Et si on écoutait ce que dit la Russie?

par Karl-Jürgen Müller

Ces derniers temps, vous serait-il arrivé peut-être d’adresser à votre famille, à vos voisins, vos amis, vos connaissances une question qui s’impose? Par exemple celle-ci: «Comment expliquer que nos médias grand public ainsi que la plupart de nos politiciens se montrent incapables – et ce depuis plusieurs années – d’extérioriser une seul petite parole positive sur la Russie? Et moins encore sur la politique et les responsables politiques russes?» N’est-il pas hautement curieux que, dans un des 190 pays de ce monde, tout, je dis tout – sa politique, son économie, sa vie sociale – soit détestable?
    Une exception louable représente Roger Köppel, rédacteur en chef de l’hebdomadaire suisse Weltwoche. Il a insisté, dans un récent commentaire exhaustif sur la guerre en Ukraine, sur les données suivantes, méritant d’être citées: «Il n’en demeure pas moins que, selon des observateurs neutres, comme la Croix-Rouge internationale, cette guerre [en Ukraine] est menée avec la plus grande retenue envers la population civile des deux camps. Prétendre que la Russie mène une ‹guerre d’anéantissement› contre sa nation sœur, les Ukrainiens, constitue un viol de l’histoire. Il s’agit là également d’une banalisation illicite de la véritable ‹guerre d’anéantissement›, celle qui fut menée par la Wehrmacht allemande de 1941 à 1945, celle aussi qui a coûté la vie à 26 millions de citoyens soviétiques.» De telles déclarations, qui corrigent l’image de l’ennemi d’une «guerre d’agression brutale et impitoyable», pourquoi ne nous encouragent-ils pas ou peu de les prendre comme objet d’une analyse plus approfondie des faits? Köppel évoque, sur un ton incrédule, «tous ces rapports terrifiants sur la guerre russe qui circulent en Occident depuis le début de l’invasion».
    Lorsque, face aux comportements de la Russie, nous ne serons plus informés sur les faits, de manière convenante, mais bombardés de propagande de guerre – quelle attitude prendrons-nous donc face à ces «rapports», «analyses» et «commentaires» quotidiennement fallacieux? Ne vaudra-t-il pas mieux étudier les sources plutôt que simplement croire ce qui est écrit et dit? Ne vaudra-t-il pas mieux se poserd’abordla question: Mais qu’a-t-il donc dit en cause, ce Président russe, homme d’Etat extrêmement démonisé chez nous – et nous faire notre opinion après?
    Une occasion de le faire se prête face au discours du Président russe lors du Forum international Valdaï de cette année, à Sotchi, en Russie, le 2 octobre 2025, ainsi qu’au long débat qui a été consacré à son discours exhaustif. Horizons et débats se voit hors d’état de publier l’intégralité de ce discours et du débat, nous le regrettons parce qu’ils le mériteraient. Mais les textes sont disponibles, y compris les vidéos de cet événement de près de quatre heures.1
    Il serait un tournant si nos grands médias fournissaient des informations factuelles à ce sujet. Mais face à cette intervention de haut intérêt, ils ont préféré pratiquer le mutisme.

Le contenu exact du discours de Valdaï

Le thème de la conférence Valdaï, qui s’est déroulée sur plusieurs jours, a été: «Le monde polycentrique: son mode d’emploi». «Polycentrique» est une variante du terme «multipolaire». Le Président russe avait également été invité à s’exprimer sur ce sujet. Poutine a indiqué dès le début de son discours qu’il «doutait de pouvoir fournir» un tel «mode d’emploi». Il exprima par contre son souhait de plutôt présenter sa manière de voir le statut quo dans le monde», en définissant le rôle de la Russie dans ce contexte et ses perspectives face aux évolutions en cours.

