1987 – Réflexions sur la «maison européenne commune» et le désarmement à l’échelle mondiale*

par Mikhail Gorbatshev (1931–2022)

J’ai effectué mon premier voyage à l’étranger en tant que Secrétaire général du Comité central du PCUS, en France, au mois d’octobre 1985. Près d’un an plus tôt, en décembre 1984, je m’étais rendu en Grande-Bretagne à la tête d’une délégation du Soviet suprême de l’U.R.S.S.. Ces deux voyages m’ont donné beaucoup à réfléchir, en tout premier lieu sur le rôle et la place de l’Europe dans le monde.
    François Mitterrand a exprimé ce qui m’a semblé une idée importante à l’époque: «Pourquoi ne pas envisager la possibilité, m’a-t-il dit, de progrès graduels vers une politique européenne plus vaste?» Un an plus tard, à Moscou, il disait: «Il est indispensable que l’Europe redevienne réellement le principal protagoniste de sa propre histoire, afin qu’elle puisse jouer dans sa pleine mesure son rôle de facteur d’équilibre et de stabilité dans les affaires internationales.» Mes idées allaient dans le même sens.

«D’aucuns, à l’ouest, tentent d’‹exclure› de l’Europe l’Union soviétique»

D’aucuns, à l’ouest, tentent d’«exclure» de l’Europe l’Union soviétique. De temps à autre, comme par inadvertance, ils assimilent «Europe» et «Europe occidentale».
    De telles ruses, toutefois, ne peuvent changer les réalités historiques et géographiques. Les liens commerciaux, culturels et politiques de la Russie avec les autres nations et Etats européens ont de profondes racines dans l’histoire. Nous sommes des Européens. La Vieille Russie a été unie à l’Europe par le christianisme, et l’on fêtera en 1988 le millénaire de son arrivée sur la terre de nos ancêtres. L’histoire de la Russie fait partie intégrante de l’histoire de la grande Europe.
    Notre histoire européenne commune est complexe et instructive, grande et tragique. Depuis longtemps, les guerres ont constitué les repères dominants dans l’histoire de l’Europe. Au vingtième siècle, ce continent a été le siège de deux guerres mondiales – les plus destructrices et les plus sanglantes qu’ait connues l’humanité. Notre peuple a fait les plus grands sacrifices sur l’autel de la lutte de libération contre le fascisme hitlérien. Plus de 20 millions de Soviétiques ont trouvé la mort dans cette guerre terrible. […]

«L’Europe est notre maison commune»

L’Europe est notre maison commune – cette métaphore m’est venue à l’esprit durant l’une de mes discussions. Bien qu’apparemment je l’aie formulée en passant, j’avais l’esprit depuis fort longtemps à la recherche d’une telle formule. Elle ne m’est pas venue d’un coup mais après mûre réflexion et, fait notable, après que j’eus rencontré de nombreux dirigeants européens.
    Le continent a eu plus que sa part de guerres et de larmes. Balayant le panorama de cette terre qui a tant souffert et songeant aux racines communes de cette civilisation européenne, à la fois protéiforme et une dans son essence, j’en suis venu à ressentir avec une acuité grandissante le caractère artificiel et temporaire de la confrontation entre blocs et la nature archaïque du «rideau de fer».
    L’Europe est en effet une maison commune où la géographie et l’histoire ont étroitement tissé les destinées de dizaines de pays et de nations. Bien sûr, chacune d’entre elles a ses problèmes propres, chacune veut vivre sa propre vie, suivre ses propres traditions. Par conséquent, en poursuivant la métaphore, on pourrait dire: la maison est commune, certes, mais chaque famille y a son propre appartement, et de plus, il existe plusieurs entrées. Mais ce n’est qu’ensemble, collectivement, et en suivant les normes sensées de la coexistence que les Européens pourront sauver leur maison, la protéger d’une conflagration et d’autres calamités, l’améliorer et la rendre plus sûre, et la maintenir en bon ordre.
    L’Europe «de l’Atlantique à l’Oural» est une entité historico-culturelle soudée par l’héritage commun de la Renaissance et des Lumières, ainsi que par les grands enseignements philosophiques et sociaux des XIVe et XXe siècles. Il existe des aimants puissants pour aider les décideurs politiques dans leur quête des modalités d’entente et de coopération mutuelle à l’échelle des relations inter-Etats.
    J’admets franchement notre satisfaction de constater que l’idée d’une «maison commune européenne» ait trouvé un écho favorable parmi les personnalités publiques et politiques de premier plan non seulement en Europe orientale mais également à l’Ouest. Ainsi, le ministre des Affaires étrangères d’Allemagne fédérale, Genscher, s’est déclaré être prêt à «accepter l’idée d’une maison commune européenne et de collaborer avec l’Union soviétique pour en faire réellement notre maison à tous.» Le Président fédéral allemand Richard von Weizsäcker, le ministre des Affaires étrangères italien Giulio Andreotti, et d’autres dirigeants se sont exprimés dans le même sens. […]

