«Ethno-pluralisme» – le nouveau racisme célèbre joyeusement son retour, et pas uniquement à l’extrême droite

par Tobias Salander

Est-ce que l’époque où le racisme était banni par des dispositions pénales et mal vu dans le discours public serait une époque révolue? Un coup d’œil sur notre planète nous confirme que l’Europe et les Etats-Unis continuent de porter un regard unilatéral, occidental et généralement raciste sur le monde. Car où sont les voix de l’Asie, de l’Amérique latine et de l’Afrique dans nos médias de masse? Par exemple sur la guerre actuelle en Ukraine? Comme bien d’autres, Kishore Mahbubani de Singapour, l’un des 100 intellectuels les plus importants du moment selon Newsweek, ne se lasse pas de confronter l’Occident à son passé colonialiste et raciste. Mahbubani a d’ailleurs intitulé l’un de ses livres «Can Asians think?» (Les Asiatiques sont-ils capables de penser?), tendant ainsi un miroir (post-)colonialiste à l’Occident. La recherche académique moderne sur le racisme ne cesse de le présenter dans un nouvel emballage: «ethno-pluralisme» est l’un de ces nouveaux termes, le nouveau tuyau, qui ne contient et ne transporte pourtant que le vieux vin du racisme classique malfaisant fondé sur la couleur de peau et l’origine. Le repérer, c’est le rejeter en bloc.

A première vue, on pourrait confondre «ethno-pluralisme» et pensée multiculturelle. Mais c’est une erreur. La «Deutsche Bundeszentrale für politische Bildung» (Centrale fédérale allemande pour l’éducation politique), proche du gouvernement, définit le terme «ethno-pluralisme» dans l’usage scolaire comme suit, en le situant clairement du côté de la «nouvelle droite»: «Avec le terme ‹ethno-pluralisme›, la nouvelle droite désigne un concept théorique sensé expliquer le racisme typique de l’extrême droite de manière nouvelle et moins attaquable. Les critiques le qualifient de ‹racisme sans races›. Le mot ‹ethno-pluralisme›, composé du grec ‹ethnos› (peuple) et du latin ‹pluralis› (pluralité), véhicule l’idée de ‹diversité des peuples›». Le terme serait emprunté à un certainHenning Eichberg, théoricien de la «nouvelle droite». Mais les précurseurs de ce concept se trouveraient déjà à l’époque du Troisième Reich, chez l’antisémite et idéologue du sang et du sol Carl Schmitt. Les ethno-pluralistes partaient de «caractéristiques» fondamentales et immuables des groupes humains. Ils évitaient toutefois les raisonnements biologistes, comme le faisait le racisme classique: «Au lieu de cela, ils affirment que les peuples possèderaient des identités culturelles immuables» et que le mieux serait que les peuples puissent vivre séparés les uns des autres. Plus un peuple est homogène sur le plan culturel, plus il serait fort. Ils ignoraient totalement l’influence culturelle réciproque qui a toujours déterminé la vie des hommes. Comme le racisme classique, l’ethno-pluralisme exclurait en fin de compte les personnes d’autres cultures et fournirait la justification idéologique de la violence à leur encontre.1

    Ce que la Centrale fédérale définit ici et qui, avec Carl Schmitt, se rattache aux périodes les plus sombres de l’histoire allemande, soulève, au vu de la «russophobie» mise en scène par les médias dans le contexte de la crise ukrainienne, la question de savoir si ce nouveau racisme, pour autant qu’il soit vraiment nouveau, n’existe pas également en dehors de la nouvelle droite. Il faudrait toutefois définir ce que l’on entend exactement par «nouvelle droite» et si toutes les personnes s’étant opposées verbalement à des mouvements d’immigration massifs comme celui de 2015 en Allemagne doivent pour cela être soupçonnées de racisme. Il va de soi que l’extrémisme de droite est d’une toute autre nature, négative et violente, et qu’il doit être condamné avec la plus grande fermeté. Qu’il se présente sous l’apparence de néonazis occidentaux ou de membres ukrainiens du régiment Azov n’a aucune importance.

«Changer de cap idéologique» et
«sauver la civilisation»?