La multipolarité trace le chemin …

Vladimir Poutine a évoqué la transformation «très rapide» et «radicale» du monde actuel, la nécessité pour la Russie de s’y préparer et l’importance des enjeux. Il a décrit l’état actuel de la multipolarité avancée en ces termes: «Tout d’abord, nous nous trouvons face à un espace d’action en politique étrangère beaucoup plus ouvert, voire créatif. Deuxièmement, cet espace multipolaire est très dynamique. Ensuite, [...] cet espace est beaucoup plus démocratique. En plus «les spécificités culturelles, historiques et civilisatrices des différents pays […] jouent un rôle plus important que jamais. A cela s’ajoute que les solutions à prendre ne se réaliseront que sur la base d’accords, ce qui exige les deux facteurs d’entente et d’équilibre. Finalement il faut se rendre compte du fait que «les opportunités et les dangers d’un monde multipolaire sont inextricablement liés ensemble.»
    Paradoxalement, a déclaré Poutine, «la multipolarité est une conséquence directe des tentatives d’établir et de maintenir l’hégémonie mondiale, elle s’est réalisée en forme d’uneréaction du système international et de l’histoire elle-même face à la quête obsessionnelle d’unir tous les acteurs dans une hiérarchie à part, avec les pays occidentaux au sommet». Poutine a évoqué le fait qu’après la fin de la Guerre froide, la Russie avait tenté en vain d’«éliminer les fondements des confrontations entre blocs dans le but de créer un espace de sécurité commun».
    En quelques traits marquants, Poutine a brossé un tableau saisissant de l’histoire des 35 dernières années telle qu’elle se présente à la Russie, en définissant la situation en Occident en ces termes: «Dans les sociétés des principaux pays d’Europe occidentale, un rejet clair des ambitions démesurées des élites politiques s’est manifesté et se renforce.» Le problème majeure réside en ce que «l’establishment [les cercles dirigeants, réd.] refuse de renoncer à sa position de puissance, trompe ouvertement ses propres citoyens, aggrave, dans ces actions dirigées vers l’extérieur, les tensions et recourt à toutes sortes de stratagèmes louches à l’intérieur, de plus en plus marginaux, voire hors-la-loi.» Tout cela, a-t-il déclaré, est en contradiction avec la volonté des citoyens: «La volonté de leurs populations, la volonté des citoyens de ces pays, est basale: ils sollicitent que les chefs d’Etat et de gouvernement abordent les problèmes de leurs citoyens, assurent leur sécurité et maintiennent leur qualité de vie et cessent de courir d’après des fantasmes.»

… pour tenir fermement le cap
sur la voie de la guérison

Malgré tout, Poutine est convaincu que le monde dans son ensemble est sur la voie du rétablissement. «La subordination de la majorité à une minorité, état des choses qui caractérisait les relations internationales pendant la période de domination occidentale», cède la place, comme dit Poutine, à «une approche multilatérale, plus coopérative». Celle-ci repose sur «l’accord des principaux acteurs et la prise en compte des intérêts de chacun». Poutine insiste sur ce que les désaccords et les conflits, inhérents à un monde multipolaire, peuvent être résolus pacifiquement et de manière constructive. Pour lui, la division du monde est intenable, ce monde demeurant une entité «intégrale, interconnectée et interdépendante». Il n’a donc pas été possible d’isoler la Russie. Au contraire, comme il dit: «Il est devenu évident que le système mondial dont on voulait nous exclure refuse de pratiquer cette isolation. Car la Russie est indispensable, important, avec son poids, pour le maintien de l’équilibre général.» Poutine a déclaré que tôt ou tard, l’Occident devra, lui aussi, reconnaître ces données. Pour Poutine, la création conjointe d’un monde polycentrique et multipolaire est une tâche très complexe. Face aux véritables problèmes du monde, toute solution unilatérale doit échouer tandis que celles multilatérales exigent une diplomatie très sérieuse, professionnelle, impartiale, créative et parfois non conventionnelle aussi. Poutine se montre donc convaincu que «nous assisterons à une sorte de renaissance, un renouveau de l’art diplomatique». Son essence réside «dans le dialogue et la négociation avec les voisins, les partenaires qui partagent les mêmes valeurs, et également – non moins important mais plus difficile – avec les adversaires». Cela nécessitera le recours à de nouvelles structures. – Poutine en cite, entre autres, les BRICS et l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Leur point commun réside selon Poutine dans le fait qu’«elles ne fonctionnent pas selon le principe des hiérarchies, de subordination à une autorité suprême unique. Ces novelles structures ne sont dirigées contre personne mais envers elles-mêmes». Le monde moderne a besoin «d’accords, et non pas se voir imposer la volonté d’autrui. L’attitude hégémonique, quelle qu’elle soit, n ’est tout simplement ni capable ni volontaire à en venir à bout avec l’ampleur des défis». C’est pourquoi «les approches par blocs, délibérément axées sur la confrontation, constituent […] incontestablement un anachronisme». Elles sont devenues désuètes.