«L’histoire nous force à nous comporter
les uns envers les autres de manière convenable»

L’histoire nous force à nous comporter les uns envers les autres de manière convenable. Des relations solides entre la R.F.A. et l’U.R.S.S. revêtiraient une signification réellement historique. Tout en préservant chacun son identité, dans le cadre de son système et de ses alliances propres, nos deux Etats peuvent jouer un rôle primordial dans le développement de l’Europe et du monde. L’intérêt de l’Union soviétique est que la République fédérale d’Allemagne jouisse d’une sécurité correcte. Si la R.F.A. était in-stable, il ne pourrait y avoir aucun espoir de sécurité pour l’Europe et par conséquent, pour le monde. Réciproquement, des relations stables entre la R.F.A et l’U.R.S.S. amélioreraient de manière appréciable la situation en Europe.
    Quand je parle avec les dirigeants étrangers, je leur demande parfois directement: «Croyez-vous que l’Union soviétique ait l’intention d’attaquer votre pays et l’Europe occidentale en général?» Presque tous me répondent: «Non, pas du tout.» Mais certains émettent aussitôt une réserve, disant que l’existence même de l’immense puissance militaire de l’U.R.S.S. crée une menace potentielle.
    On peut comprendre ce raisonnement. Mais il est grand temps de couper court à ces billevesées sur l’agressivité de l’Union soviétique. Jamais, en aucune circonstance, notre pays ne prendra l’initiative d’opérations militaires contre l’Europe de l’ouest à moins que nous et nos alliés soyons attaqués par l’OTAN!
    En Occident, on parle d’inégalité et de déséquilibre. C’est exact, il y a des déséquilibres et des dissymétries dans certains types d’armes et de forces armées dans chaque camp, causés par des facteurs historiques, géographiques et autres. Nous sommes d’accord pour éliminer les inégalités existant dans certains secteurs, non en renforçant les arsenaux de ceux qui sont en retard mais bien plutôt en réduisant les forces de ceux qui ont pris de l’avance.
    Dans ce domaine, il y a plusieurs questions spécifiques qui attendent des solutions: la réduction et l’élimination finale des armes nucléaires tactiques, qui doit être couplée avec une réduction massive des forces armées et des armements conventionnels; le retrait des armes offensives des zones de contact direct afin d’éliminer toute possibilité d’attaque-surprise; et un changement dans toute la structure des forces armées avec la perspective de leur impartir un caractère exclusivement défensif.

