En Allemagne, menace de guerre monétaire

En Allemagne, menace de guerre monétaire

par Sebastian Müller et Heiner Flassbeck*

Après l’interview de Donald Trump accordée au journal «Bild» le 16/1/17, la confusion règne en Allemagne. Est-on vraiment si désemparé par le fait que le président américain comprenne ce qui ne va pas dans le commerce international?

A Makroskop nous avions déjà pressenti l’élection de Donald Trump à la présidence. Dès le début de la nouvelle année, il a menacé la Chine d’une augmentation de 45% des droits de douane sur les importations chinoises. Le sens dans lequel on allait s’orienter était dès lors annoncé clairement. Peu après le communiqué de Trump à la Chine, Heiner Flassbeck écrivait, le 13 janvier, un article sur «Trump et la Chine – un avant-goût de Trump et l’Allemagne» c’est-à-dire littéralement: «L’Allemagne devrait considérer de très près la façon dont Trump se comporte avec la Chine, car l’Allemagne, elle aussi, le pays du G-20 avec le plus fort excédent du ratio Import/Export (presque 9% du PIB), a quelque chose à perdre. Pour l’Allemagne, les Etats-Unis sont le partenaire commercial avec le plus grand déficit – environ 60 milliards d’euros par an. Plus tard, ce sera au tour du président Trump, lorsque son ministre des Finances exposera au Congrès le Currency Report annuel, de dénoncer, selon le point de vue des Etats-Unis, quels sont les plus grands pécheurs du commerce international».
Trump a cependant réagi beaucoup plus vite que nous l’avions supposé. Deux jours plus tard seulement, il a non seulement pris connaissance de l’importance du déficit en faveur de l’Allemagne, mais a également annoncé, lors d’une interview remarquable avec «Bild» et le «Times» les premières conséquences. Tout comme avec la Chine, le «président-élu» menace l’Allemagne de ne plus accepter de très forts déficits en matière de commerce mutuel. Le commerce n’est pas une voie à sens unique, voilà son principal argument. En outre, il menace les constructeurs automobiles allemands, notamment BMW, de pénalités douanières si les véhicules destinés au marché américain devaient être construits au Mexique. «Vous pouvez construire des voitures pour les Etats-Unis, mais vous serez taxés à hauteur de 35% pour chaque automobile entrant aux Etats-Unis». (Donald Trump)

Le mercantilisme allemand est illégal

Quand le président de la plus grande puissance économique de la terre exprime clairement une fois encore l’évidence selon laquelle le commerce ne peut être en aucune façon une voie à sens unique, comment peut-on le contester? Peut-on reprocher à Trump de penser sérieusement à réduire le déficit du commerce extérieur d’environ 800 milliards de dollars par an, ce dont d’autres présidents ont certes également parlé, mais sans entreprendre quoique ce soit concrètement contre les pays excédentaires?
Le président des Etats-Unis pourrait même obtenir gain de cause dans le cas du dépôt d’une plainte devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Car si Trump se met à taxer les produits d’importation allemands, ce serait conforme aux règlements de l’OMC: on peut légalement menacer les pays excédentaires pour protéger ses propres marchés intérieurs et sanctionner ces pays dans les cas extrêmes. Selon l’article XII de la Convention du GATT de 1947, il est évident que les forts excédents du commerce extérieur allemand sont illégaux: «[…] Any contracting party, in order to safeguard its external financial position and its balance of payments, may restrict the quantity or value of merchandise permitted to be imported […]. Contracting parties undertake, in carrying out their domestic policies, to pay due regard to the need for maintaining or restoring equilibrium in their balance of payments on a sound and lasting basis and to the desirability of avoiding an uneconomic employment of productive resources. They recognize that, in order to achieve these ends, it is desirable so far as possible to adopt measures which expand rather than contract international trade.» (Article XII: Restrictions to Safeguard the Balance of Payments 3a)
«[…] N’importe quelle partie contractante, pour sauvegarder sa situation financière externe et sa balance des paiements, peut limiter la quantité ou la valeur de marchandises autorisées à l‘importation […]. En mettant en œuvre leurs politiques intérieures, les parties contractantes s’engagent à dûment respecter le besoin de maintenir ou reconstituer l’équilibre dans leur balance des paiements sur une base saine et durable et à rechercher d’éviter une utilisation non rentable des ressources productives. Ils reconnaissent que, pour atteindre ces objectifs, il faut autant que possible adopter des mesures qui étendent plutôt qu’elles ne réduisent le commerce international.»
Selon la Convention, l’Allemagne devrait entreprendre ses propres mesures afin d’établir une compensation commerciale. Il s’agirait par là avant tout de mesures d’encouragement à l’importation de marchandises étrangères, car cela renforce les échanges et ne les freine pas. Il faut en outre remarquer que c’est une clause du contrat signé par l’Allemagne, dont l’observance est toujours strictement applicable à d’autres pays et aux Etats-Unis.
Au sujet des réactions du gouvernement allemand ainsi que de la majeure partie de la presse allemande, elles ne sont nullement justifiées. Frank-Walter Steinmeier, ministre des Affaires étrangères qui, après l’adresse de Trump à l’Allemagne, réclame que l’on observe les conventions internationales, aurait dû mieux s’informer avant de faire d’arrogantes déclarations: «Nous partons du principe qu’à l’avenir, notre partenaire américain s’en tienne lui aussi aux obligations du droit international et aux règlements de l’OMC».
Ce dont l’Allemagne ne s’est pas préoccupée jusqu’à présent, c’est que jusqu’à maintenant l’OMC n’avait ni appréhendé, ni sanctionné la politique de dumping salarial menée à l’abri du mur de protection de l’union monétaire. Mais comme toujours lors de questions juridiques, c’est peut-être le plaignant qui manquait.
Cependant s’ajoutent à cela les prescriptions de l’accord antidumping de l’OMC concernant uniquement la vente de marchandises ou les frais résultant des coûts de fabrication, qui en Allemagne ne sont pas  communiqués. En outre, il faudrait pouvoir s’épargner les plaintes du ministère fédéral de l’Economie, selon lesquelles l’«industrie allemande orientée vers l’exportation serait de plus en plus touchée par les mesures de distorsion de la concurrence de la part d’Etats tiers ainsi que par des mesures extérieures d’antidumping injustifiées». Celui qui vit dans une maison de verre ne peut pas se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Car pour une économie nationale, dont la part des exportations dans le PIB s’élève à près de 50%, une guerre monétaire, y compris la dévaluation du dollar, serait en tout cas un désastre.
L’article XII du GATT n’a pas non plus été souvent invoqué parce que presque toujours, d’autres possibilités plus élégantes ont été trouvées pour maintenir dans certaines limites les pays dont les excédents demeuraient élevés. Dans les années 1980, il y a eu des accords monétaires qui ont contraint d’autres pays, sous la pression des Américains, à digérer une dévaluation du dollar et même à le soutenir activement. Dans le cas de la Chine, dont la balance des paiements courants était fortement excédentaire, on a également exercé des pressions en direction d’une réévaluation. La Chine s’est alors décidée à céder aux pressions politiques des Américains et tout a été fait pour une augmentation des salaires à l’intérieur du pays, qui a ainsi perdu de sa capacité concurrentielle.

