Empathique, serviable et généreux

Repères dans l’éducation de nos enfants

par Dr. Eliane Perret, pédagogue curative et psychologue

Si vous souhaitez vous offrir de temps en temps un peu de détente en lisant un livre, nous vous recommandons les livres pour enfants et adolescents de la regrettée écrivaine suisse Olga Meyer (cf. Horizons et débats n° 21, 30 septembre 2019), qui ne sont malheureusement plus disponibles aujourd’hui hormis chez les antiquaires.1 C’est ainsi que je me suis récemment retirée dans le salon avec «Chrigi. Heitere und ernste Erlebnisse eines Bergbuben» (Chrigi. Expériences joyeuses et sérieuses d’un garçon de montagne) en m’asseyant sur le canapé. L’histoire m’a rapidement captivée, car elle fut source de profondes réflexions. J’ai été impressionnée par la manière dont Chrigi a acquis les vertus structurant une vie droite dans une famille qui maîtrisait sa vie de paysan de montagne dans des conditions très exigeantes. Il était également agréable de constater que les liens affectifs dépassaient largement le cadre de la famille et qu’une solidarité naturelle existait dans le cadre de la communauté villageoise en cas de besoin. J’ai donc rejoint intérieurement le monde de Chrigi et j’ai continué à me laisser aller à de nouvelles pensées.

«Je crois que ce petit oiseau va me guérir!»

Les aubergistes du village avaient un oiseau qui n’existait pas dans le monde de Chrigi jusque-là. C’était un canari jaune doré qui chantait magnifiquement. Le garçon écoutait son chant avec fascination en passant, mais l’oiseau faisait aussi plaisir à d’autres personnes, comme sa mère l’a fait remarquer une fois en passant. Chrigi avait déjà observé depuis un certain temps qu’elle était souvent triste, pour des raisons qui lui échappaient. «Le petit oiseau jaune pourrait-il la libérer de sa tristesse?», se demandait-il. Lorsque les aubergistes décédèrent dans un tragique accident, leurs biens – dont le canari – durent être vendus aux enchères. Cela ne laissa aucun répit à Chrigi, qui échafauda un plan pour acheter cet oiseau à sa mère. Il lui manquait encore l’argent nécessaire. Il chercha donc des moyens de le gagner et, après deux semaines d’aide rigoureuse à la construction d’une maison, il a obtint les sept francs nécessaires. Malgré ses efforts, le projet faillit échouer si une voisine n’avait pas secrètement soutenu ses efforts. Le jour de la fête de la mère, la cage avec l’oiseau jaune se trouvait sur la table et l’accompagnait désormais de son chant dans sa vie quotidienne. Quelque temps plus tard, la mère s’est dite, pensive: «Je crois que ce petit oiseau va me guérir!» Chrigi a vécu une expérience importante et encourageante qui a renforcé son sentiment d’efficacité personnelle, dit-on aujourd’hui. Un exemple d’une autre époque et pourtant très actuel dans son message!

De nature coopérative ou égoïste?

Qu’est-ce qui a bien pu pousser Chrigi à agir de manière altruiste? Etait-ce sa proximité émotionnelle avec sa mère? Son sentiment de responsabilité d’enfant pour le bien-être de celle-ci? Il va de soi que ces facteurs émotionnels individuels jouent un rôle important et doivent être suffisamment valorisés. Nous disposons aujourd’hui de résultats importants et éclairants issus de la recherche sur l’attachement et de la psychologie individuelle. La compassion de Chrigi ne m’a toutefois pas semblé être une exception rare. Au début de la pandémie Corona, de nombreux enfants et adolescents s’étaient par exemple spontanément proposés pour faire des courses ou d’autres tâches pour des personnes âgées qu’ils ne connaissaient pas, ou avaient utilisé leurs connaissances numériques pour faire la lecture à quelqu’un. Qu’a donc dit la science à ce sujet?

Une caractéristique inhérente à l’être humain 

Pendant longtemps, deux points de vue ont dominé le débat à ce sujet: «Les êtres humains sont naturellement serviables les uns envers les autres et sont corrompus par la société», telle était la position de certains. «Les enfants naissent purement égoïstes et leur capacité à coopérer est due à leur capacité à intérioriser des normes et des valeurs culturelles. Pour cela, l’éducation est nécessaire», argumentaient les autres. En revanche, l’état actuel de la recherche établit clairement qu’il n’y a pas de choix entre les deux, mais que le comportement altruiste est le fruit d’une interaction entre la biologie, l’éducation et les conditions sociales. La compassion spontanée, le fait de soutenir l’autre lorsqu’il en a besoin, est une caractéristique inhérente à l’être humain qui doit être encouragée et consolidée par l’éducation. Un travail de recherche minutieux a été mené pour mieux cerner cet aspect. Il s’est porté sur la question de l’aide, du partage de biens importants et de la transmission d’informations essentielles dans la vie commune humaine. On s’est ainsi rapproché des racines phylogénétiques et ontogénétiques de l’altruisme. 

