Combler le fossé entre la politique et la morale

Postface du livre «Triumph der moralischen Revolution»

par Mikhaïl Gorbatchev

De nos jours, les valeurs et les systèmes qui ont été à l’origine du développement de la civilisation européenne moderne ont pratiquement atteint leurs limites. Le consumérisme effréné et l’accumulation continue de capital se trouvent en contradiction flagrante avec les intérêts fondamentaux de l’humanité et menacent l’équilibre entre l’homme et la nature. La toxicomanie, le terrorisme et la criminalité ne cessent d’augmenter, et personne ne semble pouvoir y remédier. Quant aux conflits ethniques qui ont refait surface ces dernières années, ils ont pris l’humanité totalement au dépourvu.
    C’est pourquoi il se pourrait que notre démarche consistant à réfléchir aux leçons morales que nous pourrions tirer de l’expérience de l’humanité au 20e siècle soit finalement profitable, même si elle ne vise qu’à susciter une réflexion approfondie sur l’état spirituel et moral de notre époque. [...] Les valeurs universelles de l’humanité constituent une réalité tangible et susceptible de guider les différentes cultures vers un rapprochement et une compréhension mutuelles.
    A tout cela, il faut pourtant ajouter une condition préalable qui implique que les interlocuteurs respectifs adoptent le langage de la morale et non celui de la violence et des préjugés. Avec la fin de la guerre froide, le monde a eu cette occasion unique de parvenir enfin à une compréhension globale entre les peuples, qu’il a toutefois laissée largement inexploitée, et ce parce que l’Occident a sous-estimé l’importance morale de ces changements. Il a négligé d’entamer le dialogue avec les pays postcommunistes aspirant à la liberté, un dialogue qui aurait dû être engagé justement sous cet angle moral. Nous étions à l’aube de perspectives et de réflexions géopolitiques entièrement nouvelles, mais l’Occident, pieds et poings liés par des calculs égoïstes, se montra incapable de faire le premier pas dans cette direction. C’est pourquoi je ne voudrais pas que nos lecteurs nous prennent pour de simples donneurs de leçons de morale, aveugles à ce qui se trouve sous leur nez et ignorants des obstacles qui restent à surmonter sur la voie d’une nouvelle civilisation humaniste. Le monde a eu sa part suffisante d’aveuglement égoïste et de zèle égocentrique.