Désarmement à l’échelle mondiale

Nous pensons que les armements devraient être réduits à un niveau d’efficacité suffisante, à savoir celui nécessaire à des buts strictement défensifs. Il est temps que les deux alliances militaires amendent leurs conceptions stratégiques pour les réorienter vers des objectifs de défense. Chaque appartement de la «maison Europe» a le droit de se protéger contre les cambrioleurs, mais il doit le faire sans détruire la propriété du voisin.
    Nous pouvons voir fleurir les premiers signes d’une nouvelle perspective sur les affaires internationales en Europe occidentale. Certains changements se produisent également parmi les sphères dirigeantes. Bon nombre de partis socialistes et sociaux-démocrates d’Europe occidentale sont en train d’élaborer de nouvelles attitudes à l’égard de la politique de défense et de la sécurité.
    J’ai reçu le Conseil consultatif de l’Internationale socialiste, dirigé par Kalevi Sorsa et j’ai rencontré Willy Brandt, Egon Bahr, Felipe Gonzalez et d’autres dirigeants sociaux-démocrates. Chaque fois, nous avons noté que nos vues sur les sujets cruciaux de la sécurité internationale et du désarmement étaient proches, voire identiques. […]
    Néanmoins, je crois que la contribution de l’Europe à la cause de la paix et de la sécurité pourrait être bien plus importante. Bon nombre de dirigeants d’Europe de l’Ouest manquent en ce domaine de volonté politique et peut-être d’occasions favorables. Et pourtant, la vie forcera tout le monde à changer et à adopter un jugement réaliste sur ce qui est en cours. Il est regrettable que les gouvernements des pays de l’OTAN, y compris ceux qui, en parole, se dissocient des dangereux extrêmes de la politique américaine, finissent par céder à la pression, assumant ainsi une responsabilité dans l’escalade de la course aux armements et de la tension internationale.

«Parfois, on a l’impression que
les politiques indépendantes des nations d’Europe ont subi un rapt»

Il existe dans la mythologie grecque une vieille légende sur l’enlèvement d’Europe. Or, ce sujet de fable est soudain devenu d’actualité aujourd’hui. Il va sans dire que l’Europe, en tant que notion géographique, demeurera en place. Parfois, cependant, on a l’impression que les politiques indépendantes des nations d’Europe occidentale ont elles aussi subi un rapt, qu’on les a emportées de l’autre côté de l’océan; que les intérêts nationaux ont été mis en gérance sous le prétexte de protéger la sécurité.
    Une menace sérieuse plane également sur la culture européenne. Cette menace émane d’un assaut de la «culture de masse» venue de l’autre côté de l’Atlantique. […]
    Assurément, on ne peut que s’étonner qu’une culture européenne profondément intelligente et par essence pétrie d’humanisme, batte en retraite devant un déferlement incontrôlé de violence et de pornographie, un flot de sentiments de bas étage et de viles pensées.
    Quand nous insistons sur l’importance d’une position indépendante de l’Europe, on nous accuse fréquemment de vouloir braquer celle-ci contre les Etats-Unis. Nous n’avons jamais eu cette intention. Loin de nous la volonté d’ignorer ou de sous-estimer les liens historiques qui existent entre l’Europe occidentale et les Etats-Unis. Il est ridicule d’interpréter la ligne européenne de l’Union soviétique comme l’expression de quelque «anti-américanisme». Certes, nous n’aimerions pas voir n’importe qui ouvrir à coups de pied la porte de la maison Europe et venir s’installer au bout de la table dans l’appartement du voisin. Mais enfin, c’est l’affaire du propriétaire dudit appartement. [...]

«La politique étrangère des Etats-Unis
se fonde au moins sur deux illusions»

La politique étrangère des Etats-Unis se fonde au moins sur deux illusions: la première est de croire que le système économique de l’Union soviétique est sur le point de s’effondrer et que l’U.R.S.S. ne réussira pas sa restructuration. La seconde est de tabler sur la supériorité occidentale en matière d’équipement, de technologie, et en définitive dans le domaine militaire. Ces illusions nourrissent une politique qui vise à épuiser le socialisme par la course aux armements, pour mieux dicter sa loi ensuite. Tel est le plan; disons qu’il est naïf. Les Etats-Unis ont l’espoir de toujours diriger le monde: espoir vain, comme s’en rendent compte nombre de scientifiques américains. […]
    Nous voulons voir la liberté régner sans partage dans le monde au siècle qui vient. Nous voulons voir se développer sans entraves une compétition pacifique entre les différents systèmes sociaux, encourager une coopération mutuellement profitable plutôt que la confrontation et la course aux armements. Nous voulons que les gens de tous les pays jouissent de la prospérité, du bien-être et du bonheur.
    La route qui y mène passe par l’instauration d’un monde dénucléarisé, non violent. Nous sommes embarqués sur cette route et invitons tous les autres pays et nations à nous y rejoindre. 

