La situation dans le monde impose une attitude droite à la Suisse

Se plier devant l’OTAN et l’UE bellicistes n’est pas une politique viable

par Marco Polli*

Enserrée au milieu de l’Europe et de ses grandes puissances du XIXe siècle, la Suisse a acquis la reconnaissance internationale de sa neutralité en 1815, au Congrès de Vienne. En 1847–48, au risque d’une intervention des puissances de l’Ancien régime, qui soutenaient le Sonderbund, la Diète a mis fin à la sécession par une courte opération armée en limitant les dégâts, car, comme l’avait déclaré le Général Dufour, «il faudra vivre avec les vaincus». Dans la foulée, les vainqueurs ont créé en dix mois une démocratie directe unique en Europe, comprenant une subtile répartition des pouvoirs afin d’assurer son unité dans le respect de sa diversité, accordant à ses citoyens un large pouvoir décisionnaire1, et a mis sur pied d’égalité ses communautés linguistiques et culturelles. Ce qui nous garantit depuis 174 ans la paix civile et celle avec nos voisins.

    Mon pays a fait quatre choix civilisationnels fondateurs: neutralité, paix, indépendance et résolution des conflits par la négociation. Je n’ai nulle intention de nous en laisser dépouiller par des campagnes médiatiques guerrières unilatérales. Le débat est essentiel à la démocratie et il a ses exigences: la liberté d’expression, la pluralité des opinions et des sources, le respect des faits et des règles de civilité. Ernst Bollinger2, spécialiste de la presse suisse, s’inquiétait, dans les années 1970 déjà, de la disparition depuis fin 1950 des 350 périodiques d’opinion diffusés après-guerre qui, couvrant un très large spectre, permettaient de se forger son opinion. Concernant l’Ukraine, nos médias quasi unanimes diffusent depuis huit ans les informations émanant principalement des services de l’OTAN, diabolisant une Russie caricaturée par l’image dégradante de son président.

Le poids de l’histoire

Si l’on veut comprendre les événements en Ukraine, il faut remonter aux lendemains de la guerre froide, à l’heure de la liquidation de l’URSS et des engagements pris de part et d’autre pour ouvrir sur un monde pacifié.

    Le 31 juillet 1991, les présidents Gorbatchev et Bush-père signaient l’accord START I (Strategic Arms Reduction Treaty), engageant leurs deux pays à réduire leur arsenal nucléaire stratégique et à respecter le statu quo d’après-guerre. Les ministres des affaires étrangères de France, Allemagne, Grande-Bretagne, Russie et des Etats-Unis, réunis dans la foulée, ont pris acte de la décision de la Russie de rendre leur indépendance aux satellites de l’URSS, et de son exigence, comme gage de paix, que l’OTAN ne soit pas étendue à proximité de ses frontières. Dans une interview du 1er mars 2022 à Sud-radio, Roland Dumas, qui y représentait la France, en rappelle les modalités, et aussi que c’est l’Ukraine qui a entrepris les démarches pour intégrer l’Union européenne (UE) avec l’OTAN. Elle ne l’a certainement pas fait de son propre chef.

Une stratégie cousue de fil blanc

Objectivement, l’Ukraine, la Russie et l’Europe avaient tout à gagner à l’instauration d’une bonne entente garantissant la paix et la prospérité de l’Europe du Nord d’ouest en est. D’autant plus que l’Ouest est largement tributaire de la Russie pour son approvisionnement en gaz et en pétrole. Mais alors, qui avait intérêt à rompre la chaîne reliant l’Est à l’Ouest de l’Europe?

    A peine entré en fonction, avec une majorité précaire et contestée, Joe Biden s’est laissé aller à traiter Poutine de «tueur». En fait, sa rupture avec une paix tacite entre les deux grandes puissances obéit à des considérations géopolitiques fondées sur l’opposition à une ouverture de l’Europe à l’est avec l’accès à un immense marché et ses ressources, renforcée par le gazoduc Nord Stream 2 et la planification de l’oléoduc Droujba (amitié) de 4 000 km, reliant l’Allemagne directement à la Russie jusqu’en Sibérie. Le gouvernement américain avait tout tenté pour dissuader Merkel de s’engouffrer là-dedans, en vain.

De quelle Europe parlons-nous?

Tirant les leçons de la guerre, de Gaulle avait préconisé une Europe des nations de l’Atlantique à l’Oural, qui constitue son espace naturel, intégrant deux des trois grandes puissances victorieuses du nazisme, à savoir, Russie et Grande Bretagne. Il s’agissait de mettre en commun ce qui l’unit, en conservant des prérogatives nationales, comme les Etats-Unis aux 50 étoiles, et la Suisse avec ses cantons et communes. Il n’avait aucune sympathie pour le communisme, mais, visionnaire, il misait sur une dynamique politique de paix, qui conduirait à la prospérité commune indispensable à l’établissement de la démocratie.