Un choix hautement risqué: diaboliser la Russie

Poutine a également évoqué l’image répandue en Europe de la Russie comme ennemi. Ce faisant il a souligné que cette image était extrêmement dangereuse. La Russie surveille de près «l’escalade de la militarisation de l’Europe. S’agit-il de paroles en l’air ou est-il temps de prendre des contre-mesures?» Là aussi, Poutine est clair et limpide: «Je pense que personne ne doute que les contre-mesures russes ne tarderont pas à arriver. La réponse à ces menaces sera, pour le moins, très convaincante.»

Corriger les erreurs du passé

Mais à ses yeux d’autres préoccupations nousdéfient: «Le monde est confronté à tant de problèmes objectifs […] qu’il est inacceptable, inutile et tout simplement stupide de gaspiller nos énergies et nos efforts sur des différends artificiels, souvent inventés.»
    Une de ces préoccupations réelles est l’état précaire de la sécurité internationale. Poutine a de nouveau rappelé l’«indivisibilité de la sécurité»: «La sécurité des uns ne peut être assurée aux dépens des autres. Si on nie ce principe, il n’y aura plus de sécurité du tout, plus de sécurité pour personne.» Mais ce principe n’est pas encore accepté partout. «L’euphorie et l’avidité du pouvoir de ceux qui se croyaient sortir vainqueurs de la Guerre froide les a conduits, comme je l’ai souligné à maintes reprises, au désir d’imposer à tous leurs conceptions unilatérales et partisanes de la sécurité.» Selon Poutine, on se trouve là face à «ce qui est devenu […] la véritable cause non seulement du conflit ukrainien, mais aussi de nombreux autres conflits aigus du XXe et de la première décennie du XXIe siècle». Ce qui a eu comme effet «que plus personne ne se sent en sécurité». Pour Poutine une raison urgente  pour «revenir aux sources et de corriger les erreurs commises». Dans son discours, Poutine a abordé d’autres problèmes menaçant le monde en résumant sa position ainsi: «Pour résoudre ces problèmes mondiaux, il faut les aborder sans préjugés idéologiques, sans le pathos didactique du type ‹Attendez, je vais vous expliquer tout maintenant›.» Ce qui est nécessaire, ce sont les efforts conjoints, en principe de tout pays et de tout peuple: «Chaque culture et chaque civilisation doit apporter sa contribution car, je le répète, personne ne connaît à elle seule la bonne réponse. Celle-ci ne peut émerger que par une recherche commune, un accord, et non pas par la séparation des efforts et des expériences nationales en tant que contributions des différents Etats pour atteindre le but en commun.» En réponse à la question sur la gestion des conflits d’intérêts, Poutine réitère: «La question est de savoir comment les résoudre. Le monde multipolaire marque […] un retour à la diplomatie classique où les solutions exigent de l’attention et du respect mutuel, et non la coercition.»

Sur la guerre en Ukraine

Quant à la guerre en Ukraine, Poutine a également été clair et limpide, une fois de plus: «Ceux qui ont encouragé, incité et armé l’Ukraine, qui l’ont montée contre la Russie en y encourageant un nationalisme fanatique et un néonazisme, et ce pendant des décennies, sont totalement indifférents non seulement aux intérêts russes, mais négligent également les véritables intérêts ukrainiens, les intérêts des peuples de ce pays. Veuillez excuser mon impolitesse: ils s’en fichent. Ils n’éprouvent aucune compassion pour ces gens; pour eux, pour les mondialistes, les expansionnistes occidentaux et leurs laquais à Kiev, ce sont du matériel d’usage. Les conséquences de cet aventurisme brutal sont évidentes; inutile d’en parler.»
    Et Poutine d’y revenir plus loin en disant: «Pour les autres pays, cette situation, en l’occurrence en Ukraine, est la carte d’un jeu bien plus vaste, leur propre jeu, qui n’a généralement rien à voir avec les problèmes spécifiques des pays dans leur ensemble, ni, en l’occurrence, de ce pays en particulier ou des pays impliqués dans le conflit. Ce n’est qu’un prétexte et un moyen d’atteindre leurs objectifs géopolitiques, d’étendre leur sphère de contrôle et, bien sûr, de tirer un peu d’argent de la guerre. Ainsi, ils ont imposé les infrastructures de l’OTAN à nos portes et, pendant des années, ont assisté avec indifférence à la tragédie du Donbass, au génocide des Russes et à la destruction de nos territoires ancestraux et historiques, qui a débuté en 2014 après le coup d’Etat sanglant en Ukraine.»

