Ordre international de la paix dans un monde multipolaire

Ordre international de la paix dans un monde multipolaire

par Hans Köchler*, professeur de philosophie politique

J’exposerai mes réflexions sur la paix dans un monde multipolaire en trois parties: rétrospective, vision instantanée et vue d’ensemble. Je traiterai avant tout de l’ère de la bipolarité. Dans un deuxième temps – la vision instantanée, ou arrêt sur image – je traiterai de la phase de l’unipolarité, actuellement en cours d’achèvement. Ici, je voudrais traiter en particulier la contestation interne faisant partie de tout ordre unipolaire, et analyser la «bêtise du pouvoir». Enfin – troisièmement –, je traiterai, suite à la configuration multipolaire qui se dessine, la question de savoir s’il peut exister une initiative du genre d’un parallélogramme des forces de la paix.

Idéalisme réaliste ou réalisme idéaliste

Je me permettrai cependant, avant de commencer, une courte remarque préalable relative à la question de l’ordre mondial dans l’esprit de mon analyse, que je décrirais tout d’abord en tant qu’«idéalisme réaliste» ou «réalisme idéaliste». Si l’on veut définir la manière dont doit s’organiser l’ordre mondial, on doit avant tout réaliser ce qu’est réellement cet ordre mondial (c’est-à-dire quels sont les éléments qui le constituent et dans quelles circonstances il peut s’établir). Le désir de ses applications pacifiques dans le sens de la vision de Kant de la «paix éternelle» entre les entités républicaines élaborées se trouve en opposition avec la prédisposition des humains à la violence – avant tout quand il agit en collectif. Il n’en demeure pas moins que la configuration internationale en question, soit l’ordre mondial, résultat de la lutte pour la suprématie, n’est en rien une réalisation consciente et déterminée des idéaux. Que cette lutte – tout comme la réalisation des intérêts nationaux – prenne souvent la forme d’une guerre est également un fait historique indéniable. Ainsi, le président des Etats-Unis a justifié ses récents tirs de roquettes contre la Syrie en se référant non au droit international, mais aux intérêts nationaux des Etats-Unis.
Bien que «the national interest» soit une notion centrale dans la théorie des relations internationales (voir à ce sujet les travaux faisant date de Hans Morgenthau), il se concrétise également dans l’épreuve de force entre Etats et il faut que son déroulement soit conforme aux règles morales, concrétisées dans le domaine interétatique de manière juridique, c’est-à-dire par des traités.
Le langage idéaliste domine dans les discussions actuelles sur l’ordre mondial. Cependant, pour être crédible, l’idéalisme doit toujours être fondé sur le réalisme. Au lieu de partir d’une image de la réalité déformée par des vœux pieux, la considération de l’ordre mondial du point de vue de l’idéal devrait toujours prendre en compte les faits afin de développer par la suite des méthodes et des stratégies pour la réalisation morale d’objectifs raisonnés. C’est là l’essence même d’une politique de la paix crédible. Cette prudence réaliste – mieux: cette circonspection – est d’autant plus importante qu’au cours de l’histoire, c’est toujours au nom d’idéaux qu’ont été justifiés et réalisés les intérêts concrets d’une politique du pouvoir – au besoin par l’utilisation de la violence armée.
Un cas littéralement classique de ce type de déguisement idéaliste de la politique de force globale a été la proclamation d’un «nouvel ordre mondial» en préambule à la guerre du Golfe de 1991 par le président des Etats-Unis. On a caractérisé ce nouvel ordre dans l’esprit d’une domination mondiale du droit et du respect des droits de l’homme. L’ordre mondial que le président Bush senior avait établi était cependant unipolaire et éphémère – tout à l’encontre du pathétique eschatologique de sa proclamation. Un quart de siècle plus tard se dessinent – ici et maintenant – les contours manifestes d’une nouvelle architecture – multipolaire – des relations internationales.