La coexistence pacifique
entre cultures diverses

Mais la plupart des lecteurs nous donneront probablement raison sur la nécessité de combler le fossé séculaire qui sépare la politique de la morale. Il nous faut réaliser que le monde de demain ne pourra être qu’un monde de diversité – un monde fait en naître d’autres – et que dans ce monde-là, il ne sera possible de jouir d’une véritable liberté que lorsque celle-ci s’accompagnera d’une ouverture intérieure.
    En même temps, il convient de s’interroger sur la manière de parvenir, par ce biais, à une coexistence et à une collaboration pacifiques entre les différentes civilisations. Qui serait en mesure de garantir aux différentes cultures leur droit à un développement indépendant et autonome? Comment éviter que le règlement des conflits régionaux n’entraîne de nouvelles dérives vers une situation de monopole? Qui serait fondé à exercer un arbitrage en cas de désaccord fondamental entre les cultures? Et, la plus importante de toutes les questions, est-il possible d’orienter l’évolution du monde dans une direction préconçue?
    Notre monde n’est aucunement devenu plus sûr avec la fin de la guerre froide. Bien des gens considèrent aujourd’hui l’occidentalisation globale de la planète avec autant d’inquiétude que, par le passé, la menace d’une expansion brutale du communisme. L’Occident n’est manifestement pas en mesure d’utiliser intelligemment les résultats de la «pensée nouvelle», qui a libéré le monde de la politique de division par blocs et de la confrontation totale. Les fruits de cette pensée nouvelle, qui n’ont pu voir le jour qu’au prix d’énormes efforts, se pulvérisent littéralement sous nos yeux.
    Il y a quelques années à peine où la Russie courut à la rencontre de l’Occident, les bras grands ouverts et avec les meilleures intentions du monde, sans que personne en Occident ne daigne d’en prendre note. L’Occident se trouva incapable d’avancer vers une nouvelle doctrine de sécurité collective post-guerre-froide ni de concevoir la moindre vision pour une évolution pacifique du monde. Aujourd’hui encore, le destin du monde est déterminé par des structures obsolètes mises en place à l’époque de la guerre froide. Tojours est-il que la dissolution du Pacte de Varsovie appela impérativement à mettre en place un nouveau système de sécurité collective en Europe. Mais toutes aspirations paneuropéennes se sont vues vite retomber dans les vieux schémas occidentaux de comportement, selon lesquels seule comptait l’extension vers l’Est de la zone d’influence de l’OTAN. Toute la politique de défense de l’Occident est désormais focalisée sur le nombre d’Etats postcommunistes devenant rejoindre l’OTAN et sur le moment où cela devrait se produire. En réduisant ainsi la mission d’une politique de sécurité européenne ou mondiale sur le plan stragégique seule, le monde occidental écarta les conséquences négatives d’une telle approche partiale les ignorant systématiquement. Cet épisode décevant n’est qu’un parmi les nombreux exemples qui montrent que l’Occident n’était pas préparé, ni moralement ni intellectuellement, aux changements introduits par notre nouvelle politique. En fait, il n’a pas cessé d’avancer sur les sentiers battus du passé.
    Celui qui persiste, aujourd’hui, dans un monde non plus écarté en blocs, de prétendre à la suprématie, même affichant les meilleures intentions du monde, court le risque de voir les peuples douter des bienfaits de la démocratie. Il convient de garder cela à l’esprit pendant qu’il est encore temps et que les hommes ne s’en sont pas encore totalement détachés. Le rejet instinctif de cette nouvelle uniformisation, sous des insignes démocratiques, a peut-être déjà conduit à plus de guerres dans le nouveau monde unipolaire que dans l’ancien monde bipolaire, où toute aspiration à la domination mondiale était encore sous contrôle mutuelle. En Occident, on croit encore que les bouleversements qui se sont produits dans l’ancienne Union soviétique ont été la conséquence de pressions extérieures. En fait, les transformations qui s’y sont produits ont été l’expression d’un progrès moral de toute l’humanité, notamment des peuples qui ne tolèrent plus de de vivre sous le joug mensonger de l’idéologie totalitaire. Il faut se rendre compte du fait que ce désir de liberté, de relations amicales avec le reste du monde et de voir la fin de la politique de menaces et de terreur n’était guère un signe de faiblesse politique de la Russie. Le respect des droits fondamentaux et des libertés individuelles à l’occidentale y a bien sûr joué son rôle. Mais il ne faudrait pas en tirer cette conclusion trompeuse selon laquelle les pays de la zone post-communiste n’auraient eu d’autre souci que de se précipiter le plus vite possible vers le «radieux avenir américain» et que, de l’autre côté, la mission de l’Amérique aurait consisté uniquement à inculquer le plus rapidement possible à ces pays les règles de base de la démocratie.