(Traduction Horizont et débats)

*Source: extraits de: Gorbatchev, Mikhaïl. Perestroïka. Vues neuves sur notre pays et le monde. Flammarion. Paris 1987

 

 

 

 

Pertinence et actualité d’un texte-document de Mikhaïl Gorbatchev, rédigé il y a 35 ans

par Karl-Jürgen Müller

«Je m’incline devant un grand homme d’Etat. L’Allemagne reste liée à lui, en reconnaissance de sa contribution décisive pour l’unité allemande, en respect pour son courage envers l’ouverture démocratique et à la construction de ponts entre l’Est et l’Ouest, et en souvenir de sa grande vision d’une maison européenne commune et pacifique.» Telles sont les paroles prononcées par le Président allemand, Frank-Walter Steinmeier, le 30 août 2022 lors du décès de Mikhaïl Gorbatchev, ancien Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) et son dernier Président d’Etat. Steinmeier a ainsi tenu compte de la grande estime dont Gorbatchev jouit toujours dans la mémoire de nombreux Allemands.
    Par contre, on peut douter fortement de sa sincérité et de son sérieux dans ses propos au cours de l’éloge funèbre. En effet, la plus grande partie de ses paroles relevait peu d’un hommage rendu. Il s’agissait plutôt de l’instrumentalisation du décès de Gorbatchev afin d’asséner un autre coup à la Russie actuelle, par l’affirmation suivante: «Ceux qui l’ont côtoyé ces dernières années ont pu sentir à quel point il souffrait de voir ce rêve s’éloigner de plus en plus. Aujourd’hui, le rêve est en ruines, détruit par l’attaque brutale de la Russie contre l’Ukraine.»
    En réalité, la vision de Gorbatchev de la «maison européenne commune» n’a jamais été reprise sérieusement et durablement – à quelques épisodes près – ni du côté de l’UE, ni de celui du côté allemand. Contrairement à ce que les paroles du Président allemand pourraient laisser croire, l’UE et notamment l’Allemagne ont fortement contribué au cours des 30 dernières années, à l’effondrement du «rêve» de Gorbatchev. Et cela a débuté bien avant le 22 février. La soumission de l’UE et de l’Allemagne aux intérêts des Etats-Unis, liés à leur projet d’un monde unipolaire sous domination américaine, l’ont anéanti bien auparavant.
    Le texte de Mikhaïl Gorbatchev reproduit dans ces colonnes a été rédigé il y a 35 ans. Il apparaît aujourd’hui comme un document d’une époque révolue. Pourtant, 35 ans plus tard, il est toujours d’actualité étonnante et porteur d’avenir. Il rappelle ce qui aurait été possible du côté russe pendant 35 ans – si l’Europe, si l’Allemagne avaient entamé une recherche honnête en direction d’une voie indépendante guidant leur politique mondiale.
    Le texte de Gorbatchev n’est pas seulement important en ce qu’il fait revivre 30 ans aboutissant au cuisant échec de la politique étrangère de l’UE et de l’Allemagne devant laquelle nous nous trouvons actuellement. Ce texte dessine également les tâches centrales devant lesquelles l’Europe se retrouvera après la fin de la guerre actuelle et face à la nouvelle division du continent qui se prépare. Après avoir détruit, il faut reconstruire. Cela concerne avant tout les relations de l’Europe et de l’Allemagne avec la Russie. Les paroles de Gorbatchev à ce sujet ne perdraient rien de leur pertinence si elles étaient prononcées aujourd’hui. Et la question se pose vraiment: pourquoi l’Europe de l’UE, pourquoi l’Allemagne s’accrochent-elles, plus que jamais, à leur politique autodestructrice contre la Russie, à une politique de confrontation de plus en plus radicale, à une propagande de guerre et à une «politique» se bornant à claquer toutes les portes pouvant mener en direction de la Paix en Europe.