Si l’on s’intéresse à la nouvelle notion d’«ethno-pluralisme», les médias de masse nous offrent du matériel visuel à foison. Et les exemples dépassent de loin la limitation à la «nouvelle droite». Exemple 1: la «Neue Zürcher Zeitung» du 5 mai ouvre ses pages à Vladislav L. Inosemzew, présenté comme le directeur du Centre d’études post-industrielles de Moscou. L’ancien boursier de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (Société allemande de politique étrangère) à Berlin, un laboratoire d’idées transatlantique fondé en 1955 en collaboration avec le Council on Foreign Relations et Chatham House, doit accepter qu’on lui demande s’il ne commet pas un délit d’ethno-pluralisme lorsqu’il explique que la lutte actuelle de l’Ukraine et de la Russie n’est «pas une lutte entre l’Europe et l’Asie, mais une lutte entre l’Europe d’aujourd’hui (ou de demain) et l’Europe d’hier». La Russie serait bien un produit de l’Europe, «mais pas de l’Europe réelle d’aujourd’hui, sinon d’une Europe imaginaire du passé», donc le produit d’une culture passée et donc arriérée, qui nous serait étrangère. Avec la Russie, l’Europe serait confrontée aux «abîmes de son passé». Et il ne serait pas certain qu’il soit possible de «changer de cap idéologique et de la sauver sur le plan de la civilisation», «comme autrefois l’Allemagne nazie». Comparer la Russie à l’Allemagne nazie, et ce aux alentours du 9 mai, date à laquelle les Russes commémorent leurs 27 millions de morts, massacrés par la Wehrmacht et les SS d’Hitler! Et pourtant, sur la place Rouge, lors de la célébration de la victoire du 9 mai, le président russe a remercié les soldats des puissances occidentales qui, avec les Russes, ont donné leur vie contre la barbarie nazie. Une barbarie que l’Occident avait (trop) longtemps acceptée les yeux fermés, politique d’«apaisement» oblige. Et que dirait un véritable «Asiatique» des accusations d’Inosemzew? Kishore Mahbubani par exemple? Ou Pankraj Mishra?

Les Russes ne sont pas des Européens?
La vie n’est pas importante pour eux?

Deuxième exemple: que faut-il penser des déclarations d’une Florence Gaub, membre affiliée à l’OTAN du Future Council on Frontier Risks du World Economic Forum? Ne remplit-elle pas elle aussi les conditions de l’ethno-pluralisme lorsqu’elle lâche, lors d’un débat avec Markus Lanz sur la chaîne allemande mainstream ZDF2, que «même si les Russes ont l’air européens, ce ne sont pas des Européens»? Les Russes auraient «un autre rapport à la violence […], un autre rapport à la mort». Les Russes, c’est-à-dire tous ceux qui se considèrent culturellement comme des Russes, contrairement aux Ukrainiens et aux autres Européens! Elle poursuit en faisant appel à des préjugés ancestraux: «La Russie a par ailleurs une espérance de vie relativement faible. Je crois que c’est 70 ans pour les hommes. Euh, alors forcément … on gère, ma foi, différemment le fait que des gens meurent». On se frotte les yeux: le fait que la Russie ait chuté au niveau d’un pays du tiers-monde dans les années 1990, après l’effondrement de l’Union soviétique, notamment en ce qui concerne l’espérance de vie, «grâce» à une «stratégie de choc» néolibérale (Naomi Klein) orchestrée par l’Occident, ne semble pas digne d’être mentionné par l’ancienne major de l’armée française. Pas plus que l’imbrication séculaire de l’histoire intellectuelle, économique et sociale de l’Europe occidentale et de la Russie. Faut-il y voir l’illustration d’une approche classique de l’ethno-pluralisme? Ou comprendre qu’il est question de «sous-hommes slaves»? De «hordes des steppes asiatiques» peut-être, pour qui la vie a moins de valeur que pour nous? L’expression «sous-homme slave» n’a pas été prononcée, car l’invitée de ZDF a finalement ajouté que si les Russes paraissent seulement européens sans l’être vraiment, elle entendait cela d’un point de vue «culturel». Ce faisant, elle confirme largement la définition du nouveau racisme donnée par la Centrale fédérale. De plus, les déclarations de Gaub correspondent à la déshumanisation de l’adversaire voulue par la propagande de guerre.