    Et c’est une bien étrange Union européenne, amputée de la Russie par allégeance aux Etats-Unis, qui ont tout fait pour l’écarter, et de la Grande Bretagne, qui l’a quittée. De Gaulle la qualifiait de «machin». Jacques Delors, dans un éclair de lucidité, déclarait en 1985: «On ne peut pas tomber amoureux d’un grand marché». Les peuples ne s’y sont jamais identifiés: appelés, en mai et en juin 2005, à se prononcer au suffrage universel sur le Traité constitutionnel européen qui en définissait les orientations, les citoyens français puis hollandais l’ont rejeté à 54,7 % et 61,6 %. La Commission européenne décida qu’on se passerait désormais de l’avis des peuples.

Un arbre se reconnaît à ses fruits,
et une politique à ses conséquences

Si l’on part des conséquences, la guerre d’Ukraine est une véritable catastrophe pour la majorité des Européens, déjà précarisés par la crise du Covid, et confrontés désormais à une explosion des prix des matières premières. L’Europe avait absolument besoin de la paix afin de pouvoir engager toutes ses ressources pour une relance à la hauteur des besoins, aussi bien économiques que politiques, ressoudant des populations largement divisées. Au contraire, jouant les gros bras, ses dirigeants se sont employés à dilapider 450 millions d’euros pour fournir des «armes létales (sic)» à l’Ukraine. En clair: ils ont choisi la guerre contre la relance.

    Dotée d’armes nucléaires, l’OTAN avait été conçue contre l’URSS, dissoute le 25 décembre 1991. Dans une volonté d’apaisement, faute de pouvoir supprimer l’OTAN, ce qui aurait été logique, on s’était entendu pour qu’elle ne s’étende pas jusqu’aux frontières de la Russie. C’était un compromis raisonnable et respectable. On a du mal à comprendre la stratégie des dirigeants de l’UE, qui ont pour le moins manqué de discernement. En suivant aveuglément l’Oncle Sam, ils n’ont pas vu que l’Europe était visée au même titre que la Russie.

    Contrairement aux croyances d’idéologues désinformés, des politologues, des anthropologues, et d’autres spécialistes s’étant penchés sur la réalité russe s’accordent sur le constat que Vladimir Poutine a non seulement redressé son économie, ruinée sous Eltsine, mais aussi qu’il s’est efforcé jusqu'au bout à vouloirune paix avec l’Europe et les Etats-Unis. La Russie a des ressources dues à l’immensité de son territoire et aux richesses de son sous-sol, qui lui procurent une relative autarcie dont ne dispose pas l’Europe désunie, et il est douteux que les sanctions puissent la mettre à genoux. En revanche, elles ont renforcé une extrême droite slavophile, jusqu’alors minoritaire, qui aspire à reconquérir les territoires perdus et qui se montre prête à en découdre avec l’UE, ce qui a obligé le gouvernement russe à réorienter sa stratégie et à nouer d’autres alliances.

Notre rapport à l’Europe

La Suisse entretient des relations diversifiées avec chacun des pays européens, de l’Atlantique à l’Oural3. Or, à ce jour, il n’a pas été fait état d’un contentieux direct entre la Russie et la Suisse qui justifierait des sanctions, d’autant plus que, sur le plan économique, notre pays a tout intérêt à maintenir de bonnes relations avec elle. On ne peut en dire autant d’une Union européenne qui s’est autorisé des ingérences inacceptables dans notre politique intérieure, assorties de sanctions pénalisant nos échanges scientifiques au nom de sa conception de la libre circulation. Plus avisée que certains voisins3, la Suisse s’est, en effet, dotée par le suffrage universel d’une politique de l’immigration équilibrée tenant compte de sa capacité d’accueillir des étrangers dans de bonnes conditions. De même, elle n’a pas souhaité adhérer à l’UE pour sauvegarder ses prérogatives démocratiques. Celle-ci reste néanmoins un partenaire, parmi d’autres.

    Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, il n’était pas raisonnable d’associer la Suisse aux sanctions européennes.

Pour la paix dans le monde
et la relance en Suisse

On ne dirige pas un pays démocratique dans l’urgence fondée sur des débordements émotionnels et des anathèmes, mais avec des arguments rationnels permettant l’échange, dans le respect des mandats du peuple et de nos élus, de nos lois et de notre Constitution, en prenant le temps nécessaire à de bonnes décisions. Dans l’immédiat, elles sont de deux ordres.