Les valeurs morales fondamentales:
le cœur de la démocratie

Ce qui c’est passé en effet ce fut la tentative de construire une nouvelle civilisation démocratique par la seule voie bureaucratique, en quelque sorte du haut vers le bas. Malheureusement, dans les pays occidentaux, bien des gens ont oublié que le cœur de la démocratie est constitué des valeurs morales fondamentales dont nous avons parlé dans ce livre. Je pense en premier lieu au principe de la dignité morale et politique de chaque individu garantie, ainsi qu’au principe de la tolérance et du respect de l’opinion d’autrui. Je partage l’avis de M. Ikeda selon lequel il ne peut y avoir de véritable liberté et de véritable démocratie que là où l’on renonce à la violence. Une démocratie qui s’impose par la force – ou, comme en 1993 en Russie, à coups de grenades antichars – est vouée à l’échec. La démocratie n’est pas compatible avec une morale ambiguë. Lorsqu’en octobre 1993, le bâtiment du Parlement à Moscou a été bombardé et pris d’assaut, l’Occident a fait preuve de ce genre de morale à deux vitesses, trahissant ainsi ses propres principes. Je me demande souvent ce qu’il advient d’une démocratie qui s’est imposée par la force. Que se passe-t-il lorsque ceux qui ont précédemment eu recours à la violence se retrouvent soudainement en position de faiblesse ? Et quelle est la durée d’une période de paix lorsque ceux qui l’ont imposée à coups de missiles perdent toute influence?
    Je ne mets absolument pas en doute les valeurs de la démocratie, ni sa capacité à canaliser l’évolution de la société en ces temps difficiles. J’ai été et je demeure un adversaire du pouvoir autoritaire et de toute pratique et idéologie de la «poigne de fer». Seule une transition par le biais d’élections démocratiques libres peut permettre de passer du totalitarisme à la démocratie. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai insisté pour que des élections parlementaires et présidentielles soient organisées à intervalles réguliers en Russie. Par conséquent, si nous sommes déterminés à faire émerger une nouvelle civilisation humaniste, il est de notre devoir de soumettre l’idéologie libérale et les institutions démocratiques à un examen critique. La conscience de l’humanité doit se développer dans deux directions à la fois. En lançant la politique de la Perestroïka, nous avons procédé à une analyse critique et implacable de l’idéologie et de la pratique du communisme. Il nous est apparu clairement que l’idée de pouvoir forcer les gens à être heureux ne mène à rien de bon et que le recours à la violence se retournera tôt ou tard contre ses auteurs.
    M. Ikeda et moi-même avons déjà longuement discuté du fait que la violence et l’extrémisme révolutionnaire sont injustifiables. Au cours de notre entretien, nous avons discuté très longuement de la critique de l’extrémisme communiste et de sa tentative de transformer le monde de manière radicale. C’est pourquoi, dans cette postface, je veux profiter de l’occasion pour affirmer clairement qu’il nous faut également débattre sérieusement des faiblesses et des insuffisances des institutions de la démocratie occidentale.

Les leçons des guerres des Balkans

Le totalitarisme communiste a aujourd’hui presque totalement disparu, et pourtant la crise de la civilisation moderne ne cesse de s’étendre. Les populations meurtries de Bosnie, par exemple, ont dû payer un lourd tribut à la volonté de l’Occident de transformer le plus rapidement possible les anciennes républiques de Yougoslavie en républiques présidentielles indépendantes. Des décisions internationales de grande portée ont été prises concernant l’ex-Yougoslavie, sans tenir compte des spécificités de cette région.
    L’Occident n’était pas suffisamment préparé pour pouvoir mener à bien une mission de paix, ce qui a finalement obligé l’ONU à intervenir dans le conflit avec les mesures qui s’imposaient, y compris des bombardements massifs. Et les premiers accords étaient à peine signés que déjà les premières fissures apparaissaient dans la confédération croato-musulmane.
    Dans le nouveau monde unipolaire comme ailleurs, le sort de populations entières dépend une fois de plus des humeurs du moment des responsables politiques américains, voire des campagnes électorales des différents candidats à la présidence.
    Lors des Accords de Dayton de 1995, on a finalement abouti à des décisions qu’on aurait pu prendre dès le début avec un peu de bon sens, même en connaissant mal l’histoire de la Serbie. Je suis convaincu que la tragédie yougoslave aurait pu être évitée si l’Occident n’avait pas reconnu aussi rapidement l’indépendance de la Croatie, de la Slovénie et, plus tard, de la Bosnie-Herzégovine. Il aurait fallu, au contraire, convoquer une conférence internationale de paix afin d’inciter les diverses composantes nationales à faire des compromis et à garantir les droits des minorités dans les nouveaux Etats-nations. Mais tout le monde semblait terriblement pressé de châtier au plus vite les communistes serbes et d’amener aussi vite que possible les peuples de Yougoslavie sur la voie de la démocratie. Une fois de plus, les préjugés idéologiques ont donc relégué tout le reste à l’arrière-plan.
    Si les idéologies renaîssent dans la politique mondiale, c’est notamment parce que les causes et les motivations de la Pensée nouvelle, pas plus que nos initiatives pour mettre fin à la guerre froide n’ont pas été évaluées objectivement. Nous ne nous sommes pas débarrassés de l’ancien fardeau idéologique pour nous transformer aussitôt en esclaves d’une nouvelle idéologie ou adhérer désormais aux idées d’un Milton Friedman ou d’un Friedrich August von Hayek. Nous avons rejeté toute idéologie au nom de la morale.