L’ère de la bipolarité

Le début de l’ère unipolaire a été marqué par la fin – inattendue du plus grand nombre – de l’époque de la guerre froide. L’équilibre bipolaire des pouvoirs entre les Etats-Unis et l’Union soviétique s’était avéré, suite de la dynamique économico-sociale, comme moins stable qu’on aurait pu s’attendre au vu du potentiel nucléaire dissuasif des deux grandes puissances. A l’époque de la compétition pour le pouvoir entre deux systèmes idéologiquement incompatibles, une confrontation globale avait certes pu être évitée mais la «coexistence pacifique» restait précaire et n’avait pu empêcher une série de guerres par procuration désastreuses (en Corée, au Viêt-Nam, en Afghanistan).
En outre la compétition pour le pouvoir entre les deux grandes puissances mondiales – ce qui est également intéressant au vu de la configuration actuellement en formation – avait entrainé une paralysie des Nations Unies, puisque les deux antagonistes se bloquaient mutuellement au Conseil de sécurité avec leur droit de veto – un dilemme qu’on peut notamment illustrer par l’exemple du conflit coréen des années 50, aujourd’hui encore sans solution. A l’époque, une intervention des Américains et de leurs alliés fut rendue possible uniquement parce que le délégué soviétique avait quitté les consultations du Conseil de sécurité et qu’ainsi il n’y avait pu avoir de veto.
Sinon, la guerre de Corée n’aurait pas pu se dérouler ainsi, puisqu’un recours aux Nations Unies n’aurait pu avoir lieu. L’absurde résultat de la constellation de l’époque est que jusqu’à nos jours, il y a une ligne de cessez-le-feu entre la Corée du Nord et la Corée du Sud qui se trouve non pas sous le contrôle des Etats-Unis, mais formellement sous celui des Nations Unies.
La disparition soudaine de l’un des deux protagonistes, initiée par les événements de 1989 en Afghanistan et en Europe de l’Est, a mené par la force des choses à une constellation unipolaire, interprétée de façon erronée par beaucoup – et pas seulement par le soit disant vainqueur. La récupération de sa capacité de fonctionnement du Conseil de sécurité des Nations Unies (comme le constatèrent les observateurs internationaux lors des résolutions de 1991 relatives à la guerre d’Irak ou de la mise en place des tribunaux pour les criminels de guerre) ne fut pas l’expression d’un consensus moral, ni même d’un engagement commun en faveur de l’Etat de droit international, mais simplement le résultat de la nouvelle constellation unipolaire:
Avec la fin de la lutte pour la suprématie de la guerre froide, une seule entité pouvait dicter les décisions. L’unanimité au Conseil de sécurité – si l’on ne considère pas l’abstention de la Chine comme une opposition à l’obligation d’unanimité, selon l’article 27(3) de la Charte des Nations Unies – était, dans cette période au cours de laquelle la Russie d’Eltsine menaçait de s’effondrer – n’avait rien d’authentique et n’était pas non plus l’expression d’une affirmation commune vers les objectifs (de paix) des Nations Unies mais la conséquence de la faiblesse des membres permanents du Conseil de sécurité, ou plutôt de la peur des membres non-permanents (pour la plupart des Etats petits et moyens, dont le consentement aux résolutions contraignantes du Conseil de sécurité fut, dans certains cas, par exemple pendant la crise du Golfe de 1991, obtenu de facto par le chantage).1
Ceci n’était donc pas le prélude à une nouvelle politique de paix globale, mais le début d’une phase de diktats en politique mondiale par la superpuissance demeurée seule en course, l’«Hégémon global». La pose triomphaliste dans laquelle l’Hégémon formula ses exigences de pouvoir par la force sur la politique mondiale et d’obéissance collective portait déjà en elle le germe de l’échec (c’est-à-dire celui de la fin de la prédominance globale).