La majorité des pays pense différemment

A ce sujet aussi, Poutine souligne ce qu’il pense en découler dans le fond:
    «Les attitudes de la majorité des pays du monde contrastent avec ce comportement, adopté par l’Europe et, jusqu’à récemment, par les Etats-Unis sous l’administration précédente. Ils refusent de prendre parti et s’efforcent à instaurer une paix juste.»
    Il exprime sa confiance dans cette majorité en disant: «Aujourd’hui, la majorité des pays et des peuples […] sont conscients de leurs véritables intérêts. Surtout, ressentent-ils la force et la confiance nécessaires pour défendre ces intérêts malgré les influences extérieures.»
    Cette majorité de pays et de peuples cultive leurs relations comme l’exige un monde polycentrique. «Cela inclut le pragmatisme et le réalisme, le rejet de la philosophie des blocs, l’absence d’obligations contraignantes et de modèles associant partenaires seniors et juniors. Et enfin, la capacité à combiner des intérêts qui ne coïncident pas toujours, mais qui, globalement, ne se contredisent pas.» Ainsi, dit-il, «l’absence d’antagonisme devient un principe fondamental». Cela montre la voie vers «une nouvelle vague de décolonisation» qui, de fait, prend de l’ampleur, «alors que des anciennes colonies acquièrent non seulement leur statut d’Etat, mais aussi leur souveraineté politique, économique, culturelle et idéologique».
    Vers la fin de son discours, le Président de la Russie évoque les Nations Unies, leur importance après la fin de la Seconde Guerre mondiale, leur histoire depuis lors et leur rôle futur. Malgré toutes les critiques justifiées, il insiste sur un point essentiel: «Mais il n’y a rien de mieux que l’ONU.» Et d’y ajouter: «Nous assistons à ce que le potentiel du système des Nations Unies commence à se déployer sous nos yeux, et je suis convaincu que cela se produira encore plus rapidement dans la nouvelle ère qui s’ouvre.» Poutine se montre convaincu que les pays de la majorité mondiale formeront une majorité convaincante au sein de l’ONU. Il sera pourtant nécessaire d’adapter les structures de l’ONU à cette réalité.

Le respect des traditions désarme les scissions

A la fin, avant de clore son intervention en exprimant son espoir d’une amélioration des relations avec les Etats-Unis, Poutine résume ses considérations fondamentales en ces termes:
    «Nous sommes dans une longue phase de recherche, où nous ne progressons qu’à tâtons. L’émergence d’un nouveau système durable et ce que sera son cadre est incertaine encore. Nous devons nous préparer au fait que les évolutions sociales, politiques et économiques resteront imprévisibles et, parfois, très volatiles pendant longtemps. Pour maintenir des lignes directrices claires et maintenir le cap, tout un chacun a besoin de bases solides. A notre avis, il s’agit avant tout des valeurs qui ont mûri au fil des siècles dans les cultures nationales. La culture et l’histoire, les normes éthiques et religieuses, l’influence de la géographie et de l’espace, tels sont les éléments fondamentaux qui donnent naissance aux civilisations, à ces communautés singulières construites au fil des siècles et qui définissent l’identité, les valeurs et les traditions nationales. Tout cela sert de repère pour nous permettre de traverser les tempêtes de l’océan tumultueux de la vie internationale.
    Les traditions sont toujours uniques, distinctives et propres à chaque individu. Le respect de ces traditions est la condition primordiale et la plus importante du développement réussi des relations internationales et de la résolution des problèmes émergents.
    Le monde a été témoin de tentatives d’unification contrainte, d’imposition à tous d’un modèle prétendument universel, contraire aux traditions culturelles et éthiques de la plupart des peuples. L’Union soviétique s’en est rendue coupable en imposant son système politique à d’autres. Nous en sommes conscients. […] Ensuite ce sont les Etats-Unis qui ont pris le relais. L’Europe n’en avait pas fait exception. Dans tous ces cas, rien n’a fonctionné. Des attitudes superficielles, artificielles et, surtout, imposées de l’extérieur n’ont pas la vie longue.

1 La version originale en russe du discours et de la discussion est disponible à l’adresse http://kremlin.ru/events/president/news/78134 , une version anglaise autorisée à l’adresse http://en.kremlin.ru/events/president/news/78134 .

 

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