L’oubli de l’Histoire

Il est donc à mon avis tout à fait logique que les principes et les institutions de la démocratie – et en particulier de la démocratie américaine – doivent également faire l’objet d’un examen critique. Les tentatives de l’Occident d’organiser des élections libres dans une Bosnie ethniquement divisée, afin de la transformer en quelque sorte en une nouvelle Amérique, ont réellement plutôt mal tourné. L’une des raisons de cette situation est que l’on n’a tout simplement pas tenu compte de certains éléments fondamentaux. Par exemple, du fait que les Serbes de Bosnie, qui ont tenté pendant cinq cents ans de se libérer de la domination ottomane, allaient d’un seul coup devoir vivre dans un pays qui serait peut-être dirigé par un président musulman. Même en Afrique, lorsqu’elle s’est libérée du colonialisme, l’histoire des différents Etats n’est pas repartie de zéro. Les peuples des Balkans ont une histoire de plus de mille ans qu’il est impossible d’effacer d’un trait de plume. C’est pourtant ce qui s’est passé, et c’est également ce qui s’est passé lorsque la communauté internationale a assisté à l’effondrement de l’Union soviétique en faisant abstraction de facteurs fondamentaux.

Les Etats-Unis, bien loin d’être un modèle

Dans les pays occidentaux, et aux Etats-Unis même, de nombreux scientifiques et hommes politiques invoquent une multitude de raisons qui remettent en question la prétention de l’Amérique à la suprématie mondiale, idéologique et politique.
    Leurs arguments sont à peu près les suivants:
    Premièrement, les Etats-Unis n’ont pas assez de puissance financière pour mettre en œuvre efficacement tous leurs programmes de soutien à la démocratie dans le monde. La plupart du temps, ils aboutissent même à des résultats contraires à ceux escomptés. Selon ces analyses, le budget national ne parvient même pas à fournir une assurance maladie aux pauvres et aux personnes âgées.
    Deuxièmement, les Etats-Unis ne sont, à bien des égards, absolument pas un modèle à suivre. Car même s’ils aident en effet d’autres pays à surmonter leurs conflits ethniques et raciaux, ils se montrent incapables d’en faire autant sur leur propre territoire. Ce qu’on a appelé la «Marche des millions», une grande manifestation afro-américaine qui a eu lieu à Washington en octobre 1995, n’a fait que démontrer une fois de plus que les conflits raciaux continuent de couver et que l’on a toujours pas trouvé moyen de combler le fossé entre l’Amérique noire et l’Amérique blanche.
    Ensuite, les Américains, comme ils le reconnaissent souvent eux-mêmes, sont tellement prisonniers des mythes relatifs à leur propre pays qu’ils ne sont plus du tout en mesure de prendre en compte d’autres réalités.
    L’Américain moyen se fait une idée très approximative des autres cultures et de leur histoire, de sorte qu’il est facile de manipuler l’opinion publique aux Etats-Unis. Et enfin, les médias grand public, qui sont le quatrième pouvoir de l’Etat, exercent en Amérique une incroyable puissance, capable de porter les présidents au pouvoir et de les renverser. La grande majorité du peuple américain est à ce point occupée à gagner sa vie qu’elle doit se contenter de l’image du monde qui lui est transmise par les médias électroniques. Les tendances de l’opinion publique, mais également les tendances politiques, dépendent donc entièrement de la probité et de l’intégrité de ceux qui contrôlent les groupes de médias.
    Seule une véritable révolution culturelle, inédite et globale, qui rendrait chaque individu réellement conscient de ce qu’est la politique mondiale, pourrait contribuer à affaiblir cette toute-puissance du «quatrième pouvoir» qui ne cesse de s’étendre.
    Même si le 20e siècle a sans aucun doute remporté de grands succès dans l’éducation de larges pans de la population, nous devons également reconnaître par ailleurs le caractère inachevé des tâches cruciales que nous ont léguées les grands enseignants et éducateurs de l’humanité.
    Même dans les nations les plus avancées, y compris aux Etats-Unis, le niveau moyen d’éducation de la population est vraiment bas. La hausse de la consommation de drogues et la montée de la criminalité montrent clairement que les âmes des individus se trouvent en état précaire, que la société moderne manque de valeurs spirituelles et d’humanité.
    Malgré tous les efforts, le fossé qui sépare la partie éduquée de la partie non éduquée de la société ne cesse de se creuser, ce qui a pour conséquence de permettre la manipulation de millions de personnes par le monde politique. Bien que les Etats-Unis se soient imposés comme leader de la civilisation démocratique actuelle, ils n’en sont pas moins touchés eux aussi par tous ces problèmes.