«La Barbarie du pouvoir» ou: les contradictions de l’unipolarité

Dans l’ivresse de la victoire, les USA initièrent après 1990/91 – en commun avec leurs vassaux – le projet d’un «nouveau siècle américain» (Project for the New American Century).2 Ils redéfinirent la notion d’«intervention humanitaire» (devenue plus tard euphémistique avec «Responsibility to Protect») qui devint bientôt le slogan avancé dès qu’il s’agissait de justifier les guerres d’agression menées pour la réalisation de leurs propres intérêts stratégiques et économiques (par exemple, lors du conflit du Kosovo en ex-Yougoslavie en 1999, en Afghanistan en 2001, mais aussi en Irak en 2003 et en Libye en 2011). «Officiellement», il s’agissait lors de toutes ces actions essentiellement unilatérales de «garantir» la protection des droits de l’homme, de la démocratie et de l’Etat de droit.
La période qui suivit la guerre d’Irak vit aussi le début d’un projet géopolitique des plus ambitieux – et menant à présent, sous nos yeux à tous, à un échec désastreux: la création d’un dit «New Middle East» (ou «Greater Middle East») dans l’objectif de transformer et réformer, selon les mœurs et les habitudes occidentales, la région du Proche- et du Moyen-Orient, y compris l’Afghanistan (en se référant avant tout à la démocratie et aux droits de l’homme) afin de les intégrer durablement dans la sphère d’influence occidentale.
Cette exigence véritablement totalitaire de rééducation, mise en œuvre avec un recours brutal à la force armée, a non seulement déstabilisé toute la région et durablement compromis la paix mondiale, mais également plongé les régions limitrophes de l’Europe dans une profonde crise politique – et je n’entend pas uniquement la politique de sécurité nationale – se manifestant tout particulièrement par la problématique toujours non résolue des réfugiés et de la migration. Sans la politique du «Regime Change» – la mutation violente du système de gouvernement – dont les Etats-Unis sont responsables, le phénomène de l’Etat islamique et de la terreur qu’il inspire n’existerait pas. Comme on le voit de façon de plus en plus flagrante, la société occidentale, consumériste et hédoniste a alimenté le développement de l’«Etat islamique» et partant, la motivation à commettre des actions violentes – confirmée par les déclarations d’un nombre croissant de mouvements islamistes dans d’autres régions du monde, comme par exemple à Mindanao – sans savoir s’y opposer autrement que par le recours à la technologie grossière des armes.
Dans cette configuration unipolaire, dans laquelle le pays dominant n’a cherché qu’à renforcer impunément sa domination mondiale sans craindre des mesures de rétorsion, la politique décrite a véritablement produit une instabilité géopolitique et une insécurité beaucoup plus importante que cela n’avait jamais été le cas à l’ère de la bipolarité – lorsque les deux concurrents dans la course à la domination mondiale se tenaient mutuellement en échec.
Malgré l’utilisation intensive du «hard» et du «soft power», l’Hégémon dans l’actuelle configuration unipolaire s’est montré et demeure incapable de remplir le vide politique qu’il a lui-même créé – en Irak, en Afghanistan, en Libye. Ses interventions ont au contraire déclenché un enchaînement incontrôlable d’événements impossibles à maîtriser, même avec des tirs symboliques de roquettes (comme récemment en Syrie) et l’utilisation d’une dite MOAB («Mother of all Bombs», en Afghanistan), pour ne rappeler que les exemples les plus récents – malgré la rhétorique martiale du haut commandement.
L’aveuglement typique de l’autocrate à l’égard d’une telle constellation s’est notamment manifesté dans la stratégie de sécurité nationale proclamée après les événements de 2001 par le président Bush jun. Le précepte directeur suprême est qu’il ne doit jamais y avoir de situation, dans laquelle une autre puissance atteindrait la parité militaire avec les Etats-Unis. C’est exactement ainsi que le président Bush junior l’a annoncé à l’époque (National Security Strategy of the United States of America, septembre 2002, chap. IX). Comme l’a démontré l’histoire, aucune puissance au monde n’est cependant en mesure d’arrêter le temps. Cette proclamation d’une stratégie de sécurité nationale me parut alors déjà l’exemple-type d’un refus de la réalité. C’est, je pense, cette volonté collective exacerbée du pouvoir qui pour finir se nie elle-même, en raison des implications quasiment névrotiques induites par ces aspirations à la puissance. Le monde, c’est-à-dire la communauté des peuples, est actuellement à nouveau témoin de ce genre de processus se déroulant selon le schéma action/réaction. Ici aussi, on pourrait parler de la «dialectique du pouvoir» que j’aimerais expliciter par deux aspects:
Premier aspect: la pression exercée par l’Etat usant de son droit de domination globale génère instantanément une résistance, c’est-à-dire, qu’elle pousse les peuples et les groupes de population concernés, justement parce que l’organisation de l’Etat en question a été détruite, à la résistance, et donc à se reformer – et cela de façon à faire sauter les frontières étatiques prévalant auparavant (cf. les événements survenus dans toute la région arabo-islamique au cours du dit «Printemps arabe»). Le mot-clé qui s’y rapporte – qu’on le veuille ou non, il faut regarder la réalité en face – a déjà été fourni par les idéologues de l’Etat islamique, il y a deux ans: Désintégration des Accords Sykes-Picot, donc la liquidation de l’ordre fixé par un traité secret vers la fin de la Première Guerre mondiale (1916) par des négociateurs britanniques et français, dont cet accord porte le nom, et qui avait décidé du sort de la région du Moyen-Orient. Cet ordre est à présent en train de se désintégrer définitivement. En ce qui concerne les aspects de pression et contre-pression et de la situation qu’à un certain moment les peuples se réorganisent, ces réflexions sont également engagées par des personnes auxquelles on ne s’attendait vraiment pas. L’an dernier, Zbigniev Brzezinski, conseiller en sécurité nationale du président Carter, a fait la même remarque en livrant ses réflexions sur le «Global Realignment» (in: The American Interest, avril 2016) et a expliqué pourquoi la superpuissance états-unienne doit renoncer à ses prérogatives de domination unipolaire et à s’inscrire à nouveau dans une alliance globale avec d’autres Etats (en mentionnant notamment la Russie et la Chine).
Second aspect: au niveau mondial, certains Etats commencent à former de nouveaux groupes, et ce tant sur le plan régional que sur le plan mondial. Un exemple pour le premier cas est la formation de l’Union eurasienne initiée par la Russie, mais également celui de la création du Shanghai Cooperation Council. Pour le second cas, le groupement d’Etats connu sous le sigle BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est un exemple. Concernant le premier aspect (donc l’aspect régional), je voudrais encore faire remarquer un détail actuel intéressant, c’est-à-dire le développement géostratégique dans les régions situées à l’est de l’Afghanistan. Je me réfère en particulier au «China-Pakistan Economic Corridor» (CPEC), donc le traité entre la Chine et le Pakistan concernant des projets de transport et d’infrastructure de la frontière chinoise jusqu’à la mer d’Oman, ce qui signifie finalement un détournement très clair de la puissance nucléaire du Pakistan, de son ancienne puissance protectrice – et cela pas n’importe comment et de façon secrète, mais désormais tout à fait ouvertement, ce dont j’ai pu m’assurer lors de ma récente visite à Islamabad.3 Ceci est une petite mais importante partie de la mosaïque régionale du développement global dû à ce que j’appelle la «dialectique du pouvoir».
Finalement, nous avons ici affaire à l’expression d’une perte de contrôle progressive dans le système unipolaire. Les groupements et les accords interétatiques que j’ai mentionnés – au niveau régional et mondial – ont initié une nouvelle dynamique de la politique mondiale et sont probablement les modules d’un futur ordre multipolaire, comme cela avait en principe été envisagé – il ne faut pas l’oublier – par les Nations Unies, l’année de leur fondation en 1945.

