Guantánamo – la honte pour l’«Occident des valeurs» selon le modèle des Etats-Unis persiste

par Marianne Wüthrich, Docteur en droit

«Nous nous trouvons face au choix décisif, au choix si le pouvoir prime le droit ou si le droit prime le pouvoir. Si nous optons pour l’Etat de droit, nous devons être conscients que tout pouvoir – y compris le nôtre – est soumis au droit.»

Nils Melzer1

On s’habitue à ce que nos médias rapportent les faits de manière assez partiale, même si cela enfreint leur code professionnel et leur devoir. Ainsi, les «prisons de torture syriennes» du Président Assad font partout les gros titres des actualités, tandis que les pires prisons de torture du monde entier, celles des Etats-Unis, risquent de tomber dans l’oubli. Si Guantánamo a fait à nouveau la une des journaux, ce n’est que grâce au fait que Joe Biden, comme d’autres Présidents américains avant lui, a tenté de se débarrasser de quelques «charges du passé» avant son départ. Ainsi, le 6 janvier 2025, il a fait évacuer par avion onze détenus du centre de détention de Guantánamo vers Oman. Ces hommes sont des ressortissants du Yémen et étaient, comme affirment certains médias, «détenus depuis plus de 20 ans sans inculpation»! En outre, le prisonnier afghan Muhammad Rahim al-Afghani doit être échangé contre trois Américains détenus en Afghanistan. Al-Afghani est détenu depuis 17 ans à Guantánamo comme membre présumé de haut rang d’Al-Qaïda. Selon son avocat, aucune preuve n’a pu être apportée pour étayer ces accusations, qu’il a lui-même toujours niées.2

Pas de place pour les principes de l’Etat de droit

Dans un vértiable Etat de droit, les choses seraient pourtant évidentes: toute personne accusée d’un délit doit être poursuivie devant le tribunal compétent et, après que l’instance accusatrice n’ait pu présenter de preuves suffisantes, remise immédiatement en liberté. Dans l’administration américaine ainsi qu’au sein de ses services secrets la marge est plutôt mince pour que de tels principes d’Etat de droit régissent leurs actions concrètes. Le camp pénitentiaire de Guantánamo Bay à Cuba a été créé par le Président George W. Bush en 2002, en violation du droit international, maintenu depuis lors au mépris ouvert de tout droit et malgré la multitude de protestations et plaintes, dans le pays et à l’étranger ainsi que de la part de l’ONU.
    En 2009, le Président Barack Obama a annoncé la fermeture de Guantánamo – tout cela n’aboutissant qu’à brasser du vent. Le Congrès avait aussitôt interdit tout transfert de détenus sur la partie continentale des Etats-Unis, empêchant ainsi qu’ils soient légalement inculpés par un tribunal états-unien et par conséquent, selon le code juridique, à être libérés dans les cas d’absence de preuves. Au lieu de cela, le gouvernement américain avait exterritorialisé le plus grand nombre possible de prisonniers non condamnés, donc innocents au regard du droit, vers les pays les plus divers. A l’époque, la Suisse a également servi de geôlier face à quelques détenus de l’administration américaine – des Ouïghours qui, au début de l’invasion de l’Afghanistan par les Etats-Unis, avaient la malchance de se trouver par hasard dans la région tombaient ainsi dans les griffes de la CIA. Après la récente libération des onze hommes vers Oman, il ne resteraient à Guantánamo que 15 malheureux.

Accord acquis sous la torture la plus abjecte
avec un détenu présumé être figure clé de «nine eleven»

L’«accord» récemment passé entre le gouvernement américain et Khalid Sheikh Mohammed, détenu de long terme à Guantánamo, défie lui aussi tous les principes de l’Etat de droit. Il s’agirait, selon des informations médiatiques actuelles, d’un marchandage entre ce détenu éternel et ses sbires qui l’auraient «amené» à se désigner coupable d’avoir planifié les attentats du 11septembre 2001 contre les tours du World Trade Center. En «récompense», sa condamnation à mort imminente aurait été commuée en détention à vie. Le contexte de cet accord extra-judiciaire est que «ses aveux ont probablement été faits sous la torture, ce qui risquait ne pas être acceptés par le tribunal».3 En clair: les aveux de culpabilité de Mohammed sont jurdiquement nuls et non avenus, car selon les sources citées, il a été torturé systématiquement depuis plus de 20 ans, à commencer par mars 2003: «On est le 1er mars 2003. Mohammed, le cerveau présumé des attentats du 11 septembre, est capturé au Pakistan. Au cours du mois suivant, il est interrogé 183 fois en l’exposant au ‹waterboarding›.»4 183 fois en un mois! Plus de six fois par jour – se trouver abandonné à cette forme on ne peut plus abjecte de torture! On n’ose imaginer ce qu’il a dû endurer depuis lors, avant qu’on ne lui fasse actuellement «avouer» la planification de l’attentat ayant déclenché et «légitimisé» la guerre des Etats-Unis «contre le terrorisme».
    Un autre prisonnier de Guantánamo, Abu Zubaydah, a décrit les pratiques de torture qu’il a subies, lui et d’autres, pendant plus de 20 ans de souffrance. Ce témoingnage révoltant consiste en 40 dessins, d’une réalité brutale, accompagnés d’un texte. Il suffit de regarder quelques-uns de ces dessins pour atteindre les limites de ce qui est supportable aux yeux d’un être humain au plein sens du terme! En mai 2023, ils ont été publiés dans un livre.5