La civilisation occidentale
doit se remettre en question

Les problèmes et les contradictions du système politique des Etats-Unis, avant-poste des démocraties occidentales, ne sont qu’un exemple illustrant notre thèse selon laquelle il est grand temps à faire le point sur la civilisation libérale moderne dans son ensemble.
    Mais toute discussion sur ce sujet doit aussi nous amener à réfléchir sur la manière d’éviter une nouvelle uniformisation du monde. On ne viendra à bout des problèmes posés par la sécurité mondiale que si tous les Etats acceptent d’assumer ensemble la responsabilité de l’avenir de l’humanité. J’emploie ici le mot sécurité au sens le plus large, englobant non seulement le domaine militaire, mais aussi ceux de l’économie, de l’écologie et des technologies de l’information.
    Comme tous les projets visant à instaurer un gouvernement mondial se sont avérés être de pures chimères, il est urgent de commencer à réformer les organisations internationales déjà existantes. L’ONU, en particulier, doit renforcer son pouvoir et sa capacité d’action en matière de pacification des conflits internationaux. Le cas de la Bosnie a en effet mis au grand jour toutes ses carences en ce domaine. En premier lieu, le manque de moyens financiers et la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Et ensuite, le rôle discutable du Conseil de sécurité.
    En effet, on a pu constater par le passé que ses membres se laissaient guider en priorité par leur propre intérêt national. tout en décidant de mesures de maintien de la paix et qu’en conséquence ils apportaient leur soutien plutôt à l’une qu’à l’autre partie du conflit. Il est évident que cela ne mène pas à la détente, mais à une aggravation des conflits respectifs. Quelles sont donc les conclusions que l’on peut en tirer? L’ONU n’aura d’avenir que si elle devient une organisation totalement indépendante, dotée de ressources financières suffisantes et capable d’agir selon ses propres principes politiques dans l’intérêt du maintien de la sécurité mondiale. Jusqu’à présent par contre, l’obtention d’un siège au Conseil de sécurité dépendait avant tout de la puissance économique et militaire d’un Etat.
    Mais il existe d’autres critères permettant également de caractériser une culture, et il sera donc nécessaire d’élargir le cercle de ses Etats membres. Car si nous voulons vraiment faire naître une nouvelle civilisation au sens d’un monde constitué de mondes diversifiés, le Conseil de sécurité doit pour le représenter, lui aussi, devenir un monde réfléchissant l’existence de mondes diversifiés. Les représentants de toutes les cultures existantes, sans exception, doivent avoir le droit d’influencer les décisions du Conseil de sécurité, car celles-ci concernent aussi, d’une manière ou d’une autre, la sécurité de l’humanité tout entière.