Multipolarité: parallélogramme des forces de la paix?

Ici, peut-être, nous devions marquer brièvement une pause et nous assurer de la nature de l’ordre dans le domaine interétatique et donc international. Il s’agit là d’un système complexe d’interactions à plusieurs niveaux. L’ordre, dans ce sens multidimensionnel, incluant les domaines économique, politique, militaire et socio-culturel, n’est jamais statique, mais dès son origine, dynamique. Il ne peut exister autrement que sous la forme dynamique. En ce sens, la stabilité d’un ordre mondial est toujours à comprendre de façon relative. La stabilité au sens strict est un idéal inaccessible. L’ordre mondial concret correspond toujours à un parallélogramme des forces, résultant de l’articulation des intérêts des acteurs étatiques – et dans notre monde de plus en plus globalisé – également non-étatiques. Inévitablement, cela conduit à une continuelle lutte pour l’influence – on pourrait aussi parler lapidairement d’une lutte pour le pouvoir, résultant de la volonté collective des citoyens de chaque Etat. Comme j’ai déjà mentionné, cette volonté n’est pas motivée d’emblée par une réflexion éthique, par exemple sur le principe de la réciprocité, c’est-à-dire du respect mutuel. Elle est plutôt guidée par la recherche naturelle d’un avantage que chaque gouvernement promet à son propre peuple pour se légitimer. La réalité des relations internationales est ainsi faite, que les réflexions normatives y sont secondaires et ne sont habituellement prises en considération que lorsqu’on réalise qu’une mise en œuvre brutale des intérêts particuliers à chaque Etat mène en définitive à un préjudice général. Prenant acte des contraintes de la realpolitik, on pourrait dire sans se résigner: «better late than never» (mieux vaut tard que jamais).
Le point de vue de la réciprocité est aussi essentiel pour le droit international. Il est en particulier la fondation normative de l’égalité souveraine des Etats. Donc, en tant que philosophe, je ne nierai pas que le principe de l’égalité souveraine puisse dériver en théorie également du droit humain. Toutefois, la réalité fait que l’actuel ordre mondial est le résultat plus ou moins spontané de l’articulation et de la réalisation d’intérêts de multiples acteurs à de multiples niveaux, dans un bouleversement continuel – et justement pas un état des relations interétatiques intentionnellement déterminé d’après un système de règles dont tous reconnaitraient la validité normative. S’il en était ainsi, l’histoire politique aurait touché à sa fin en 1945 avec l’entrée en vigueur de la Charte des Nations-Unies, car à partir de cette date aurait régné une paix durable dont les structures auraient défini les normes de la Charte et dont la sauvegarde était et demeure l’objectif principal de l’organisation mondiale.
Le fait est aussi que l’ordre mondial résulte souvent d’une guerre – cf. la fondation de la SDN à la suite de la Première Guerre mondiale, la fondation de l’ONU après la Seconde Guerre mondiale – déterminant pour un certain temps au moins les rapports de puissance. Les deux organisations ont fait leur apparition en tant que résultat d’un conflit mondial et leurs statuts reflétaient ou reflètent la configuration de puissances consécutive à la guerre précédente. Concernant l’ONU, cela implique en particulier le privilège de veto des cinq Etats vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Par l’ancrage de ce privilège dans la Charte (Art. 27) on a en quelque sorte figé le temps, c’est-à-dire on a voulu codifier dans la durée leur position de force. (On ne peut modifier la Charte sans le consentement de ces Etats.)
Mais là aussi, on est parvenu entre-temps à l’amère constatation – je le dis avec une certaine ironie – qu’on ne peut justement pas arrêter le temps. La configuration actuelle n’est plus celle de 1945. La communauté internationale traverse une phase de bouleversements, l’interrègne global, où la transition d’une constellation unipolaire vers une constellation multipolaire est provoquée par une volonté de pouvoir débordante et souvent belliqueuse.