    D’une part, de très larges couches de la population – salariés, petits commerçants, chômeurs, retraités – ont été précarisées par la crise du Covid, voire ont basculé dans la pauvreté, alors qu’elles doivent faire face au renchérissement des denrées de première nécessité. Elles doivent bénéficier de notre solidarité confédérale. Dans cette situation particulière, notre pays doit resserrer les liens qui unissent ses citoyens en les mobilisant sur la base d’un vaste plan de relance.

    D’autre part, forte de sa neutralité et d’une diplomatie active sur tous les continents, la «petite» Suisse est parvenue à se faire reconnaître comme un lieu de paix propice à des négociations. Fondatrice de la Croix-Rouge, elle abrite l’ONU, l’OMS et d’autres institutions prestigieuses de dimension mondiale qui contribuent à sa prospérité. Face à la guerre en Ukraine, elle avait une carte à jouer conforme à sa nature particulière.

    En 2014–15, Didier Burkhalter, alors qu’il présidait l’OSCE4, a conduit les négociations avec les dirigeants allemand, français, ukrainien et russe qui ont abouti aux accords de Minsk. Resté sans effet, un deuxième, dit Minsk 2, devait entrer en vigueur le 15 février 2015. C’est dès le lendemain que la Suisse aurait dû faire entendre sa voix pour appeler les belligérants à le respecter, et réagir aux déclarations de Zelenski qui fanfaronnait en proclamant qu’il ne le respecterait pas. Qu’elle ne l’ait pas fait est un acte manqué. Qu’elle ait adopté, sept ans plus tard, des sanctions unilatérales, est une faute politique.

    À moins de miser sur une guerre mondiale, ou la destruction totalement illusoire de la Russie, il fallait prévoir qu’un jour où l’autre il y aurait des négociations. Le fait que la première conférence après l’échec de Minsk 1 et 2 se tienne à Ankara, sous l’égide d’Erdogan, est un signal fort qui devrait nous alerter. Car c’est à Genève, siège de l’ONU, au cœur de l’Europe, qu’aurait pu et dû se tenir cette conférence. Hallucinés par leurs propres phantasmes, les dirigeants et thuriféraires de l’UE n’ont même pas compris qu’ils s’étaient mis hors-jeu. Et sans doute pour longtemps. Par un aveuglement semblable, le Conseil fédéral, en s’associant à ses sanctions, a vendu notre position privilégiée sur le plan international pour un plat de lentille aux conséquences imprévisibles à long terme. Est-ce rattrapable?

Et maintenant?

Le moins que nos autorités puissent faire, c’est de renoncer immédiatement à toute sanction contre qui que ce soit afin de pouvoir réorienter une diplomatie ouverte tous azimuts. Fortes de cette pacification de nos relations internationales conforme à la vocation de notre pays, elles pourront se consacrer à une relance intérieure en faveur de la population suisse durement touchée par la crise du Covid.

    La solidarité avec des victimes de guerre est un sentiment noble. De très nombreuses personnes se sont engagées de bonne foi pour une action humanitaire en faveur de l’accueil de réfugiés ukrainiens. Mais l’action humanitaire ne peut ni ne doit jamais être instrumentalisée pour une propagande partisane sanctionnant l’une des parties appelées à participer à des négociations conduisant à la paix. Les forces politiciennes qui s’y emploient à le faire, abusent de leur bonne foi, car les sanctions perpétuent un état de tension qui éloigne les perspectives de paix, et accroît le nombre des victimes.•

1654 objets soumis au peuple suisse de 1848 à 2021, sans compter les votations cantonales et communales.

2Admirateur de de Gaulle, Vladimir Poutine avait élargi la formule à «de Lisbonne à Vladivostok»

3L’afflux en France d’immigrés inintégrables est à l’origine de graves troubles intérieurs (cf. «Les territoires perdus de la République»). En témoigne le refus des citoyens français comme des hollandais du Traité constitutionnel européen.

4Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe


 

 


*Marco Polli, auteur, enseignant, publiciste et metteur en scène, résidant à Genève, professeur émérite d’allemand, de français et de philosophie aux deux collèges genevois, Collège Voltaire et Collège Calvin, a étudié et publié intensement sur des questions culturelles, linguistiques et politiques. Dans le cadre de ses activités en matière de politique linguistique, l’auteur a également présidé la commission préparatoire de l’Association suisse des professeurs de lycée. Il a procédé à la reformulation de l’article sur les langues, dans la Constitution fédérale suisse, au sujet de la nouvelle instauration supplémentaire et problématique de l’anglais au détriment des langues nationales suisses.

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