Aider spontanément dès le plus jeune âge

En 2006 déjà, Felix Warneken et Michael Tomasello, deux psychologues et anthropologues qui travaillaient à l’époque à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionnaire de Leipzig, avaient attiré l’attention sur le fait que des enfants âgés de 18 mois donnaient volontiers un coup de main aux personnes en difficulté, même s’ils ne les connaissaient pas. Des enfants qui portaient encore des couches et apprenaient à peine à parler reconnaissaient déjà comment aider quelqu’un. Les deux chercheurs ont élaboré une série de tests au cours desquels les petits devaient effectuer différentes tâches.2 Ainsi, lorsqu’il étendait du linge, M. Warneken a laissé tomber des pinces à linge sur le sol, hors de sa portée. Pendant les dix premières secondes, il a essayé sans succès d’attraper les pinces à linge. Lors des tentatives suivantes, il a établi un contact visuel avec l’enfant et, après vingt secondes supplémentaires, il a dit: «Ma pince à linge!» Presque tous les enfants ont aidé au moins une fois et dans 84 pour cent des cas, ils l’ont fait dans les dix premières secondes, avant même que M. Warneken n’ait pu attirer leur attention sur son problème. Mais il n’a jamais demandé directement à l’enfant de l’aider, ni ne l’a remercié ou récompensé spécialement lorsqu’il lui a apporté la pince à linge. Il s’est même avéré que les récompenses conduisaient les enfants à moins aider spontanément à l’avenir. Les chercheurs ont supposé que la récompense sapait la motivation intrinsèque des jeunes enfants. C’est une conclusion importante au vu des thérapies (d’apprentissage) très répandues aujourd’hui, qui travaillent de préférence avec de telles stimulations!

«Voilà la cuillère …» – L’intentionnalité partagée

Mais ne se pourrait-il pas que les petits aient déjà ramassé des pinces à linge et que cela ne soit pas nouveau pour eux? Peut-être aimaient-ils ranger ou cherchaient-ils à maintenir le contact avec l’adulte par un jeu? M. Warneken a réfuté ces objections avec d’autres tâches plus compliquées. Il a involontairement fait tomber une cuillère par un trou étroit dans une boîte munie d’une trappe par laquelle on pouvait récupérer des objets. Le scientifique a agi comme s’il ignorait l’existence de cette trappe. Les enfants l’ont aidé à leur tour. Mais seulement s’il s’était auparavant efforcé en vain de sortir la cuillère de la boîte par le trou, et non s’il l’avait fait tomber intentionnellement. Grâce à un grand nombre d’autres études, les chercheurs ont affiné leurs conclusions et éliminé les éventuelles hypothèses erronées grâce aux installations expérimentales. Le comportement des enfants était surprenant et exigeant. Pour pouvoir apporter l’aide nécessaire dans de telles situations, ils doivent à la fois comprendre l’objectif de leur prochain et être motivés pour l’aider. On parle donc d’une intentionnalité partagée, d’une intention commune. 
    Le comportement altruiste de Chrigi n’avait donc rien d’exceptionnel – du moins à l’époque –, car les enfants de deux ans ont déjà la volonté et la capacité de s’engager pour les autres, même s’ils n’en tirent aucun bénéfice. Ils prennent même des risques et interrompent par exemple un jeu passionnant pour apporter leur aide. Cette disposition leur vient de leur prédestination sociale. Elle doit cependant être encouragée, développée et cultivée par les éducateurs. Alfred Adler, le fondateur de la psychologie individuelle, avait déjà attiré l’attention sur ce fait. 

Pas seulement chez l’être humain

Les chercheurs n’ont pas limité leurs tests à l’espèce humaine mais se sont également penchés sur le comportement des chimpanzés, les parents primates les plus proches de l’homme, pour savoir si l’altruisme est un comportement enraciné dans l’évolution. Pendant les expériences, les chimpanzés ont aussi aidé spontanément, mais seulement dans le cadre de tâches simples. Ce qui laisse supposer que l’aide spontanée a des racines profondes dans l’évolution de l’homme et qu’elle fait partie de l’espèce humaine. – Toujours est-il qu’un comportement altruiste ne se limite pas à aider quelqu’un à atteindre un objectif. Partager des ressources (comme la nourriture) et des informations importantes afin de résoudre un problème est beaucoup plus exigeant.
    Les tests montraient également que les petits enfants avaient tendance à partager généreusement des récompenses de manière égale. Plus âgés, ils préfèrent les enfants avec lesquels ils avaient déjà échangé et où ils avaient fait de bonnes expériences.
    Donc, déjà étant petits les enfants aident spontanément, aiment partager et s’entraident avec des informations importantes.

Pas seulement moi, les autres aussi …

Chrigi partageait aussi ses trésors avec ses frères et sœurs et ses amis. Un jour, impressionné par sa volonté d’aider et son sens des responsabilités, un marchand de bétail lui donna une pièce de monnaie pour la foire. Il alla de soi que Chrigi invita ses frères et sœurs moins âgés à l’accompagner et réfléchit à la façon de les faire passer des heures heureuses. N’est-ce pas cette expérience de s’engager pour quelque chose ou quelqu’un et de prendre du recul au profit d’autres qui manque aujourd’hui à de nombreux enfants? Il faudrait les instruire et servir de modèle.
    C’est le père de Chrigi qui lui servait entre autre de modèle. En hiver, une classe venant de la ville passait son camp de ski près de la maison de Chrigi. Un jour, quand Chrigi rentra de l’école, un élève ayant eu un accident de ski et se trouvant sur la grande luge en bois dans la salle de séjour fut porté sur cette luge du père qui le transporta ainsi avec précaution car le transport dans la vallée n’était pas sans danger. Chrigi suivit son père afin de le pouvoir aider à ramener la luge lourde.