Les Etats-Unis abrogent la Convention de Genève – Nils Melzer s’y oppose

De ces abîmes inhumains, on ne retrouve que difficilement le thème de ce qui devait les bannir – l’état de droit dicté par ce qui est et reste humain en nous. Nils Melzer est l’un de ceux qui, malgré toutes les injustices dont il a été témoin au cours de son engagement pour un monde plus humain, ne s’est pas laissé détourner de sa position droite. Pendant des décennies, il a contribué à rendre notre monde un peu plus humain – en tant que délégué du CICR, Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture (notamment dans son inlassable combat pour la libération de Julian Assange) et Directeur des domaines du droit international, de la politique et de la diplomatie humanitaire au Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Dans un entretien avec la Weltwoche, Nils Melzer souligne le caractère indispensable et la grande importance des principes du droit international humanitaire, en particulier face à l’état actuel du monde, en ces termes:
    «Les Conventions de Genève précisent que les combattants, de tous les côtés en conflit armé, ne sont pas des monstres ou des animaux. Egalement en soldats, ils restent des êtres humains et ne doivent être attaqués par les armes que lorsqu’ ils participent directement aux combats, par leur fonction ou leur activité. Mais dès qu’ils ne sont plus aptes ou disposés à combattre, ils ont droit à la protection, à un traitement humain et, en cas d’infraction, à un procès équitable.»6
    Le gouvernement américain, quant à lui, affiche son refus à respecter ces principes impératifs du droit international. Après avoir déclenché une guerre contre l’Afghanistan, suite aux attentats du 11 septembre 2001, le Président George W. Bush a publié, le 7 février 2002, son décret en déclarant: «Les membres d’Al-Qaïda, des Talibans et des forces qui leur sont associées sont des combattants ennemis illégaux ne jouissant pas des droits à la protection accordés par la Troisième convention de Genève aux prisonniers de guerre».7
    Une fois de plus, les élites politiques américaines font ainsi preuve d’aveuglement en n’admettant pas que ce sont elles qui ont créé et soutenu Al-Qaïda et maints autres «djihadistes», et les ont fait grandir et prospérer– là où ils leur étaient utiles.
    Par contre, le but des Conventions de Genève est précisément celui qu’elles s’appliquent obligatoirement à toutes les parties dans toutes les guerres, en particulier aux grandes puissances (voir encadré, p. 3).

Les caves de torture de la CIA à Guantánamo

En outre, selon le rapport sur la torture de la CIA de 2014, le Président Bush a signé, le 17 septembre 2001, «un arrêt secret autorisant la CIA à détenir des présumés terroristes». Arrêt qui fut aussitot suivi d’ activités monstrueuses commises par la CIA qui, de 2002 à 2008, a fait faire un raid sur des personnes, au hasard et dans différents Etats (mais c’est quoi, au juste, un «présumé terroriste»?) – les délivrant dans leurs caves de torture secrètes afin de leur extorquer des «aveux» par les méthodes les plus sadiques. La plupart des personnes torturées, ayant survécu, ont ensuite été transportées à Guantánamo où jusqu’à 700 personnes, privées de leurs droits les plus élémentaires, ont végété pendant des décennies dans les pires conditions de vie et sous de graves tortures, sans inculpation et donc sans possibilité de se défendre devant un tribunal ordinaire.
    Il convient de rappeler les détenus torturés d’Abu Ghraïb en Irak aussi. Trois survivants ont récemment obtenu une indemnisation en vertu d’une décision de justice prise aux Etats-Unis en novembre 2024 (après 20 ans!), ceci pourtant non pas à la charge de l’Etat américain, mais de la «société de sécurité» interposée par l’armée américaine.8 Il faut également se souvenir du courageux Suisse Dick Marty qui, en sa qualité d’Enquêteur spécial du Conseil de l’Europe, a révélé en 2007 l’exploitation de prisons secrètes de la CIA dans plusieurs pays de l’UE, notamment en Pologne et en Roumanie, dont les gouvernements concernés avaient immédiatement nié leur existence. Selon le rapport de Marty, l’Allemagne et l’Italie étaient également impliquées dans les programmes de torture et de déportation de la CIA. Alors que le gouvernement Schröder a nié toute implication, la justice italienne a tout de même ouvert un procès par contumace contre 26 citoyens américains.9 Comme le relève le «Tages-Anzeiger» du 14janvier 2025, outre les Etats-Unis, les Etats européens, condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme pour leur complicité, devraient  enfin en tirer la leçon: «Celui qui ’permet consciemment et volontairement’ qu’un Etat allié viole les droits de l’homme, se rend complice»10.
    Face aux faits que l’on ne peut ignorer, la commission des services de renseignement auprès du Sénat américain a enfin commencé à recenser, par un rapport détaillé, les actes monstrueux commis par des responsables de la CIA et d’autres criminels. Elle a établi qu’une grande partie des personnes torturées étaient «détenues à tort». Il a finalement été publié, le 9 décembre 201411. Ce qui n’a pas empêché, par la suite, le Ministère américain de la Justice à déclarer qu’il n’ouvrirait «aucune nouvelle enquête pénale [contre les présumés tortionnaires] sur la base du rapport sur la torture».12

