Divergences de vues entre nombre d’Allemands et l’élite au pouvoir

Arrogance de certains notables vivant à l’ouest de l’Allemagne envers leurs concitoyens habitant l’est du pays

par Karl-Jürgen Müller

Après un premier sondage réalisé en 2019, la Fondation Friedrich Ebert, proche du SPD allemand, a récemment publié pour la seconde fois une vaste enquête concernant le statut de la démocratie en Allemagne (84 pages, https://www.fes.de/studie-vertrauen-in-demokratie , téléchargeable), intitulée: «La confiance en la démocratie en temps de crise». Les auteurs de l’étude tentent de présenter les résultats des sondages sous un jour favorable, tout en étiquetant avec «nostalgie de l’austérité passée» ou «idées conspirationnistes» toute opinion déviante de leurs attentes. Les résultats du sondage valent le coup d’œil; encore une fois, on y voit la grande différence entre l’opinion publiée (celle des «élites» au pouvoir) et l’opinion publique réelle, surtout en ce qui concerne les «nouveaux länder» situés à l’est de l’Allemagne. Il faut donc s’arrêter sur quelques-uns de ces points éclairants.

L’étude repose sur un sondage par téléphone et en ligne, réalisé auprès d’Allemands âgés de 18 ans et plus on droit de vote. L’enquête a été menée par l’institut de sondage «Infratest dimap», du 11 juillet au 9 août 2022.

Sombre avenir

84 % des sondés estiment qu’en Allemagne, pour les générations à venir, les choses iront un peu (48,9%) ou même beaucoup moins bien (35,1%). Plus loin dans l’étude, on apprend en plus que 75,3% des personnes interrogées ont déclaré être plutôt ou tout à fait d’accord avec l’affirmation selon laquelle la cohésion de la société est en baisse.
    Quelles sont les raisons profondes susceptibles d’expliquer que tant d’Allemands aient une perception tellement négative de leurs conditions politiques et sociales? Quelle est la raison de ce profond pessimisme et de l’impression de menace pesant sur la cohésion sociale?
    Les cinq points de préoccupation les plus souvent cités par les personnes interrogées sont: l’évolution du climat (80,1% vraiment préoccupant à très préoccupant), la haine et l’hostilité régnant dans les rapports sociaux (80% vraiment ou très préoccupant), la guerre (76,3 % vraiment ou très préoccupant), la perte de la sécurité sociale (73,5% vraiment ou très préoccupant), ainsi que l’inflation (73,3% la classant en tant que vraiment ou très préoccupante).

La démocratie allemande,
une gestion qui provoque l’insatisfaction

La majorité des personnes interrogées (51,3%) se sont déclarées peu ou pas du tout satisfaites de la manière dont fonctionne la démocratie en Allemagne. Cette insatisfaction est plus palpable parmi les couches populaires où son taux atteint 67,2% des personnes interrogées, et 66% dans l’est du pays. Pour 50,5% l’état de la démocratie allemande s’est plutôt ou même nettement détérioré ces dernières années. 68,2% des personnes interrogées se déclarent être plutôt ou tout à fait d’accord avec l’affirmation que le système allemand n’offre pas suffisamment d’opportunités de participation à ses citoyens en dehors des élections. Face à la proposition selon laquelle il n’y a plus vraiment de différence entre la façon de gouverner des différents partis – SPD, die Grüne, FDP ou CDU/CSU – 50,9% déclarent être plutôt ou tout à fait d’accord.
    Seuls 24,5% des personnes interrogées affirment que la démocratie représentative du modèle allemand est pour eux le meilleur modèle constitutif au fonctionnement démocratique; 33,4% seraient favorables à un gouvernement d’experts issus de la société civile («expertocratie») et 41,1%, à la démocratie directe. Là encore, à plus de 50%, ce sont les couches les moins favorisées qui seraient les mieux disposées envers le modèle de la démocratie directe. Rien d’étonnant à cela, les classes populaires étant parmi les grands perdants de la politique menée ces dernières années et n’exerçant pratiquement aucune influence sur les décisions politiques qui les concernent directement.
    En ce qui concerne les partis et leurs militants, le sondage annonce des résultats tout aussi décevants, surtout pour le gouvernement actuel. Les soutiens des Verts préfèreraient, à plus de 40%, une «expertocratie» à la démocratie représentative (35,9%), tandis que les voix en faveur de la démocratie directe sont au plus bas avec seulement 22,6%. Dans leur scepticisme à l’égard de la démocratie directe, les partisans du FDP et du SPD s’alignent davantage sur ceux des Verts, de manière plus pertinente que les partisans des autres partis présents au Bundestag allemand. Qui plus est,  les partisans du FDP, sont encore plus nombreux (45,4%) que ceux des Verts à préférer une «expertocratie» à la démocratie représentative actuelle (laquelle ne fait que 23,3%). Voilà pour ce qui concerne le degré de confiance dans les citoyens et dans la démocratie actuellement au pouvoir de la «coalition rouge-vert-brun» [Ampel-Regierung en allemand].