Venir en aide et accepter de l’aide

Chrigi voyait aussi qu’on venait en aide à sa famille. En hiver, une avalanche avait enterré leur ferme. Maintenant, les voisins et les habitants de leur village les aidaient quand le père leur demandait de l’aide. Ainsi, on sauva la vie de la mère et de ses enfants en dégageant la neige. Mais la ferme était démolie et leur existence anéantie. Les élèves du camp de ski se sentaient très touchés par la détresse de la famille et proposèrent spontanément à leur professeur d’aider à reconstruire la maison, ce qui fût fait. Ne se souvient-on pas de l’aide spontanée que beaucoup de jeunes proposèrent lors du début de l’épidémie du coronavirus?

Interaction entre biologie, 
éducation et conditions sociales

Chrigi m’a donc inspiré à faire des réflexions importantes – la psychologie appliquée. Il est encourageant de voir que les petits enfants se montrent déjà empathiques, serviables et généreux et aiment donner des informations importantes. Ils y sont prédestinés de par leur nature, il ne faut pas les forcer. Toujours est-il que le fondement du développement altruiste est une interaction entre biologie, éducation et des conditions sociales.
    Quand les enfants grandissent, les expériences de la vie sociale et les traditions culturelles ont un impact plus grand. Il leur faut des parents qui les guident en expliquant les valeurs et les traditions de leur propre culture, tout en corrigeant toute sorte de conduite indésirable. En dehors de la famille, ce sont l’école et l’Etat qui sont responsables de la façon dont ils traitent la génération suivante. Enfant, j’ai eu la chance d’écouter l’histoire de Chrigi à la radio. L’auteure Olga Meyer a voué son livre aux petits et aux grands auditeurs. Il plairait sûrement aux enfants d’aujourd’hui. Mais il ne s’agit pas de glorifier les «les bons vieux temps». A l’époque, les gens avaient des situations difficiles à surmonter et le progrès fait depuis est une bénédiction. Donc, les parents et tous ceux qui travaillent dans l’éducation peuvent s’appuyer sur ce savoir scientifique bien fondé. C’est la base sur laquelle nous pouvons tous aussi surmonter des situations difficiles tout en coopérant.
    Cette connaissance de la nature sociale, de la disposition innée de s’aider mutuellement peut être la base d’une coexistence plus pacifique dont nous dépendons tous. En être conscient et le mettre en pratique présente notre contribution personnelle à la paix. 



Les livres d’Olga Meyer dressaient le portrait des enfants et des jeunes qui vivaient dans la vallée du Töss et dans la ville de Zurich. Ils montrent les conditions de vie et le mode de vie dans la première partie du 20èmesiècle. Voir Perret, Eliane. «Nous devrions réapprendre à voir avec le cœur. Réflexions à l’occasion du 130eanniversaire d’Olga Meyer»Horizons et débats no 21 du 30 septembre 2019
Warneken, Felix. «Der Ursprung der Kooperation beim Menschen: Neue Einsichten aus der Forschung mit Kindern». Exposé-clé du congrès «Kinder, Jugend und Gesellschaft VIII»/2016 – Festspielhaus Bregenz (Autriche) – organisé par «Netzwerk Welt der Kinder». A voir sur YouTube: https://swisscows.com/video/watchquery=Felix%20Werneken&id=DD70E141064066CDD58DDD70E141064066CDD58D, consulté le 26/12/2021

Sources:

Meyer, Olga. (1964) «Chrigi. Heitere und ernste Erlebnisse eines Bergbuben». Aarau et Frankfurt sur Main: Sauerländer
Tomasello, Michael. (2010) «Warum wir kooperieren». Berlin: Suhrkamp
Warneken, Felix; Tomasello, Michael. «The Developmental and Evolutionary Origins of Human Helping and Sharing». In: The Oxford Handbooks of Prosocial Behavior; www.oxfordhandbooks.com
Warneken, Felix; Tomasello, Michael. «Varieties of altruism in children and chimpanzees». In: Trends of Cognitive Sciences. 2009 Sept. 13(9): p. 397–402; 
www.academia.edu

 

La pince à linge de l’expérimentateur (visible dans le miroir) est tombée par terre. Le petit garçon l’observe et la lui apporte. – Les enfants de 18 mois donnent déjà volontiers un coup de main aux personnes en difficulté. Pour cela, ils doivent à la fois comprendre l’objectif de leur vis-à-vis et être motivés pour l’aider. On parle donc d’intentionnalité partagée, d’une intention commune. (photos screenshots du swisscows.com; ©Warneken/Tomasello)

 

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