Les défenseurs allemands du libre-échange …

En l’examinant plus attentivement, la critique du protectionnisme de Trump par les médias n’est pas non plus dépourvue d’une morale à deux vitesses. Et ceci, pas uniquement parce que le gouvernement Obama pratiquait déjà le même genre de politique vis-à-vis de la Chine et, en septembre 2009, instaurait une taxe de 35% sur les importations de pneus d’automobiles en provenance de l’empire du milieu. Actuellement, l’UE projette, elle aussi, une augmentation de près de 265% sur l’acier et les produits métallurgiques chinois au lieu de la taxation exercée jusqu’alors de 20% – soit plus que décuplée, donc – tout comme sur certains produits en provenance des Etats-Unis. L’argumentation en faveur du sauvetage de la sidérurgie européenne et causée par la «concurrence déloyale» semble ici tout simplement «trumpienne»: donc, une guerre commerciale ou monétaire, au travers d’une politique de dévaluation compétitive, ne peut être mise sur le compte des Américains. Il est au contraire plus facile à comprendre qu’elle résulte inévitablement de la stratégie douteuse du commerce extérieur allemand, comme Flassbeck l’a établi dans l’article mentionné ci-dessus: «Ce qu’omettent l’Allemagne et la Chine: celui qui produit des excédents durable en matière de commerce extérieur, porte en effet préjudice aux pays en déficit, puisqu’il supplante par ses produits ceux des pays déficitaires en y exportant de plus le chômage. Quand il se produit des excédents et des déficits trop importants, les bienfaits de la prospérité ne sont pas répartis de façon équitable. Le pays excédentaire gagne à tous les coups alors que le pays déficitaire perd. Cela contredit l’idée même du libre-échange et la perspective selon laquelle, dans le libre-échange, tout le monde est gagnant.»
On doit ainsi réinterpréter les discours de Trump, par lesquels il s’affiche en faveur du libre-échange, mais pas à n’importe quel prix. Le républicain a évidemment perçu que ce sont les conditions déloyales qui expliquent le succès des exportations allemandes. «J’aime le libre-échange, mais cela doit être un commerce intelligent, pour que je l’appelle correct.»