    Le dernier exemple en date est la décision du Bundestag allemand du 30 novembre 2022, relative à l’Holodomor. Non seulement le Bundestag allemand a approuvé la proposition le concernant à la majorité de la CDU/CSU, du SPD, du FDP et de l’Alliance 90/Les Verts, mais il est aussi intervenu, de manière douteuse, dans le domaine relevant de la science. Le Parlement a interprété la mort par famine de quelques millions de personnes dans toute l’Union soviétique entre 1931 et 1933 – dont la politique soviétique de l’époque était en grande partie responsable – comme étant un génocide ciblé contre les Ukrainiens. Cette intervention du Parlement allemand constitue, une fois de plus, une attaque contre la Russie actuelle et suit entièrement le code de la propagande fabriqué aux Etats-Unis (Anne Applebaum, Timothy Snyder et d’autres). Son but est autant transparent que douteux: elle met sur un pied d’égalité Staline et l’actuel Président russe.
    Face à ces batailles brumeuses – où sont-elles donc, les voix importantes de l’UE, de l’Allemagne, s’engageant enfin à mettre fin à la guerre en Ukraine? Et ceci en dehors des cercles bellicistes qui incitent à toujours davantage d’escalade de la violence, à toujours plus de livraisons d’armes préconisant la participation directe à cette guerre, la guerre «jusqu’au dernier Ukrainien». A l’encontre de cette cacophonie, où sont-ils qui insistent sur les négociations de paix sérieuses, fondées sur le respect de la volonté et de la souffrance des personnes concernées en Ukraine et en Russie, ainsi que sur les intérêts légitimes de sécurité avancés par tous les Etats impliqués dans ce conflit?
    Il existe pourtant des exceptions. Une est personnifié dans l’ancien Inspecteur général de l’armée allemande, Harald Kujat, général hautement rangé au sein de l’OTAN, qui, ces derniers mois, n’a cessé de démasquer la propagande mensongère de l’OTAN sur le déroulement de la guerre en Ukraine et d’appeler d’urgence à des négociations de paix sérieuses, tout récemment lors d’une interview avec la chaîne de télévision n-tv (voir encadré page 2).1
    La Charte de Paris de novembre 1990, toujours formellement en vigueur et signée par tous les Etats de la Conférence pour le Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), donc également par l’Europe de l’UE, l’Union soviétique de l’époque et les Etats-Unis, stipule: «L’ère de la confrontation et de la division de l’Europe a pris fin. Nous affirmons qu’à l’avenir, nos relations seront fondées sur le respect et la coopération. […] Maintenant que la division de l’Europe touche à sa fin, nous nous efforcerons d’atteindre une nouvelle qualité dans nos relations en matière de sécurité, dans le respect mutuel total de la liberté de décision. La sécurité est indivisible, et la sécurité de chaque Etat participant est indissociable de celle de tous les autres.» La Charte de Paris n’est pas un «rêve», c’est un document officiel, porteur d’une obligation restant valable à l’avenir pour tous ceux qui y ont signé. Cette obligation inclut tous les membres et formule la tâche qui lie ensemble la totalité de la maison européenne. La Russie en fait partie depuis que l’Europe existe. Il nous incombe à nous tous, en tant qu’Européens, de ne pas fermer les yeux devant la tentative de la nouvelle division de l’Europe. Un rideau de fer renouvelé ne peut pas être le dernier mot, même s’il semble constituer exactement le but visé des Etats-Unis, et ceci au moins depuis les guerres de Yougoslavie des années 1990, déclenchées par eux2.