Sécurité collective dans un monde multipolaire

Durant cette période de bouleversements, la Charte des Nations Unies pourrait cependant bénéficier d’une nouvelle pertinence, en tant que cadre normatif ou ensemble de règles applicable à l’équilibre multipolaire des pouvoirs en développement. On pourrait tout simplement considérer le système de sécurité collective des Nations-Unies comme le modèle d’un futur ordre de paix. Mais il n’est possible d’envisager un développement dans cette direction que si l’architecture du Conseil de sécurité est adaptée aux nouvelles réalités.
La structure de cet organisme doté d’un pouvoir quasi absolu – Hans Morgentau a parlé du Conseil de sécurité comme de la Sainte Alliance de notre temps – avec les cinq grandes puissances de l’époque (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Chine, Union soviétique/actuellement Russie) comme membres permanents dotés du droit de veto, est réellement multipolaire.
La Charte des Nations-Unies n’est pas une architecture adaptée à la domination unipolaire mais elle reflète justement la multipolarité de 1945, même si, par la suite la realpolitik (c’est-à-dire la politique de force) a abouti dans une configuration bipolaire. La capacité d’agir de cet organisme dépend, suite au droit de véto, inévitablement du consensus entre ces cinq pays, entre lesquels devrait idéalement exister un équilibre de pouvoir. C’était l’idée directrice lors de la création de la Charte durant la phase finale de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois l’architecture multipolaire de la Charte est assez vite devenue obsolète au cours de la guerre froide, puisque la dynamique du développement technique d’armement militaire allait dans le sens de l’équilibre des pouvoirs d’un système bipolaire entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, à l’intérieur duquel les autres membres permanents se sont finalement marginalisés et où le droit de veto mutuel de ces deux Etats a paralysé le Conseil de sécurité.
Du point de vue de la structure, ce qui avait été conçu en 1945 est aujourd’hui encore valable, quoique dans une intention différente – en faveur de la pérennisation voulue de la configuration de pouvoir de l’époque – notamment, qu’on ne peut garantir la paix entre des acteurs multiples, donc dans un cadre multipolaire, que de façon coopérative et pas par une compétition incontrôlée pour le pouvoir. C’est, à mon avis, l’essentiel de la sécurité collective selon le chapitre VII de la Charte de l’ONU. Il faut que soient notifiées, dans le consensus entre les membres permanents, les décisions menant à la garantie de la paix, c’est-à-dire également à la mise en œuvre de l’interdiction de la violence internationale. C’est là le sens réel du droit de veto, et non celui de la protection d’une politique de force effrénée, menée dans l’intérêt de chacun des cinq détenteurs du droit de veto.
Il faut cependant, pour éviter de susciter de faux espoirs, attirer également l’attention sur le fait que ce règlement, prescrivant entre les membres permanents le consensus sur les mesures de garantie de la paix, fait sens uniquement si, lors de décisions portant sur la guerre et la paix, l’une des parties en conflit est contrainte à l’abstention – ce qui n’est, cependant, présentement pas le cas. (La plupart des commentateurs de l’ordre mondial ne sont pas conscient de cette problématique.) Selon la Charte des Nations Unies, un membre permanent qui attaquerait un autre pays, peut empêcher toute décision du Conseil de sécurité en invoquant son droit de veto. Si le principe de partialité se trouvait ainsi nié au niveau national, cela signifierait que tous ceux qui ont enfreint la loi pourraient juger leur propre cas. De quelque façon qu’on tourne la situation, dans le domaine des Nations Unies selon l’art. 27 de la Charte, il en est ainsi.4
La «fine print», comme on dit en Amérique, est le plus souvent négligée par les idéalistes attendant tout ce qui est bon des Nations Unies. Celles-ci ne sont cependant pas aussi proches de la perfection qu’on voudrait qu’elles le soient – et elles ne peuvent pas non plus l’être, même si tout ce qui se trouve dans la Charte se réalisait au mot et à la virgule près: la Charte elle-même contient – suite au contrainte de la politique de force – des contradictions (donc des erreurs normatives) qui sapent le système.5
C’est précisément pour cela qu’il est décisif que l’architecture de la Charte conçue pour l’équilibre des forces entre les Etats sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale soit adaptée à la configuration multipolaire récemment formée. Celle-ci se dessine de plus en plus distinctement en réaction aux crises régionales et n’est pas – jusqu’à nouvel ordre tout au moins – un résultat de la Troisième Guerre mondiale. Espérons que cela restera ainsi.
Cette adaptation signifierait concrètement que les décisions du Conseil de sécurité soient prises pour la garantie de la paix ou plutôt pour la réalisation de la paix dans le consensus entre les différentes régions mondiales. Dans un monde multipolaire, on ne peut pas exclure des continents entiers – l’Afrique, l’Amérique latine, l’Asie du Sud-Est – de la prise de décision. Si c’est le cas à l’avenir, l’instabilité du système multipolaire se mettant en place ne fera qu’augmenter et les Nations Unies, se supprimeront elles-mêmes, c’est-à-dire se rendront obsolètes.
Ce que je veux dire par là, c’est qu’il faudrait mettre en place une réforme aux Nations Unies pour que les organisations régionales obtiennent le statut des membres perpétuels au Conseil de sécurité. Des exemples seraient l’Union africaine et l’Union européenne (cette dernière à la place des affiliations individuelles de la France et de la Grande-Bretagne). Si l’on s’en tient au veto – plus exactement: à l’obligation de consensus, car il n’est fait nulle part mention de la notion de «veto» dans la Charte –, cela signifierait que des décisions concernant la guerre et la paix, donc des décisions contraignantes selon le chapitre VII de la Charte, comprenant aussi le recours à la violence armée, devraient être inclues dans le consensus entre toutes les régions globales, afin qu’on n’accable pas simplement les plus faibles dans une confrontation bilatérale.
Cependant, il faut considérer le fait suivant: quel que puisse être le système de règlements interétatique, on ne peut imposer la paix. Il est primordial – et c’est là la philosophie de la Charte des Nations-Unies – de s’orienter sur le principe du consensus, ce dernier étant plus réaliste dans un cadre multipolaire que dans une configuration unipolaire, où la stabilité ne peut en fait être atteinte que par la contrainte.