***

mw. Face à cette attitude ouvertement partisane, frôlant la complicité, la classe dirigeante états-unienne continue donc à savamment dénigrer certains autres chefs d’Etat comme des monstres déshumanisés et à imposer à leurs peuples des sanctions étouffant toute vie digne de l’homme ainsi que ses bases économiques. Ce faisant, ils atteignent déjà presque la perfection – pourtant diabolique !

1 Ryser, Daniel: Wir befinden uns am Abgrund zu einem neuen Mittelalter, ds. «Weltwoche» no 51/52 du 19/12/2024
2 Signer, David: Biden senkt die Zahl der Guantánamo-Insassen, ds. Neue Zürcher Zeitung du 09/01/2025
3 Signer, David: loc.cit.
4 CNN. CIA Folterbericht. Kurzinformationen. Actualisé le 19/09/2024. https://edition.cnn.com/2015/01/29/us/cia-torture-report-fast-facts/index.html 
5 Pilkington, Ed.: Der ewige Gefangene. Abu Zubaydahs Zeichnungen entlarven die verwerfliche Folterpolitik der USA, ds. «The Guerdian» du 11/05/2023, https://www.theguardian.com/law/2023/may/11/abu-zubaydah-drawings-Guantánamo-bay-us-torture-policy  
6 Ryser, Daniel: loc.cit.
7 CNN. CIA Folterbericht, loc.cit.
8 Rolle der USA im Irak-Krieg. Folteropfer von Abu Ghraib erhalten Entschädigung, ARD Tagesschau du 12/11/2024
9 «CIA-Gefängnisse: Dick Marty klagt an», ds: Swissinfo du 08/06/2007 
10 Steinke, Ronen: «Die USA müssen Guantánamo endlich schliessen – und die Lehren daraus bewahren», ds. «Tages-Anzeiger» du 14/01/2025
11Report of the Senate Select Committee on Intelligence Committee Study of the Central Intelligence Agency’s Detention and Interrogation Program du 09/12/2014
12 CNN. CIA Folterbericht. Kurzinformationen, loc.cit. 

Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, conclue à Genève le 12 août 1949, état du 18 août 2014 (extraits) 

Sont prisonniers de guerre, au sens de la présente Convention, les personnes qui, appartenant à l’une des catégories suivantes, sont tombées au pouvoir de l’ennemi:

  1. Les membres des forces armées d’une Partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées;
  2. Les membres des autres milices et les membres des autres corps de volontaires, y compris ceux des mouvements de résistance organisés, appartenant à une Partie au conflit  [y compris plusieurs autres catégories de personnes actifves dans un conflit armé]

Art. 13, alinéa 1:
Les prisonniers de guerre doivent être traités en tout temps avec humanité. Tout acte ou omission illicite de la part de la Puissance détentrice entraînant la mort ou mettant gravement en danger la santé d’un prisonnier de guerre en son pouvoir est interdit et sera considéré comme une grave infraction à la présente Convention. En particulier, aucun prisonnier de guerre ne pourra être soumis à une mutilation physique ou à une expérience médicale ou scientifique de quelque nature qu’elle soit qui ne serait pas justifiée par le traitement médical du prisonnier intéressé et qui ne serait pas dans son intérêt.

Art. 14, alinéa1:
Les prisonniers de guerre ont droit en toutes circonstances au respect de leur personne et de leur honneur.

Art. 87, alinéa 3:
Sont interdites toute peine collective pour des actes individuels, toute peine corporelle, toute incarcération dans des locaux non éclairés par la lumière du jour et, d’une manière générale, toute forme quelconque de torture ou de cruauté.

III. Poursuites judiciaires

Art 99, al. 2:
Aucune pression morale ou physique ne pourra être exercée sur un prisonnier de guerre pour l’amener à se reconnaître coupable du fait dont il est accusé.

Art. 99, al. 3:
Aucun prisonnier de guerre ne pourra être condamné sans avoir eu la possibilité de se défendre et sans avoir été assisté par un défenseur qualifié.

Source: https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1951/228_230_226/f 

 

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