L’avenir des Nations unies

En tant qu’Etats souverains, les membres des Nations unies ont jusqu’à présent toujours placé leurs propres intérêts nationaux au-dessus de tout le reste. En revanche, si l’on concevait l’ONU dans le sens d’une définition civilisationnelle telle que je viens de la décrire, cela donnerait au Conseil de sécurité la possibilité de dépasser progressivement le cadre d’une simple organisation d’Etats souverains – c’est-à-dire d’accéder à un niveau supérieur et impartial – et lui permettrait de prendre des décisions dans l’intérêt de l’humanité tout entière. La question de l’interaction entre l’ONU et les organisations régionales devrait alors être traitée à la lumière de cette définition de la civilisation.
    Il faut encore citer ici une organisation qui est en rapport à la fois avec ce que j’ai esquissé comme perspective pour l’ONU et avec ce dont M. Ikeda et moi avons débattu: l’Unesco.
    En effet, si l’humanité ne cesse de converger pour ne former qu’une seule entité, pourquoi ne pas songer à élaborer des lignes directrices pour un système d’éducation et de formation inspiré de ce que nous appelons le nouvel humanisme et basé à la fois sur les expériences morales de toute l’humanité et sur la sagesse des grandes religions.
    Et finalement, il faudrait aussi reécrire, dans un manuel d’envergure, l’histoire du monde non pas comme une chronique des guerres, mais comme celle des actions morales. Il semble donc presque ironique que le «Washington Post» ait ouvert un concours sur la personnalité la plus remarquable du deuxième millénaire avec un article sur Gengis-Khan.
    Aujourd’hui, cependant, il est nécessaire de s’atteler à une tâche plus vaste, à savoir la réorientation culturelle de toute la civilisation humaine et une nouvelle réforme morale et culturelle.

Source: «Vom Neuen Denken zu einer neuen Politik» (Nachwort von Michaïl Gorbatchow), aus: Michail Gorbatschow/Daisaku Ikeda: Triumph der moralischen Revolution (De la nouvelle pensée à la nouvelle politique; postface de Mikhaïl Gorbatchev), extrait de: Mikhaïl Gorbatchev/Daisaku Ikeda. Triomphe de la révolution morale;

(Traduction de l’allemand Horizons et débats)

Un nouvel humanisme

«En cette fin de 20e siècle qui a vu et vécu deux guerres mondiales ensemble avec des formes les plus terribles de totalitarisme, nous sommes confrontés avant tout à la question de la dignité et de la liberté de l’homme – de son droit de vivre la vie que Dieu et la nature ont donnée aux humains et comment préserver l’esprit de cette liberté dans sa pensée et dans sa foi. Ce siècle a mis les idéaux de l’humanisme à une terrible épreuve. […] Notre dialogue trouve donc son point de départ dans la nécessité d’un nouvel humanisme capable de nous donner de l’orientation. Nous sommes fermement convaincus que le temps de ce véritable humanisme est venu. Cet humanisme renouvelé doit non seulement respecter la personnalité individuelle et savoir rendre intactes la dignité et les valeurs de l’humanité, mais aussi être en mesure de préserver l’humanité de nouvelles tentations nous menant vers la catastrophe.
    Les expériences et les leçons à tirer du 20e siècle peuvent nous aider à façonner cet humanisme. Nous nous trouvons donc tous face à un nombre restreint de questions essentielles: quelles sont les réformes et les évolutions sociales nécessaires après que le radicalisme révolutionnaire s’est révélé si dangereux et que le rêve de l’égalité communiste s’est évanoui? Quels sont les fondements de la culture et de la foi après que l’extrémisme idéologique s’est déconsidéré lui-même? Comment pouvons-nous surmonter l’injustice dans le monde, maintenant qu’il est clair que le bonheur et la satisfaction des hommes ne peuvent être fondés sur la violence? L’égalité et l’uniformité prises comme valeurs absolues, dans la mesure où elles doivent s’appliquer à tous, détruisent la diversité constituant la vie. Mais s’il en est ainsi, il faut alors se demander ce qui nous est imposé de faire pour que les gens s’épanouissent dans leur personnalité individuelle, se réalisent dans leur quête du bonheur et que nous puissions malgré tout garantir les mêmes droits à tous? Et puisque la morale de classe n’est pas simplement synonyme de moralité, il faut en outre se demander ce qui doit la remplacer et comment nous pouvons protéger la dignité humaine de ceux qui n’ont aucun pouvoir d’influence, dont la voix n’est pas entendue dans les bruyantes querelles pour davantage de pouvoir et de suprématie ou qui ne parviennent pas encore à participer à la richesse et à l’abondance de la vie».

tiré du livre de Gorbatchev, Mikhaïl et Ikeda, Daisaku: Le triomphe de la révolution morale, éd. allemande
(Editions Herder 2015), préface, extraits;
trad. de l’allemand Horizons et débats.