Documents de
Yad Vaschem piétinés

Troisième exemple: sur le site web de Yad Vaschem, le mémorial israélien de la Shoah (Holocauste) et son centre de référence mondial, on trouve des fiches descriptives sur d’innombrables racistes d’obédience antisémite. On y trouve notamment le texte suivant sous le mot-clé «Stepan Bandera»: «Bandera, Stepan (1909–1959), leader nationaliste ukrainien. Bandera a rejoint l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et est rapidement devenu un dirigeant de l’organisation en Ukraine occidentale, alors sous domination polonaise. Au début des années 1930, Bandera a pris le contrôle de l’OUN, qui encourageait au soulèvement armé pour la cause de l’indépendance ukrainienne. Lorsque le ministre polonais de l’Intérieur fut assassiné en 1936, Bandera fut arrêté et condamné à la prison à vie. Mais lorsque les Allemands envahirent la Pologne en septembre 1939, il a été libéré par les Soviétiques [probablement à la suite du pacte Hitler-Staline,ts.] et s’est installé dans la Pologne occupée par les Allemands. Lors de la conférence nationale de l’OUN en 1940, Bandera a provoqué une rupture au sein de l’organisation; ses partisans, la majorité du groupe, voulaient un soulèvement armé. Avant l’invasion de l’Union soviétique par les Allemands en juin 1941, Bandera a aidé les nazis à mettre sur pied deux bataillons de reconnaissance ukrainiens dans leur armée. Il a en outre organisé des unités qui accompagnaient les troupes allemandes en Ukraine afin de former le gouvernement et la police sur place. Bandera et ses compères considéraient les Soviétiques et les Juifs comme leurs principaux ennemis. Après l’invasion allemande de l’Union soviétique, les suiveurs de Bandera ont proclamé l’établissement d’un gouvernement ukrainien indépendant à Lvov le 30 juin 1941. Les Allemands y étant fermement opposés, ils déportèrent Bandera à Sachsenhausen, où il resta en contact avec ses camarades et fut finalement libéré en septembre 1944. Bandera dirigea l’OUN jusqu’à son assassinat en 1959.»3

    Cet antisémite, haineux envers les citoyens soviétiques, devrait aujourd’hui être persona non grata, toute autre attitude serait une insulte envers les 6 millions de Juifs assassinés par les nazis lors de la Shoah et les 27 millions de citoyens soviétiques également assassinés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais il n’en est rien: dans un article du «Neue Zürcher Zeitung am Sonntag» du 15 mai 2022, consacré à l’ambassadeur ukrainien en Allemagne, Andrei Melnik, on lit: «Pour Melnik, le chef des partisans ukrainiens et collaborateur nazi, Stepan Bandera, est lui aussi un ‹héros›. Il lui a même rendu hommage en déposant des fleurs sur sa tombe». Et avec une franchise étonnante, le chroniqueur de la NZZ avoue ensuite: «Dans le débat public, cette critique contre Melnik ne joue toutefois presque aucun rôle». Et pourquoi pas? Pour la même raison que les qualités artistiques ne sont plus demandées au Concours Eurovision de la chanson? Et que l’on peut faire le salut hitlérien sans commentaire et en toute impunité? Tout cela parce que les Ukrainiens font «partie de notre culture», à la différence des Russes? Donc là aussi un racisme déguisé tant bien que mal en ethno-pluralisme? Sommes-nous revenus au point où l’on peut haïr des groupes ethniques parce que ce sont des groupes ethniques? A qui l’on peut également retirer la propriété parce que ce sont des groupes ethniques ostracisés? Le droit de propriété, qui est un bien précieux dans une démocratie, sera-t-il aussi bientôt rayé et supprimé lorsqu’il s’agit d’autres personnes impopulaires? De Chinois, par exemple? Ou même de dissidents politiques? Les nazis appelaient cela «Sippenhaft» (responsabilité du clan), sans vouloir cacher cette pratique ouvertement raciste.

Le modèle suisse
comme prophylaxie du racisme

Que le racisme soit fondé sur la biologie ou l’ethno-pluralisme, qu’il soit le fait d’une «nouvelle droite» ou de transatlantiques farouches, la famille humaine pourrait tout de même être plus avancée dans son développement. Les pays dont la législation comporte des paragraphes antiracistes seraient bien inspirés d’inclure l’ethno-pluralisme dans leur législation, y compris de provenance transatlantique, et de poursuivre les incitateurs à la haine, y compris les médias qui véhiculent de tels contenus.

    Mais il serait encore mieux de développer la prophylaxie contre le racisme de toute coloration. Et là, on peut citer en exemple le modèle de la Suisse avec sa structure étatique fédéraliste, qui favorise et garantit une cohabitation pacifique entre des personnes de langues et de cultures différentes. Il suffirait d’avoir la volonté politique de le faire!

1https://www.bpb.de/themen/rechtsextremismus/dossier-rechtsextremismus/500773/ethnopluralismus/    

2Extrait vidéo avril 2022, émission de Markus Lanz, https://dahemm.de/thomas-roeper-ueber-seine-reise-in-den-donbass/ 

3https://www.yadvashem.org/odot_pdf/Microsoft%20Word%20-%205935.pdf       

 

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