La majorité des votants ne croit pas
au bon fonctionnement des institutions de base

Abstraction faite de la Cour constitutionnelle fédérale, encoreà l’abri de toute contestation, la majorité des personnes interrogées (disposant de leur droit de vote, je le répète) n’a aujourd’hui que peu, ou plus du tout, confiance dans les institutions politiques qui sont à la base du fonctionnement de la démocratie allemande. Cette méfiance se concrétise par rapport au gouvernement fédéral (avec 57,6%), au Bundestag (57,7%), à la Commission européenne (68,5%), aux syndicats (52,4%) ainsi qu’aux organisations patronales (64,9%). Même verdict des personnes interrogées par rapport aux médias. A 58,2%, les sondés n’ont que peu, ou plus du tout, confiance dans les médias grand public, ce score négatif atteignant même les 68,3% concernant les médias privés régissant la télévision et la presse.
    A la question concernant concrètement les problèmes majeurs façonnant la démocratie allemande actuelle, c’est l’affirmation suivante qui a été choisie à la majorité écrasante: «Les promesses électorales de base sont rarement mise en exécution». Selon le sondage, ce sont donc 81,7% des citoyens allemands qui estiment qu’il s’agit là d’un «grand ou d’un très grand problème».

Le lavage de cerveaux intégré dans l’enquête elle-même

La formulation des cinq affirmations au choix montre à quel point «l’étude» pourtant annoncée fiable manipule les énoncés des réponses à cocher. Dans sa façon d’exagérer les affirmations dont il fallait réaffirmer la véracité (ou les refuser à titre d’idées complotistes) se révèle la manipulation la plus évidente. Voilà donc comment elles se présentent: «Le monde occidental a conspiré contre la Russie et Poutine afin d’étendre son propre pouvoir», «Les élites dirigeantes ont pour objectif de remplacer le peuple allemand par des immigrés», «Le gouvernement a induit les angoisses parmi la population lors de la crise sanitaire du Covid afin d’imposer des restrictions massives des droits fondamentaux», «Le coronavirus est une arme biologique qui a été délibérément mise au point dans le but de nuire» et «Les scientifiques exagèrent délibérément les risques du changement climatique afin d’en retirer plus de profit et de reconnaissance pour leurs recherches». Il n’est donc pas étonnant qu’une majorité des personnes interrogées ne soit pas du tout ou plutôt pas d’accord avec ces affirmations visiblement creuses. En dépit de la manipulation évidente, la part des sondés d’accord avec ces affirmations se situe à 18,1% (plutôt) et 36,3% (tout à fait).
    L’affirmation selon laquelle «Le monde occidental conspire contre la Russie et Poutine pour renforcer son propre pouvoir» est jugée très différemment selon l’orientation politique des sondés. Sans surprise, c’est parmi les partisans des Verts que le taux d’approbation est le plus faible, avec seulement 11,9%. Autre situation chez les partisans d’autres partis au Bundestag allemand. 36,7% des électeurs du FDP, 57,1% des électeurs de l’AfD, 34,2% de la mouvance Die Linke et 34,9% des partisans de «Freie Wähler» (électeurs libres) estiment qu’il y pourrait y avoir du vrai dans l’assertion concernant l’Occident et ses relations avec la Russie. Et le taux concernant cette question atteint même 35,6% chez les non-votants. Ce sont les personnes interrogées en Allemagne des nouveaux länder (à l’est) qui sont le plus souvent plutôt ou tout à fait d’accord avec cette affirmation, et ceci à 44,8%.