 

Morale et humanisme – un impératif de survie pour l’humanité

Commentaires sur le livre de Mikhaïl Gorbatchev et Daisaku Ikeda: «Triomphe de la révolution morale»

par Karl-Jürgen Müller

L’exigence de moralité en politique est le plus souvent qualifiée avec mépris de «moralisme». Ce moralisme serait en fait le reflet trompeur d’une attitude nihiliste par rapport à la vie et aux autres (selon Emmanuel Todd): autrement dit, une posture prétendant à la morale mais ne devant, en réalité rien d’autre que servir à court terme ses intérêts partiaux. C’est ce qui ressort des justifications de la politique hégémonique occidentale (nous faisons tout «pour la liberté, les droits de l’homme et la démocratie») en débordaient au cours de ces dernières décennies.
    Cependant, renoncer totalement à l’exigence de moralité en politique et ne plus miser que sur le pragmatisme, la promotion affichée des intérêts privés et de la politique de domination, ainsi que sur le retour d’hommes (et de femmes) «forts», n’en est pas moins discutable – car là encore, cette approche ne permettra pas de résoudre durablement les problèmes de l’humanité.
    Il convient à ce stade de rappeler la signification réelle de la morale: la morale en tant que préceptes fondés anthropologiquement et éthiquement sur le sens et le devoir de la vie humaine et des communautés humaines. Elle stipule des principes basés sur la nature sociale et la dignité de l’être humain, renforcés et nourris par les enseignements de l’histoire et les grands idéaux des religions du monde entier, en vue d’une coexistence humaine harmonieuse. La morale en politique représente ainsi une sorte de clé mentale devant garantir sa survie à l’humanité. Elle trouve sa concrétisation séculaire et ainsi ane politique dans ce qui constitue effectivement le droit.
    Pourtant, cette authentique morale ne cesse de s’user, de perdre d’importance au sein de la vie politique de nos Etats. C’est pourquoi il importe de perpétuer cette morale et d’honorer les personnalités qui tentent – ou ont tenté par le passé – de la mettre réellement en pratique et en l’ancrant en tant que théorie.
    Il convient ici de mentionner un livre publié en 2015 par les éditions allemandes Herder, un ouvrage qui rapporte des entretiens détaillés entre l’ancien Secrétaire général du comité central du PCUS et futur Président du pays, Mikhaïl Gorbatchev, et l’érudit bouddhiste japonais Daisaku Ikeda, intitulé «Le triomphe de la révolution morale».
    Ce livre est la dernière traduction en date d’un texte, publié en 1998, par la maison d’édition allemande Siedler sous le titre «Unsere Wege treffen sich am Horizont» (Nos deux voies convergent à l’horizon). En le consultant, on constate que les entretiens de Gorbatchev et Ikeda ont eu lieu peu après 1995, c’est-à-dire il y a près de 30 ans, à une époque où l’érosion de la morale politique était certes déjà bien visible, mais pas encore aussi avancée qu’aujourd’hui.
    On ne peut que se montrer encore plus reconnaissant pour les propos perspicaces, clairement énoncés, de ces deux personnalités marquées par leur culture, russe et japonaise. A nous aussi, notamment aujourd’hui, ils tendent le miroir – en leur  quête des voies vers un avenir de ce monde unique à la mesure de l’homme.
    Le livre comporte cinq chapitres et une postface de chacun des deux interlocuteurs. Il aborde un nombre extraordinaire de sujets, notamment:

