis dit que cela prendrait trop de temps, si bien qu’on a décidé de les évacuer, carton par carton, en les dissimulant dans nos véhicules blindés, qui pouvaient encore circuler à cette époque en direction de Jérusalem et de là, à notre nouveau siège d’Amman. Tous les documents ont pu être entièrement classés en quelques semaines. Entre-temps, ils ont été digitalisés et ne peuvent plus être annihilés.

Il faut se révolter à ce que Gaza
devienne «la norme»

Pour en revenir à la Suisse, vous avez dit que la Suisse pourrait faire mieux. Comment?
Bien sûr que la Suisse puisse faire mieux. Nombre de parlementaires ont pris pour argent comptant la propagande provenant de lobbies pro-israéliens, une propagande qui est le fruit de l’extrême polarisation que ce conflit provoque bien au-delà de sa région d’origine. Je suis pourtant content que la Suisse ait maintenu une partie de ses subventions et que les derniers débats aient pris une tournure moins dogmatique ces derniers temps. Au début, le débat n’était pas rationnel et ne représentait pas la Suisse humanitaire, impartiale et indépendante à laquelle nous sommes habitués.
    Après l’échec de la conférence des partie contractantes, sollicitée par l’Assemblée générale de l’ONU, la Suisse pourrait se remettre à cette tâche sur le métier et redemander un nouveau mandat à l’Assemblée. Cela en vaudra pleinement la peine il y a tellement d’enjeux qui en dépendent! Les Conventions de Genève doivent s’appliquer partout et non pas seulement à Gaza. Et d’un autre côté, on ne doit pas considérer Gaza comme un fait isolé, séparé du reste du monde. Ce qu’on tolère à Gaza crée un précédent que d’autres vont s’empresser de revendiquer pour leurs intérêts à eux.
     Il faut absolument éviter que Gaza devienne la nouvelle norme. C’est là le véritable enjeu. Je pense qu’un pays comme la Suisse, qui s’est toujours posée en garant du droit international et du droit humanitaire, devrait se montrer profondément préoccupée de la situation et donc prendre des initiatives pour protéger l’esprit du droit humanitaire et des Conventions de Genève. C’est dans ce sens qu’elle pourra et devra faire plus. Maintenant  on parle de famine, j’espère que la Suisse se mettra à reconsidérer sa position et prendre conscience que le fait d’autoriser une famine évidente sera considéré comme une tâche indélébile. J’espère que l’on accordera à nouveau à l’UNRW et aux autres agences privées et publiques l’autorisation de reprendre les livraisons de nourriture et d’assistance médicales sans restriction et qu’on leur redonnera les ressources nécessaires.

Et cela en complément avec la FHG?
Si l’on considère la FHG comme une agence qui contribue en effet à l’aide humanitaire et à la distribution de biens essentiels, pourquoi pas? Nous avons toujours considéré qu’il fallait travailler ensemble et qu’aucun organisme ne pouvait prétendre résoudre à lui seul tous les problèmes qui se posent liés au traitement des Palestiniens. Nous avons tous besoin de cette complémentarité. Cela dit, il est certain qu’il est exclu de travailler main dans la main avec une agence qui collabore avec l’armée et qui permet qu’on ouvre le feu, comme sur des lapins, sur les gens qui viennent chercher son aide. Or, il faut constater que cette chasse à l’homme est tolérée, ouvertement, encouragée même par la FHG. Si la FHG amène de la nourriture, c’est très bien. Mais non pas au cas où on confond la triste réalité avec un film du genre «Hunger Games»!

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