Le mépris du gouvernement pour ses concitoyens
vise surtout les Allemands de l’Est

Après le 17 juin 1953, lorsqu’un soulèvement populaire a été violemment réprimé en RDA, Bertolt Brecht, qui vivait en RDA après son exil, a composé son poème critique devenu ensuite célèbre, intitulé «Die Lösung» (la solution).

La Solution

Après le soulèvement du 17 juin
Le secrétaire de l’Union des écrivains
Fit distribuer des tracts dans la Stalinallee.
On y lisait que le peuple
Avait déjoué la confiance du gouvernement
Et ne pourrait reconquérir cette confiance
Que par le travail redoublé. Ne serait-il
Pas plus simple que le gouvernement dissolve
le peuple
Et en élise un autre?1

Bertolt Brecht 1953

C’est ainsi que Brecht caractérisa il y a près de 70 ans, l’attitude des élites alors au pouvoir en Allemagne de l’Est, attitude aujourd’hui remise en vigueur – face aux citoyennes et citoyens de la partie Est de la nouvelle Allemagne – sous une autre forme. Il y a quelques semaines, une brève à la une des journaux a traité des déclarations du président du conseil d’administration de la maison d’édition Axel-Springer, Mathias Döpfner, à propos des Allemands de l’Est: «Les Ossis sont soit des communistes, soit des fascistes. [Ils sont passés] de l’empereur Guillaume à Hitler, puis directement à Honecker, sans avoir bénéficié entre-temps d’une rééducation américaine». Döpfner s’est vu contraint de s’excuser – mais en dépit de cette gaffe impardonnable il est resté président du conseil d’administration d’un des plus grands groupes de médias allemands. Le président du directoire des éditions Axel Springer n’est pas un cas isolé. Dans un livre paru en février 2023,  Dirk Oschmann, professeur de littérature allemande moderne à Leipzig, l’a résumé de manière précise: comme par le passé, les Allemands de l’Ouest occupent presque tous les postes de direction dans l’administration, l’économie et la société dans cette Allemagne réunie depuis le 3 octobre 1990. La faute en est attribuée aux Allemands de l’Est eux-mêmes. Selon Oschmann, les élites Ouest-allemandes tentent de leur imposer une «identité» est-allemande qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. On colle sur les Allemands de l’Est des étiquettes comme le populisme, le manque de compréhension de la démocratie, le racisme et les mythes conspirationnels. Plus de 30 ans après la chute du mur, l’Ouest se définit toujours comme la norme et l’Est comme une déviance de cette norme.
    Par contre, si les souhaits et les réalisations des actuelles élites de l’Allemagne de l’Ouest se conforment à cette norme, rien d’étonnant à ce que de très nombreux Allemands de l’Est s’en écartent. Quant à moi, face à une telle «déviation» je n’ajouterai que «Dieu merci!»•

1Trad. Hd selon Bernard Umbrecht, ds. Bertolt Brecht, Heiner Müller et le 17 juin 1953 en RDA, esquisse, publiée le 16 juin 2013 sur www.lesauterhin.eu, consulté le 16/05/2023.

La différence, la vraie et la fausse

«Il est vrai que la plupart des Allemands de l’Ouest, libéraux et ouverts au monde, célèbre les sites étrangers et ce qu’ils offrent de diversité, ils voyagent dans le monde entier et admirent les cultures lointaines qui se désignent par leur divergence, leur exotisme et leur altérité, valorisées comme particulièrement précieuses. Mais là, il faut pourtant veiller à avoir affaire à la «bonne» différence et non à celle qui est «fausse» qu’incarne la partie Est de notre pays dont on a peur, que l’on exclut, dont on se moque, que l’on raille et que l’on rabaisse. Cette fausse différence fait l’objet de tolérance zéro. C’est ainsi que l’Allemagne de l’Ouest fait de sa partie à l’Est un étranger dans son propre pays.»

(Cité de: Oschmann, Dirk. Der Osten: eine westdeutsche Erfindung; Berlin 2023, p. 134f., trad. Hd.)

 

 

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