  • les souvenirs des deux interlocuteurs concernant leur propre parcours, leur vie et leurs réalisations; dans le cas de Gorbatchev, sa confrontation précoce avec le stalinisme et sa grande estime pour la liberté – sa «patrie» dans le Nord-Caucase lui aurait «appris avant tout la tolérance, le tact et le respect mutuel»;
  • les expériences respectives de la guerre que les deux interlocuteurs ont vécues dans leur enfance et leur jeunesse et l’engagement inconditionnel en faveur de la paix qui en a résulté;
  • le programme de la perestroïka et de la «pensée nouvelle» de Gorbatchev et son objectif principal (qu’il n’a pourtant pas pu atteindre): préserver l’Union soviétique par des réformes fondamentales et donner à tous les habitants du pays un cadre politique et juridique leur permettant d’évoluer physiquement et mentalement en toute liberté et dignité sans se soumettre au style de vie occidental;
  • des analyses historiques sur l’histoire de la Russie, de l’Union soviétique, de la Russie post-1991, et ce pour le cas du Japon aussi, analyses qui font apparaître clairement que la liberté excessive et mal comprise peut rapidement conduire à de graves entraves à la vie commune;
  • de la critique sensée de l’intolérance et du fanatisme motivés par l’idéologie et la politique de pouvoir, de la mise en garde contre les abstractions intellectuelles risquant de perdre de vue la réalité et la critique du zèle révolutionnaire du mouvement communiste;
  •  des discussions approfondies sur la substance humaniste du christianisme et du bouddhisme;
  • des réflexions sur une «citoyenneté mondiale» reposant sur le lien commun approprié des habitants de la planète, sur la base d’une identité nationale sauvegardée et évitant le nationalisme odieux;
  • enfin, une recherche de la définition de l’humanisme authentique, pertinente à nos temps modernes. Dans les temes de Gorbatchev: «L’objectif [est] de respecter et protéger la vie.» […] Un nouveau type de véritable humanisme doit s’engager en faveur du droit de chacun à être lui-même et à se développer selon sa voie propre à lui».

Gorbatchev et Ikeda débattent également des possibilités de survie d’une sorte d’humanisme socialiste, après l’expérience du communisme totalitaire et du bolchevisme. Compte tenu du diagnostic selon lequel le capitalisme avec sa «thérapie de choc» ont apporté leur part de souffrances aux hommes après la fin de l’Union soviétique, tous deux plaident pour un socialisme selon les principes «social-démocrates», un socialisme qui intègre la doctrine sociale chrétienne. Tous deux sont d’accord sur un point crucial: de bonnes conditions matérielles sont nécessaires pour une évolution propice du monde, mais pas suffisantes. Dans les paroles d’Ikeda: «Si nous voulons que la société dans son ensemble soit heureuse et contente de son sort, nous devons faire en sorte que chaque individu porte le bonheur et la bonté en son cœur». Ce à quoi Gorbatchev ajoute: «La grande question est de savoir comment amener les gens à prendre soin de leurs valeurs intérieures, à aspirer à l’auto-perfectionnement moral et spirituel ainsi qu’à assumer leurs responsabilités vis-à-vis autrui. […] Tant que la priorité ne sera pas donnée aux valeurs spirituelles et morales, le monde ne réussira pas le tournant vers une évolution hamronieuse, propice à tous.» Et, très significatif pour ces deux penseurs éminents: elle ne se réalisera que par de petits pas dans la bonne direction: « Notre espoir de survie de l’humanité repose sur le fait qu’il est possible de remplacer la compétition économique et militaire par une émulation envers toujours davantage d’humanité – en nous-mêmes. La mesure du degré d’humanité doit devenir le seul critère permettant d’évaluer si une société peut être qualifiée de véritablement civilisée ou non. Je suis sûr que l’on peut orienter la marche du monde dans cette direction» (Ikeda). Et le dernier mot de Gorbatchev: «Le nouvel humanisme exige du courage et de la persévérance, notamment de la part des millions de personnes qui remplissent modestement et sans prétention leurs devoirs quotidiens, étudient, travaillent, élèvent des enfants et préservent les traditions de leurs ancêtres. Ce n’est guère en sein de ceux qui détruisent la foi en la vie préconisant des modèles sophistiqués ou d’autres tours de passe-passe conceptuels que se retrouve le sens de la vie, mais dans le coeur de tous les gens qui prennent leur destin en leurs propres mains.»

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