1 www.n-tv.de/mediathek/videos/politik/Alte-Sowjet-Systeme-im-Einsatz-Haelt-Russland-strategisches-Potenzial-zurueck-article23748244.htmldu 28/11/22

2 cf. la lettre de Willy Wimmer, alors vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE, au chancelier allemand Gerhard Schröder du 2/05/2000; www.perseus.ch/PDF-Dateien/bracher-wimmer.pdf

 

 

La Paix ou à la Guerre? L’Allemagne doit recourir au principe fondamental de sa Constitution

Extraits d‘un entretien de la chaîne de télévision n-tv avec Harald Kujat*.

n-tv: D’après certains experts, la Russie serait actuellement dans une situation de faiblesse. Mais le ministre de la Défense estonien vient de déclarer qu’après neuf mois de guerre, la situation n’a pas tellement changé en Russie et que l’armée de l’air russe n’a rien perdu de ses capacités. Qu’en pensez-vous?
Harald Kujat: Moi aussi, c’est comme ça que je le vois. C’est tout simple, la Russie disposait dès le début d’un très grand potentiel, elle a bien sûr subi des pertes considérables, mais ce que nos soi-disant experts nous racontent, à savoir que la Russie est pour ainsi dire pratiquement vaincu – et chaque jour, on célèbre déjà la victoire de l’Ukraine – tout cela est bien sûr absurde. La Russie dispose d’un énorme potentiel dont elle n’a jusqu’ici employé qu’un certain pourcentage. C’est un fait qu’il faut toujours garder à l’esprit, et en outre, la Russie dispose bien sûr d’énormes ressources humaines qu’elle peut mobiliser, mais aussi de capacités matérielles considérables. […]

Pensez-vous vraiment qu’il y ait quelqu’un qui veuille négocier avec la Russie ou qui croie que les Russes respecteront ce à quoi ils pouvaient éventuellement soussigner lors de telles négociations?
Mais nous en avons un exemple qui dit long: la Russie était bel et bien prête à négocier, et même à faire des concessions d’envergure à l’Ukraine. Ces concessions allaient tellement loin que la Russie se déclarait prête à se retirer d’Ukraine sur la ligne d’avant le 23 février 2022. Nous savons aujourd’hui que cet accord déjà tangible, qui reposait d’ailleurs sur une proposition du gouvernement ukrainien que la Russie a remaniée ensuite en un projet de traité, que cet accord n’a pu être concrétisé en raison de l’intervention de l’Occident, en la personne du Premier ministre britannique de l’époque, Boris Johnson. Permettez-moi d’y ajouter ceci: La situation actuelle exige justement que les deux parties se retrouvent à la table des négociations. Bien sûr, les Etats-Unis devraient d’abord faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle se déclare disposée à le faire, et le chef d’état-major américain, le général Milley, a appelé à plusieurs reprises, il y a quelques jours, à profiter de la situation militaire actuelle, dans laquelle l’Ukraine ne peut plus progresser et ne peut donc pas non plus gagner la guerre, pour mettre fin à ce conflit. […]
    Nous autres Allemands devons prendre conscience des limites de notre participation à ce conflit. Notre Constitution stipule, dans son préambule déjà, le principe que l’Allemagne doit œuvrer en faveur de la Paix. Dans toute participation allemande à un conflit ou lors de tout soutien apporté à une partie belligérante, l’objectif doit toujours rester de parvenir à une solution pacifique. Il repose là, le principe de base de notre Constitution. J’attends donc aussi du gouvernement fédéral qu’il explique à la population, pour une fois en toute clarté, où sont les limites de ce qu’il soutient et de ce qu’il ne soutient pas […]. Jusqu’où voulons-nous donc aller? Prenons par exemple cette formule qui dit que nous soutiendrons l’Ukraine «aussi longtemps qu’il le faudra». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire? Cela revient à dire que nous déléguons à l’Ukraine le droit de décider de la durée et de l’ampleur du soutien que nous lui apportons. Nous transférons une partie de notre autonomie en tant qu’Etat à l’Ukraine. Cela ne peut pas être l’objectif de la politique allemande, un tel objectif ne se trouve pas en accord avec le principe de Paix sur lequel repose la Constitution allemande.


*Harald Kujat est général de la Luftwaffe allemande à la retraite. De 2000 à 2002 il a accompli les fonctions suprêmes de l’Inspecteur général de la Bundeswehr et, de 2002 à 2005, celles du Président de la Commission militaire de l’OTAN.