Le dilemme nucléaire

Il existe cependant une sérieuse mise en garde dont la mention est un impératif d’honnêteté à notre époque d’armes de destruction massive. Je dois revenir ici sur un dilemme pratiquement insoluble, celui de la paix dans un monde multipolaire idéal, dans lequel diverses organisations régionales représentant à leur tour les intérêts d’Etats indépendants dans leur domaine, ensemble et dans le consensus – c’est-à-dire sans que les uns et les autres se contredisent – assumeraient leur rôle dans la garantie de la paix. J’entends par là les distorsions de la constellation du pouvoir par l’arme nucléaire – respectivement le potentiel de destruction.
L’ordre universel peut ainsi, comme il se profile actuellement, se développer dans le sens de la multipolarité – ce qui signifie aussi dans notre ère de globalisation que le niveau d’action politique classique des Etats nationaux, sur le plan économique et sur celui de la société civile, complète ou plutôt se superpose partiellement à la société de l’information. Les marges d’action politiques peuvent être aussi de plus en plus influencées ou même accomplies par des acteurs non issus du monde politique. Il s’agit là de la nature de la multipolarité conformément aux conditions de la globalisation. Mais tout équilibre de pouvoir, de quelque sorte que ce soit, sera déformé par le potentiel nucléaire d’acteurs indépendants, nonobstant leur propre poids – politique, social, financier, culturel – ou plutôt menacera de devenir complètement instable. Tout engagement crédible vers le consensus entre partenaires égaux en droits doit être considéré comme caduc, voire obsolète dès qu’un Etat prend l’option nucléaire en considération. Nous avons pris conscience de ce que cela signifie ces derniers jours et semaines, suite à l’aggravation de la crise de Corée. Tant que la réglementation en vigueur dans une constellation multipolaire n’apporte aucune réponse au déséquilibre du pouvoir suite à la possession des armes nucléaires, toute forme de paix se révèle précaire, même si par ailleurs existent de parfaits mécanismes fonctionnant d’équilibrage des intérêts au niveau global.
Bien que cela soit déplaisant de se l’avouer: compte tenu des armes de destruction massive, la paix n’est plus maintenant une qualité positive, mais uniquement une absence de guerre en raison de la dissuasion mutuelle. Il existe, depuis l’époque de la guerre froide, un terme technique pour décrire cet Etat de choses: «nuclear mutual deterrence». On désigne par ce terme une paix basée sur une méfiance fondamentale. Le tout demeure stable tant que personne ne s’écarte – en aucune circonstance – de cette méfiance. Une interdiction légale des armes nucléaires, comme justement on y repense actuellement – l’Autriche en étant ici le chef de file avec son ministre des affaires étrangères Kurz – doit rester finalement sans effet puisque le rejet des armes nucléaires ne peut justement être imposé à ceux qui les ont déjà en leur possession. Comme cela serait-il possible, autrement qu’avec l’utilisation d’armes nucléaires que ne possèdent pas les tenants de l’interdiction des armes nucléaires? Le désarmement volontaire, tel qu’on l’attend de la part des «petits» (on parle ici du potentiel nucléaire d’un Etat), reste cependant une illusion, tant que les soi-disant «grands», concrètement les Etats-Unis et la Russie, demeurent fixés sur leurs privilèges.
Il serait nécessaire de créer une constellation dans laquelle aucun Etat ne devrait se sentir menacé dans sa survie, ce qui toutefois referme le cercle vicieux de la politique de la paix. En effet, si la garantie d’une paix efficace n’est possible que par le désarmement nucléaire et que la volonté de ce désarmement dépend de ce que personne ne se sente menacé dans sa survie, c’est-à-dire que la paix domine, alors le déséquilibre existant se maintiendra entre puissances nucléaires et puissances non-nucléaires, prolongeant par là-même le danger de guerre pour une durée indéterminée. C’est, si absurde que cela paraisse, tout simplement une sorte de mouvement perpétuel dans la politique de force internationale.