…n’ont pas compris ce qu’est le libre-échange

La presse et la politique allemandes réagissent par une autosatisfaction obstinée et s’empressent comme d’habitude de défendre à l’unisson l’insoutenable position allemande. Jan Schmidbauer de la «Süddeutsche Zeitung» argumente de façon typique en faveur du point de vue allemand: «Que les entrepreneurs allemands sont beaucoup mieux représentés aux Etats-Unis que leurs compétiteurs américains en Allemagne», et ainsi, selon Schmidbauer, cela ne serait pas dû à des «conditions commerciales déloyales, mais à la haute qualité des voitures allemandes». Dans la même veine, le ministre de l’Economie Sigmar Gabriel pourtant compétent en matière de commerce international, sa proposition «encore plus géniale» pour une réduction du déficit des Etats-Unis: «Pour cela, les Etats-Unis doivent construire de meilleures voitures.»
Son collègue Wolfgang Schäuble n’est pas moins astucieux et sait que les excédents sont fondés sur la force de l’économie allemande. Et d’ajouter, afin de pousser l’absurdité à son maximum, que cette forte économie serait de plus une contribution importante pour l’Europe et une contribution de l’Union européenne pour l’économie mondiale.
En outre, dans un contexte correct du commerce international, cela ne dépend pas seulement de la qualité des produits, mais du rapport qualité-prix. Cependant, en exerçant depuis fort longtemps, à l’exemple de l’Allemagne, la pression politique sur les partenaires douaniers pour compresser les salaires, et revendiquant pour cela (selon Schäuble) la protection d’un Euro «bas» (qui reste «bas» parce que l’Allemagne avec sa réelle dévaluation affaiblit systématiquement les autres membres de l’euro-groupe), on viole les règles essentielles du commerce équitable. Des échanges équitables ne peuvent exister que si dans chaque pays les salaires augmentent en même temps que la productivité et l’inflation du pays et que les différences dans les objectifs inflationnistes sont égalisées par des dévaluations conséquentes et des réévaluations des monnaies nationales.

L’Europe, le «véhicule» de l‘Allemagne

Enfin, et ceci est réellement impressionnant, Trump semble aussi avoir compris (ou pressenti) que le problème du mercantilisme allemand ne concerne pas uniquement les Etats-Unis. Le dumping salarial allemand s’est avant tout exercé aux dépens des voisins européens. Ceux qui, comme l’Italie, ne trouvent d’échappatoire que dans une position excédentaire de la balance des paiements courants alors qu’ils doivent supporter un taux de chômage élevé et des années de récession économique, en important ainsi de moins en moins de marchandises. Si Trump définit l’Europe comme étant «le véhicule de l’Allemagne», il cible de façon étonnante très exactement cet aspect et ridiculise ainsi la position de Schäuble.
Après les diverses recommandations envoyées à l’Allemagne par l’administration Obama, voilà maintenant un président américain déclarant clairement et sans ambages: «Regardez la Grande-Bretagne, et regardez l’Union européenne, c’est-à-dire l’Allemagne. En fait, l’Union européenne est pour l’Allemagne le moyen de parvenir à ses fins. C’est pourquoi je trouve que la Grande-Bretagne a bien fait d’en sortir. […] Si vous me demandez mon avis: d’autres pays s’en iront aussi.»
La réaction de la chancelière a suivi hier: «Je pense que nous Européens, nous avons notre destin à prendre entre nos mains.»
Ce qu’elle n’a à l’évidence pas encore compris ou pas voulu comprendre: il n’y a plus d’Européens. D’aucuns oseront peut-être, suite aux critiques ouvertes émises par Trump, s’exprimer au cours des semaines à venir des vérités simples sur les mauvaises raisons de la crise de l’euro et de la domination allemande.    •

*    Sebastian Müller a étudié l’histoire, les sciences politiques et la germanistique à Darmstadt. En tant qu’auteur indépendant, il se consacre en particulier aux interactions entre l’économie et la société ainsi qu’à l’histoire économique. Depuis 2009, il dirige, dans ce contexte, le blog du collectif d’auteurs Le Bohémien. En octobre, son livre «Der Anbruch des Neoliberalismus» [«Les débuts du néolibéralisme»] est paru aux éditions Promedia.

Heiner Flassbeck est professeur honoraire à l’Université de Hambourg et a été chef économiste à l’UNCTAD et secrétaire d’Etat dans le ministère allemand des Finances fédérales. Ses domaines de prédilection sont la globalisation, la théorie du développement économique et la théorie monétaire et de change. Publications: «Die Marktwirtschaft des 21. Jahrhunderts», 2010; «Zehn Mythen der Krise», 2012; en collaboration avec Paul Davidson, James K. Galbraith, Richard Koo et Jayati Ghosh: «Handelt jetzt! Das globale Manifest zur Rettung der Wirtschaft», 2013.

Source: <link https: makroskop.eu deutschland-droht-ein-waehrungskrieg external-link seite:>makroskop.eu/2017/01/deutschland-droht-ein-waehrungskrieg/ du 18/1/17

(Traduction Horizons et débats)

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