Sources: Transcription de l’émission légèrement retravaillée sur le plan linguistiquewww.n-tv.de/mediathek/videos/politik/Alte-Sowjet-Systeme-im-Einsatz-Haelt-Russland-strategisches-Potenzial-zurueck-article23748244.html du 28/11/22

 


L’oubli collectif allemand de sa propre histoire

par Rafael Poch, Barcelona*

Pas un seul homme ou femme politique allemand n’ont assisté aux funérailles de Mikhaïl Gorbatchev à Moscou, ce 3 septembre 2022. En toute évidence, Gorbatchev, l’architecte de l’ouverture du mur de Berlin et de la réunification allemande, ne méritait pas tel geste, même pas ce dernier.
    La participation aux funérailles aurait rappelé le fait, ne remontant pas si loin, que les deux pays avaient négocié des affaires d’une grande importance pour le continent tout entier. Elle aurait également envoyé ce même rappel aux populations russes que l’UE punit collectivement (pour les actions de son gouvernement!) par ses sanctions, par ses restrictions de visa, par sa censure culturelle et par ses interdictions de visite. C’est la preuve définitive que l’Allemagne vient d’enterrer le reste de ce que la diplomatie internationale exige.

L’ancienne chancelière allemande, Angela Merkel, gestionnaire experte et érigée par les médias en grande Dame européenne d’Etat, aurait invoqué un certain «problème de genou» pour s’éclipser devant la nécessité d’apparaître. Les autres n’ont même pas présenté d’excuses. On se trouve donc en toute évidence face au manquement de toute piété, à l’enfreinte de ce que la décence diplomatique impose, bref face à l’affront voulu qui, notamment dans le cas de l’Allemagne, frôle la honte nationale. Sans Gorbatchev, nous aurions peut-être toujours affaire à la «République de Bonn», cette Allemagne que certains aimaient de sorte qu’ils se félicitaient de ce qu’il y en ait eu deux, comme ils disaient.
    Il est évident qu’ensemble, l’Allemagne et la France disposeraient des capacités de libérer l’Europe du diktat des Etats-Unis, mais la volonté en fait défaut. Macron se limite à des vociférations impuissantes tandis qu’un «Européen» autant respecté que Wolfgang Schäuble, le «docteur Strangelove» de triste mémoire de la punition de la Grèce, répand des idées aussi tirées par les cheveux que l’intégration de la Pologne à la passerelle de navigation franco-allemande, en état d’effritement elle aussi. Les efforts inébranlables d’Ursula von der Leyen et de la ministre des Affaires étrangères allemande, Annalena Baerbock, cachant péniblement sa stupidité belliqueuse sous son arrogance, pour livrer au régime ukrainien des armes et encore des armes afin de poursuivre la guerre et doncpérenniser les souffrances de la population civile en Ukraine, en Russie et en Europe même, atteignent les dimensions qui vous feraient envisager, dans la vie normale, de consulter le psychanalyste. [...]
   La situation allemande qui prévaut après la réunification amène l’observateur impartial de retrouver, notamment dans la russophobie effrénée dont font preuve ses médias et sa classe politique au pouvoir, quelque chose comme l’écho revanchard aux grands-pères allemands vaincus à Stalingrad. Comment expliquer autrement la frénésie actuelle allemande, une sorte de contrainte mentale collective, à nuire à ses propres intérêts et à les subordonner aux projets délirants des Etats-Unis qu’ils claironnent partout et qui consistent à porter un coup décisif à la Chine, son principal partenaire commercial, en poussant à la guerre en Ukraine?

Source: https://ctxt.es/es/20220901/Firmas/40818/Rafael-Poch-Gorbachov-Rusia-Ucrania-Estados-Unidos-Jarkov.htm  du 18/09/22

(Traduction Horizons et débats)


Rafael Poch-de-Feliu a travaillé pendant des décennies comme correspondant à l’étranger pour le journal espagnol «La Vanguardia», à Moscou de 1988 à 2002, à Pékin de 2002 à 2008, puis à Berlin et Paris. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’évolution politique en Russie, en Chine et en Allemagne.

 

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