Ce que je voulais dire par là est que le dilemme nucléaire ne peut pas non plus être résolu dans un cadre multipolaire tant qu’on ne le repensera pas d’un point de vue moral, c’est-à-dire dans la perspective d’une exigence commune de tous les Etats vers un refus des armes nucléaires. La petite Corée du Nord, économiquement faible et sans influence dans le domaine du «soft power» – c’est-à-dire de la propagande et de la politique d’information – en dehors de son propre Etat, peut quand même, en raison du simple fait qu’elle dispose d’armes nucléaires, entièrement déstabiliser l’équilibre régional et international du pouvoir, si elle est réellement capable – ou s’il faut sérieusement prendre en compte qu’elle en soit capable – de tirer une ogive nucléaire de manière ciblée, par exemple, sur Hawaï.
Il convient ici de reformuler une mise en garde de la realpolitik: toutes les mesures préventives et l’ensemble des règles pour la protection de la paix – que ce soit dans un cadre unipolaire, bipolaire ou multipolaire – restent précaires tant que certains Etats ne pensent pas pouvoir renoncer à l’arme nucléaire pour la protection de leur existence future. Cela vaut aussi pour les grandes puissances nucléaires dans la mesure, où elles voient leur survie compromise par une autre grande puissance. Ce point de la realpolitik – en tant que politique de force – est également en contradiction avec une norme essentielle du droit international, celle de la souveraineté nationale.
Le principe de l’égalité souveraine (ainsi qu’établi dans l’art. 2 al. 1 de la Charte des Nations-Unies) ne s’accorde pas avec le potentiel de menace des armes de destruction massive – et la paix ne peut dans ce cas être que temporaire, pour ainsi dire ad hoc, mais pas garantir sur la durée par la menace, la crainte ou même la peur d’une destruction mutuelle. Finalement, le potentiel de destruction nucléaire mène le sens de la dissuasion à l’absurde, car la menace nucléaire, si l’on réfléchit jusqu’au bout, joue avec l’idée de la fin de l’humanité.
Après l’analyse des oppositions et des dangers des relations internationales à l’époque nucléaire, je voudrais encore renvoyer en conclusion à un aspect positif d’un ordre universel multipolaire. La multipolarité de la constellation du pouvoir peut aussi signifier que des alliances se forment entre les acteurs indépendants, «coalitions of the willing» exprimé en termes modernes, pour des objectifs positifs, non-militaires – des alliances impossibles à développer dans un cadre unipolaire.
Cependant, chaque acteur – donc les Etats au nom de leurs peuples – a une bien plus grande marge de manœuvre que s’il était soumis à un seul hégémon, et une marge de manœuvre relativement plus grande que dans un système bipolaire, comme nous l’avons vu aux temps de la guerre froide, où la liberté d’action d’un Etat signifiait qu’il pouvait opposer la superpuissance no 1 à la superpuissance no 2.
Ce que cette plus grande marge de manœuvre pour une efficace garantie de la paix signifie – si nous mettons de côté un instant la distorsion engendrée par le potentiel nucléaire –, ne pourra être jugée dans son ensemble que lorsque le système de sécurité collective dans le cadre des Nations Unies, comme j’ai tenté de l’esquisser ici, sera adapté au développement d’un monde comportant plusieurs centres du pouvoir, c’est-à-dire, lorsque les diverses régions globales – et pas seulement, comme actuellement, les Etats du monde industrialisé – seront représentées sur un pied d’égalité au Conseil de sécurité.
Là-dessus se clôt le cercle de nos réflexions sur l’ordre de paix dans un monde multipolaire. L’idéal de la paix peut être considéré et propagée de manière sensée uniquement en prenant en compte la réalité de l’action humaine au sein du collectif. La sécurité collective a besoin – tant qu’il n’y a pas eu de victoire durable du Bien, ce qui serait une situation paradisiaque – d’une dissuasion crédible en deçà du seuil nucléaire. C’est exactement le sens des résolutions contraignantes du Conseil de sécurité, qui, dans une véritable (et pas seulement sur le papier) configuration de pouvoir multipolaire, sont non seulement plus crédibles, mais également plus efficaces et se rapprochent ainsi davantage de l’idéal d’un partenariat entre les Etats et les peuples que la «trêve» imposée par une ou deux puissances suite à leurs pouvoirs démesurés.    •

* Hans Köchler a fait partie de 1990 à 2008 du comité directeur de l’Institut de philosophie de l’Université d’Innsbruck. Aujourd’hui, il est président du groupe de travail autrichien pour la science et la politique, co-président de l’Académie internationale de philosophie et président de l’International Progress Organization qu’il a fondée en 1972. On ne peut ici rappeler que quelques-uns des points marquants de l’activité débordante de Hans Köchler. Les axes de recherche de Köchler sont, entre autres, la philosophie juridique, la philosophie politique et l’anthropologie philosophique, dans lesquelles ses résultats de recherche scientifique convergent sur de nombreux points avec les vues du cardinal polonais Karol Wojtyla, devenu plus tard le pape Jean Paul II. Hans Köchler s’est fait connaître dès le début des années soixante-dix par de nombreuses publications, des voyages, des rapports, et par sa participation, au sein de diverses organisations internationales, à un dialogue des cultures, en particulier le dialogue entre le monde occidental et le monde islamique. En 1987, le professeur Köchler a lancé, en collaboration avec le lauréat du prix Nobel Sean McBride l’«Appel des juristes contre la guerre nucléaire» et a en conséquence contribué à une expertise, selon laquelle la Cour de justice internationale a établi que l’éventuelle utilisation d’armes nucléaires était incompatible avec le droit international public. Hans Köchler a toujours pris position sur la question de la réforme des Nations Unies et a exigé leur démocratisation. Il a, en particulier, également pris position sur la question de la concrétisation du droit international, et s’est en cela opposé à une instrumentalisation politique des normes du droit international. Faisant partie des observateurs envoyés au procès de Lockerbie par Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations Unies, il a rédigé un rapport critique, paru en 2003 sous le titre «Global Justice or Global Revenge? International Justice at the Crossroads». Son impression était que le procès de Lockerbie s’était déroulé sous influence politique, et il en retirait l’exigence d’une séparation des pouvoirs ainsi qu’une totale indépendance de la juridiction pénale internationale. Le texte que nous reproduisons ici est la version retravaillée d’une intervention de Hans Köchler, présentée le 20 avril 2017 dans le cadre d’un séminaire organisé par la «Coopérative Zeit-Fragen».

1    Pour davantage de détails, cf. Childers, Erskine. Empowering ‹We the Peoples› in the United Nations, in: Köchler, Hans (Ed.). The United Nations and the New World Order. Vienne 1992, p. 25ss.
2    Sous cette dénomination a été créé en 1997 à Washington DC un laboratoire d’idées, dont ont
fait partie notamment le futur vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald ­Rumsfeld (de 1975–77 sous Gerald Ford et de 2001–2006 sous George W. Bush)
3    Colloque à la National Defence University of Pakistan sur le sujet «Islam and Modernity in an Age of Transition», Islamabad, 31/3/17
4    Pour davantage de détails, voir le texte de l’auteur: Das Abstimmungsverfahren im Sicherheitsrat der Vereinten Nationen, Kap. V (b) (1991).
5    Pour davantage de détails, voir la publication de l’auteur paraissant sous peu à l’Oxford University Press: Normative Inconsistencies in the Inter­national System (The Global Community – Yearbook of International Law and Jurisprudence 2016)

(Traduction Horizons et débats)

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